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THE LADYKILLERS (1955), Alexander Mackendrick

Ca fait déjà un moment que j'ai vu au cinéma le film des frères Coen, mais j'y resongeais en ce début d'hiver à propos d'écharpes, en repensant à celle gigantesque d'Alec Guiness dans la version initiale, version qu'il ne faudrait pas oublier sous prétexte de cet excellent remake. C'est vrai que le film des Coen, en plus d'être drôle, est visuellement superbe, mais, même si Tom Hanks à lui seul y est formidable, le casting grandiose de la première version mérite vraiment le détour.


Paul LAFARGUE (1842-1911), Le Droit à la paresse

Paul Lafargue, a publié un petit texte, moins massif et moins rigoureux que l'oeuvre de son beau-père Karl Marx, mais nettement plus drôle et, ce qui est plus important encore, bien plus pertinent. Alors que Marx fonde une méthode d'analyse, mais établit des constats et des projections aujourd'hui dépassés, Lafargue, en rejetant le dogme du Travail, pose des vérités plus que jamais d'actualité : le travail est une ineptie dès lors qu'il ne se limite pas à la simple production du nécessaire, la surproduction pour le profit maximal est une folie qui entraîne la naissance de cette autre folie qu'est la surconsommation, le machinisme permet un gain de productivité qui doit bénéficier à tous et non à quelques uns et devrait désormais permettre à chacun de travailler moins pour se développer librement, la lutte contre le chômage ne peut se fonder que sur une distribution équitable entre tous du travail nécessaire au bien-être de la communauté (ce qui implique ici encore une diminution de la quantité de travail pour chacun). Lafargue développe à peine plus ces idées qu'elles ne le sont ici, estimant sans doute qu'elles vont de soi une fois qu'on a simplement eu le courage de les énoncer malgré l'idéologie dominante, et la revendication concrète qu'il en tire est tout aussi simple et claire, c'est la journée de travail de trois heures.

Loin d'être absurde, Le Droit à la paresse mérite absolument d'être lu, d'autant que, si le développement argumentatif est fort succint (ce qui ne signifie pas indigent), Lafargue est un styliste et un polémiste savoureux, qui passe son temps à se foutre des idéologues bourgeois ("depuis le péniblement confus Auguste Comte, jusqu'au ridiculement clair Leroy-Beaulieu"), des capitalistes, et plus encore des travailleurs crétins qui se tuent à la tâche et qui en redemandent.

"A propos de la durée du travail, Villermé observait que les forçats des bagnes ne travaillaient que dix heures, les esclaves des Antilles neuf heures en moyenne, tandis qu'il existait dans la France qui avait fait la Révolution de 89, qui avait proclamé les pompeux Droits de l'homme, des manufactures où la journée de travail était de seize heures, sur lesquelles on accordait aux ouvriers une heure et demie pour les repas."

"Cessez de braire et écoutez un économiste ; il n'est pas un aigle, ce n'est que M. L. Reybaud, que nous avons eu le bonheur de perdre il y a quelques mois ..."

Lafargue définit "nos moralistes" comme ayant "mission d'excuser et d'autoriser les vices" des puissants : voilà qui n'est pas sans évoquer les Finkielkraut, les Val, les Elisabeth Lévy et autres tartuffes de notre temps !

 


Fritz LANG (1890-1976)

"Le cinémascope, ce n'est pas fait pour les hommes. C'est fait pour les serpents ou les enterrements."

 

M le Maudit

Pour la symbolique sexuelle des vitrines devant lesquelles s'arrêtent le tueur et sa victime, on peut dire que Lang n'y est pas allé avec le dos de la cuillère !

Une simple intuition, qu'il faudrait vérifier, mais il me semble que les gansgters de la scène du procès final, et en particulier ceux qui se tiennent en haut de l'escalier, ont influencé, au niveau des costumes comme des attitudes, les gangsters de Tintin en Amérique. Les deux étant de 1931, ça paraît possible.

En revanche, cette date me laisser sceptique quant aux interprétations qui veulent voir dans la pègre qui juge le tueur une incarnation des nazis, qui n'étaient pas encore au pouvoir et n'avaient sans doute pas encore le "visage" qui inspire ces interprétations a posteriori du film. Il semble qu'on soit plus simplement dans une réflexion sur la loi et la justice, sur les dangers d'une justice rendue hors du cadre légal (thème que Lang reprendra en particulier dans Fury), ainsi que sur la question de la responsabilité d'un délinquant psychopathe. Mêler le nazisme à cela, c'est donner un rôle bien étrange aux femmes qui, dans cette assistance, expriment un point de vue de mères : point de vue vengeur rejeté par Lang au profit de la Loi, mais point de vue qu'il laisse tout de même s'exprimer et qu'il paraît un peu choquant d'associer arbitrairement au nazisme.

L'arrivée hors-champ de la police (les types se ruant sur M se figent soudain, mains en l'air) est une belle trouvaille.

A noter aussi la présence dans ce film d'Otto Wernike, que Lang réutilisera, dans Le Testament du Docteur Mabuse, dans le même rôle, celui du policier Karl Lohmann. Cette utilisation récurrente d'un flic vieux, mou et enrobé (mais plutôt efficace) semble préfigurer une des figures mythiques majeures de la seconde moitié du XX° siècle : Derrick. On peut d'ailleurs se demander si, par opposition aux athlètes mis en valeur par Leni Riefenstahl au service de la propagande du III° Reich, les héros mollassons que sont Lohmann et Derrick ne constituent pas justement l'antidote idéal au nazisme.

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Les Contrebandiers de Moonfleet

Couleurs somptueusement kitsch (le décor de lande est d'ailleurs le même qui fut utilisé pour Brigadoon). De nombreuses scènes impressionnantes, violentes, effrayantes, et le jeune Mohune, perdu et angélique au milieu de tout cela. Choc de la scène où, ayant sauté du carosse, il relève la tête et découvre les pieds d'un pendu.

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Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou

Spectacle splendide en Technicolor, avec palais fabuleux, tigres et souterrains. A noter, dans le second film, le costume de danse de Debra Paget, d'une étonnante indécence.

 


Gilles LAPOUGE (1923-2020), Les Pirates

Morceau de bravoure historico-poétique : le chapitre consacré aux coups de canon tirés en hommage par un navire pirate devant l'île de Robinson Crusoë ... mais trente ans plus tôt.

Parlant du refus de progéniture des pirates, Lapouge cite Malraux : "La soumission à l'ordre de l'homme sans enfants est la plus profonde des soumissions à la mort."

Plus loin, il cite Kojève parlant de la démocratisation du snobisme au Japon après trois siècles "hors de l'Histoire" : "Auprès du peuple japonais, la haute société anglaise est un ramassis de marins ivres."

Cf. aussi les turpitudes radiophoniques (hélas déprogrammées) de Gilles Lapouge.


LA ROCHEFOUCAULD (1613-1680)

"Combien d'hommes seraient amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler d'amour ?"


Claude LELOUCH (né en 1937- sévit toujours)

Un Homme et une femme

Vu pour la première fois. Moins ennuyeux que je ne le craignais, mais tout de même bien rasoir par moments, en particulier pendant le rallye de Monte-Carlo. Au restaurant, le fils de Trintignant évoque son futur métier de pompier :

- Et si c'est juste des petits feux ?

- Ben alors, on prend pas l'échelle et on met pas beaucoup d'eau.


Sergio LEONE (1929-1989)

Il paraît que Leone disait : "Clint, il a deux expressions : une avec le chapeau, une sans le chapeau."

 

Pour une poignée de dollars

Rappelons pour la forme que le film s'inspire largement :

- Du Yojimbo de Kurosawa, avec Toshiro Mifune.

- Du roman de Dashiell Hammett, La Moisson rouge.

- De la pièce de Goldoni, Arlequin serviteur de deux maîtres.

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Et pour quelques dollars de plus ...

Le premier film de Leone que j'aie vu, il me semble, et sans doute aussi mon préféré. Il y a de grandes scènes dans tous ses films, y compris bien sûr dans Il était une fois dans l'Ouest, celui que j'ai le moins apprécié en raison de ses ellipses excessives (peut-être dues à des coupes imposées à Leone) et de l'irrémédiable épaisseur de Charles Bronson. Tous les films de Leone contiennent des choses excellentes, bien sûr, et même des choses sublimes et inoubliables, telles que la scène du soldat agonisant dans Le Bon, la brute et le truand (qui humanise plus que jamais le personnage d'Eastwood) ou la scène utilisant Yesterday dans Il était une fois en Amérique. Mais Et pour quelques dollars de plus est sûrement le plus parfait. Pas le plus ambitieux, certes, loin de là, mais celui où, peut-être pour cette raison-même, tout est parfaitement équilibré. Il n'y a rien de trop. Dans le précédent non plus, d'ailleurs, mais Pour une poignée de dollars a un côté nettement plus rudimentaire, qui n'enlève rien à son efficacité, mais l'empêche de vraiment rivaliser avec le film suivant.

Et puis, surtout, Lee Van Cleef est fabuleux, profondément humain au final, à tel point qu'on aurait envie que ce personnage réapparaisse, attente particulièrement frustrée dans Le Bon, la brute et le truand où il ne revient que pour incarner (certes avec beaucoup de talent et d'intensité) un personnage particulièrement ignoble. Il est indéniable que son personnage de Mortimer est infiniment plus riche, et surtout plus attachant. Leone disait que le regard de Van Cleef trouait l'écran et il est évident que ce jugement n'a rien d'excessif. Etonnamment, ce film fut son premier véritable grand rôle, qui lui tomba dessus presque par hasard : il venait plus ou moins d'abandonner le métier d'acteur après n'avoir joué que des seconds rôles d'acolytes patibulaires. Après les films de Leone, il a tourné dans divers westerns italiens de bien moindre valeur. Dommage d'avoir laissé inemployé un tel talent, mais enfin ! grâce à Leone et aux hasards de l'existence, il a donné une véritable justification à sa vie en incarnant aussi formidablement le colonel Mortimer, froideur, humour et émotion conjugués avec finesse.

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Le Bon, la Brute et le Truand

Insistance de Clint Eastwood et d'Eli Wallach (qui a toujours de bonnes anecdotes à raconter) sur le côté un peu aventureux et irresponsable des Italiens en matière de cascades et de risques divers pendant un tournage. Wallach a d'ailleurs, entre autres mésaventures, failli être décapité par un des marchepieds du train qui brise sa chaîne. Tous deux sont également unanimes dans leur joyeuse évocation de l'explosion du pont. Un vrai pont avait été construit par l'armée espagnole, puis reconstruit une seconde fois gratuitement, étant donné que le capitaine, qui devait avoir l'honneur de provoquer l'explosion, l'avait fait par erreur (en entendant un technicien dire "Vaï, vaï" à un tout autre propos) alors qu'aucune caméra ne tournait.

Le violoniste qui joue pendant l'interrogatoire de Tuco est longuement filmé en gros plan. C'est très certainement un figurant (professionnel ou occasionnel), en tous cas je ne l'ai jamais vu ailleurs. Mais ce qui est certain, et je rejoins ici ce que je disais plus haut de Lee Van Cleef, c'est qu'aujourd'hui, quarante ans plus tard, et comme pas mal d'autres figurants de Leone, ce type (de même que ses enfants) peut se revoir dans ce film, extraordinairement filmé par un grand artiste.

Dans son commentaire, Richard Schickel insiste à juste titre sur la superbe scène du soldat agonisant. Mais c'est à tort qu'il y voit la première trace de compassion dans les films d'Eastwood et Leone. Dès le premier film de la trilogie, le fait de libérer Marisol et de la rendre à sa famille ne me semble à priori dicté par rien d'autre. Aucun intérêt n'est en jeu. Il y a dès le départ, sous le vernis du cynisme insensible, une véritable compassion, une véritable valeur morale du personnage, qui le fait relever de la tradition romantique, au même titre qu'un cynique comme Corto Maltese.

Eastwood : "Dans le premier film j'étais seul, dans le deuxième nous étions deux, ici nous sommes trois. Dans le prochain, je me retrouverai au milieu d'un détachement de cavalerie."

Le personnage de Tuco est délectable en particulier par ses vociférations, généralement inappropriées, par exemple quand il n'est pas en position de force. Lors de sa première arrestation, conduit en ville, il s'adresse à Clint Eastwood dans une alternance cahotique de supplications et d'agressions, visiblement au gré de ses impulsions, peu psychologue, incapable de suivre une stratégie cohérente plus de quelques secondes : c'est ainsi qu'il supplie Eastwood de lui donner un peu d'eau, puis, sans attendre la réponse, lui crache au visage ; jeté ensuite tout ficelé au sol, il voit rentrer Eastwood puis sortir le shérif, et s'exclame de façon pour le moins intempestive : "Et celui-là, d'où il sort ? Dès qu'un cocu s'en va, il en arrive un autre !" (après quoi le shérif lui met son avis de recherche sous le nez en disant : "Tu la connais cette sale gueule ? C'est la tienne !", ce à quoi l'autre répond sans se démonter : "Qu'est-ce qui vous prouve que c'est la mienne ?"). Pour revenir à l'alternance des "stratégies", elle me fait penser à un épisode des Simpson dans lequel Homer est dans sa voiture, prête à basculer dans un ravin et retenue par Bart : au gré de l'inclinaison du véhicule qui reprend une position horizontale grâce à Bart et repart vers l'avant lorsque Bart cesse d'appuyer, Homer, tourné vers l'arrière et vers Bart, passe sans cesse de la flatterie (quand il se sent perdu) aux pires menaces (quand il se sent sauvé) : encore y at-il dans l'alternance d'Homer une certaine logique qu'on ne retrouve pas chez Tuco.

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Il Etait une fois dans l'Ouest

Jack Elam et la mouche dans la scène d'ouverture. On lui avait mis de la confiture sur le menton pour obtenir ce résultat.

Quelques répliques de Franck (Henry Fonda, choisi tout exprès par Leone dans le seul but de choquer le public en faisant jouer un rôle aussi ignoble à l'acteur qui incarnant le mieux à cette époque les bons sentiments) :

"Je vous avais seulement demandé de les intimider !

- On est bien plus intimidé quand on agonise."

"Je n'ai aucune confiance en quelqu'un qui porte à la fois une ceinture et des bretelles."

Etrange fin de ce personnage, à priori l'ordure absolue, mais qui, trahi par ses hommes, eux-mêmes décimés par ailleurs, ayant finalement tout raté, vient retrouver Bronson pour le duel final (rien que pour savoir enfin ce qu'il lui veut ? pour en finir avec la vie ? ...). Bref, ce type qui semblait prêt à tout, apparaît presque en fin de compte comme un loser.

Impression qu'à part les scènes d'ouverture (et le flash-back final) qui reprennent, développent et même poussent à l'extrême le style de Leone, la suite du film ressemble beaucoup plus à un western américain traditionnel. Mais c'est peut-être simplement dû au décor de Monument Valley.

Témoignages unanimes concernant Bronson durant le tournage, ne parlant quasiment à personne, jouant dans son coin avec une balle, mais venant, le moment venu, faire ce qu'on lui demandait de faire. Clint Eastwood aussi était très silencieux et se reposait silencieusement entre les prises "comme un chat" selon Leone. Il faut dire que sur "Une Poignée de dollars" il devait être le seul acteur anglophone.

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Il était une fois la Révolution

Les bande-annonces radio US du film sont, logique commerciale oblige, incroyablement malhonnêtes : elles en font un film d'action épique et moral, nous annonçant que les héros libèrent des rebelles d'une prison, sans préciser bien sûr qu'ils le font involontairement, en croyant braquer une banque (ce qui change quelque peu l'angle héroïque de l'affaire).

Détail assez curieux : Leone comptait initialement en faire un remake du film hollywoodien Viva Villa ! et comptait faire jouer le rôle de Pancho Villa à Toshiro Mifune.

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Il Etait une fois en Amérique

Tout d'abord, je constate que je craignais à tort que cela me semble long à la deuxième vision. Crainte absurde puisque je l'avais pleinement apprécié la première fois, malgré sa longueur. C'est le propre des chefs-d'oeuvre : il ne vient pas un seul instant à l'esprit de consulter sa montre pendant qu'on les regarde.

Cela dit, l'interprétation du film me pose plus de problèmes que la première fois car je suis cette fois confronté à la théorie du commentateur Richard Schickel (encore lui ! soit dit en passant, c'est également le biographe de Clint Eastwood et il avait fondé toute son approche sur la problématique de l'image du mâle américain, problématique dont ce serait encore un euphémisme de dire que je n'en ai rien à foutre). Selon lui, la dernière séquence, dans la fumerie d'opium, indiquerait que tout le film n'est qu'un rêve, fait de souvenirs mais également de projections dans l'avenir (toutes les scènes se déroulant en 1968 étant donc un simple délire de Noodles). Même si cela s'accorde mal à la révélation progressive de la manipulation mise en place par Max (James Woods), il faut reconnaître que certains détails font que cette hypothèse fonctionne. En outre, Leone lui-même semble avoir considéré que c'était une possibilité, se refusant à trancher. Après tout, cette ambiguïté fait partie de la richesse du film. A chacun d'y voir ce qui lui convient. Pour ma part, j'apprécie le jeu narratif que cela suppose, mais j'en vois mal l'intérêt au niveau du sens. Il y a un choix moral qui est fait à la fin par Noodles, et l'hypothèse d'un rêve sous opium lui ôte beaucoup de sa force. Et puis cela ôte également de sa beauté au retour de Noodles à New York sur fond de "Yesterday", à cette scène absolument magnifique de la gare routière, une des plus belles adéquations entre image et bande-son de l'histoire du cinéma.


Georg Christoph LICHTENBERG (1742-1799)

"Le degré le plus haut jusqu'où puisse s'élever un esprit médiocre, mais pourvu d'expérience, c'est le talent de découvrir les faiblesses des hommes qui valent mieux que lui."

"Il réunissait en lui les qualités des hommes les plus illustres : il avait la tête penchée d'un côté comme Alexandre, tortillait constamment ses cheveux comme César, était capable de boire du café comme Leibnitz et, une fois qu'il s'était carré dans son fauteuil, il en oubliait le boire et le manger comme Newton et, comme lui, devait être réveillé ; il portait sa perruque comme le docteur Johnson, et il avait toujours un bouton de se braguette ouvert, comme Cervantès."


LIVRES et LECTURE (considérations diverses et/ou générales)

* Dans Hostiles, excellent western, l'officier de cavalerie incarné par Christian Bale lit César (je ne sais quelle Guerre) et trimbale ce volume avec lui, comme Alexandre le Grand trimbalait son Homère. Cela permet de mieux réaliser à quel point le rapport des lecteurs au nombre de livres disponibles est différent à notre époque, combien il a fortement évolué avec le temps. Sans même parler du prix des livres, le choix a été longtemps très réduit, par la force des choses, du simple fait du nombre moindre d'oeuvres déjà écrites (et toujours disponibles). Du fait aussi que certains genres, certaines formes, n'ont pas toujours existé. Comment se serait diverti par exemple un amateur de romans policiers ou de SF d'aujourd'hui s'il avait vécu au XVI° siècle ? Bien sûr, il n'aurait pas ressenti le manque d'une chose dont il aurait ignoré l'existence, mais par le moyen de quels autres livres aurait-il pu prendre un plaisir à peu près équivalent ?...

* Avec l'âge, il y a des livres ou des films plus ou moins éprouvants qu'on ne relirait ou reverrait pas volontiers. Il ne me viendrait pas à l'idée par exemple de relire aujourd'hui Sade, que j'ai pourtant jadis avec beaucoup d'intérêt, en un temps où il m'était utile pour me dégager de la pensée religieuse. Hasardons une distinction un peu sommaire. Il existe :

- des textes formateurs qui nous mettent en contact avec des réalités plus ou moins pénibles (et nous avons besoin de ces expériences parfois déplaisantes pour mieux comprendre le réel) ;

- des textes consolateurs destinés à se divertir une fois qu'on a bien compris le truc et si on n'est pas assez masochiste pour en redemander.

Bien sûr, il faut inclure également dans la seconde catégorie les textes (ce sont en principe les meilleurs) qui présentent des réalités pénibles, mais en les rendant plus supportables par l'humour ou la poésie.

 


Joseph LOSEY (1909-1984), The Servant

Une femme assure que les cow-boys d'Amérique du Sud s'appellent des ponchos.


LOST

40 rescapés d'un crash sur une île tropicale : série très agréable à suivre pour son atmosphère et les interactions entre personnages (et en particulier pour le personnage fascinant de Locke interprété par l'excellent Terry O'Quinn), malgré une certaine tendance au mysticisme de bazar (pléonasme !).

Un type crée un parcours de golf pour détendre les gens. Le héros médecin est des premiers à l'essayer. D'autres apprennent la chose et décident d'aller voir, mais Sawyer, un type fort cynique, ricane :

- Un toubib qui joue au golf ? Wow, je suis scié ! C'est du jamais vu, ça ! Qu'est-ce qu'on aura d'autre après ? Un flic qui bouffe des donuts ?

Le même Sawyer, bien plus tard, donnant un coup de pied à un coréen qui a incendié le radeau en cours de réalisation :

- Eh Bruce Lee, tu m'as pourri mon radeau !

Ce Sawyer est une grande source de joie. Atteint d'hypermétropie, il est obligé d'en rabattre un peu pour obtenir une assistance médicale et se fait confectionner une paire de lunettes de fortune par la soudure de deux verres (et donc deux montures) différents choisis parmi les paires de lunettes récupérées dans le crash (vu le nombre récupéré, l'avion était visiblement rempli de myopes et autres presbytes). Le résultat lui donne une allure assez étonnante, ce que résume ainsi le personnage de Hurley :

- Oh ! On dirait Harry Potter qu'en aurait pris plein la gueule !

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Sur le plaisir pris et/ou temps perdu à regarder de telles séries fondées sur l'exploitation d'un procédé, voir aussi ce retour assez mitigé aux X-Files.


Pierre LOUYS (1870-1925)

Manuel de civilité pour les petites filles à l'usage des maisons d'éducation

Ce chef-d'oeuvre d'humour repose sur un principe simple : proférer les pires obscénités sur le ton docte d'un manuel de savoir-vivre.

"Ne vous mettez pas au balcon pour cracher sur les passants ; surtout si vous avez du foutre dans la bouche."

"Ne branlez pas tous vos petits amis dans une carafe de citronnade, même si cette boisson vous paraît meilleure additionnée de foutre frais. Les invités de monsieur votre père ne partagent peut-être pas votre goût."

"N'entrez jamais à l'office en relevant vos jupes jusqu'à la ceinture et en criant (aux domestiques) : "Pinez-moi donc tous !". Ces gens n'auraient plus de respect pour vous."


Howard Phillips LOVECRAFT (1890-1937)

L'horreur chez Lovecraft est souvent purement intellectuelle, nerveuse tout au plus. On y découvre des vestiges qualifiés d'abominables, qui peuvent être la menace d'un retour de quelque abomination ... Ce qui compte ici, ce sont évidemment les mots. Dire qu'un spectacle est horrible, abominable, idéalement indicible, suffit à créer l'effet recherché.

Quasiment tout ce qui tourne autour des mythes de Cthulhu (textes réunis en un même volume par les éditions Bouquins) est formidable et redoutablement efficace, en particulier l'Appel de Cthulhu, les Montagnes hallucinées (dont il existe par ailleurs, en deux volumes, une version proposant le texte intégral superbement illustré par François Baranger,d'une façon à la fois réaliste, quasi-photographique, et extrêmement allusive, ce qui respecte bien l'esprit de Lovecraft), l'étonnante Couleur tombée du ciel, et surtout l'extraordinaire Cauchemar d'Innsmouth.

L'Affaire Charles Dexter Ward est également une des grandes réussites de Lovecraft. On se dit cependant que ce jeune homme que ses parents laissent agir à sa guise et qui finit par invoquer sous leur propre toit des entités démoniaques et nauséabondes aurait sans doute gagné à être un peu recadré par "Pascal le grand frère".

 


Ernst LUBITSCH (1892-1947)

 

La Princesse aux huîtres

Très drôle, caricatural et saugrenu à souhait, notamment dans l'abondance de domestiques. Avec une scène de fox-trot complètement délirante.

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La Huitième Femme de Barbe-Bleue

Comédie romantique pour le moins originale dans son scénario. Gary Cooper et Claudette Colbert sont parfaits. Une scène mémorable avec un boxeur vers la fin.

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To Be or not to be

Un des meilleurs films de Lubitsch avec Ninotchka. Jubilatoire d'un bout à l'autre. Je ne me souvenais plus de la manière pour le moins surprenante dont les comédiens se débarrassent à la fin des pilotes de l'avion allemand qu'ils "empruntent".

 

Cluny Brown

"Personne ne peut vous dire où est votre place ! Où est votre place ? Là où vous êtes heureuse ! Certains donnent des noix aux écureuils, mais si vous préférez donner des écureuils aux noix, qui peut vous l'interdire ?"

Le fils de Lord et Lady Carmel leur demande d'héberger l'exilé Belinski :

Lord Carmel : Qu'est ce qu'il a fait ?

- Il se bat pour un monde meilleur !

- Pour quoi faire ?

- N'avez-vous donc pas entendu parler des nazis ???

- Ah oui, des Allemands ! J'ai toujours voulu en voir un. Dis lui qu'il peut venir !

Lady Carmel, conduisant Belinski à sa chambre :

- Au fait, il y a un rossignol sous la fenêtre de votre chambre.

- Oh, vous n'auriez pas dû vous donner tout ce mal !

Belinski parlant de Cluny avec Betty Cream :

- Est-ce qu'elle vous a parlé de moi ?

- Bien sûr, elle parle de tout.

 


David LYNCH (né en 1946)

J'ai découvert Blue Velvet avec émerveillement, ce qui m'a donné envie de revoir d'autres films de Lynch, en particulier Lost Highway, tout Twin Peaks (qui est déjà largement en germe dans Blue Velvet) et Dune.

Dune n'est pas une adaptation de roman au cinéma, c'est un résumé au pas de course. Narrativement, c'est inefficace au possible et complètement raté. Mais c'est tellement splendide, déroutant, fascinant, en particulier les scènes du début mettant en scène les voyageurs de la Guilde et la prêtresse du Bene Gesserit, qu'on aimerait être capable de rater aussi magnifiquement un film.

Ce qui gâche également Dune, outre sa narration au pas de course, c'est (mais c'en est sans doute une conséquence) la facilité de la victoire finale. Même en plein bon droit et contre d'aussi sales types, une victoire trop facile rend le héros quelque peu antipathique. C'est d'ailleurs exactement le principe utilisé par Norman Spinrad lorsqu'il a imaginé dans Rêve de fer le roman de SF qu'aurait pu écrire Hitler s'il n'était pas devenu chancelier. C'est aussi, soit dit en passant, ce qui gâche un peu les romans SF de Gilles Servat (Arcturus, etc.) qui sans cela seraient pleins de charme et d'étrangeté.

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Sailor et Lula

La fin est drôle. Sailor sorti de prison décide de ne pas embarquer Lula et leur enfant dans sa vie hasardeuse et il s'en va seul. Il est peu après encerclé par une dizaines de voyous :

- Vous cherchez quoi, tas de pédés ?

Evidemment, ils le tabassent. Inconscient, il voit Sheryl Lee (Laura Palmer) en Bonne Fée qui lui dit de ne pas fuir l'amour et de retrouver Lula. Il se réveille devant ses agresseurs :

- T'en as eu assez, sale con ?

Très sincère et déterminé :

- Oui, j'en ai eu assez. Et je vous fais mes excuses pour vous avoir traités d'homosexuels. Et je vous remercie, car vous m'avez aidé à comprendre ce qu'est la vie.

Puis il crie "Lula !" et court la rejoindre.

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Twin Peaks

Outre quelques intrigues secondaires sans grand intérêt (en particulier autour des personnages de James Hurley ou Josie Packard), la série est une merveille, un mélange surprenant d'intrigue policière, de fantastique et d'humour, capable d'atteindre des sommets aussi bien dans l'onirisme (les fameuses scènes avec le nain, le géant et autres) que dans l'effroi (la tête de Bob émergeant de derrière le lit) ou le loufoque (en particulier les personnages d'Albert Rosenfield ou de Lucy, ou encore la démonstration tibétaine de l'agent Cooper dans l'épisode 2). Difficile aujourd'hui de mesurer tout ce que les séries contemporaines doivent aux audaces de Twin Peaks.

Curieusement, les liens avec les X-Files semblent multiples autant qu'anodins, notamment des acteurs secondaires communs, comme Michael Horse qui jouera également un shérif amérindien dans un X-Files, ou Don Davies qui deviendra le père de Scully. Et bien entendu David Duchovny lui-même qui incarne dans Twin Peaks un personnage pour le moins mémorable.

Le petit-fils magicien de Mme Tremond est, par son visage et sa coupe de cheveux, une sorte de version enfantine de David Lynch, ce qui s'explique d'ailleurs fort bien par le fait que l'acteur se nomme Austin Jack Lynch.

D'autre part, à y regarder de près, Twin Peaks possède le charme supplémentaire d'avoir ça et là, de façon plus ou moins nette, un discours hédoniste qui n'est pas si fréquent dans les séries télé, un éloge des petits plaisirs à la Delerm. Qu'on songe simplement à l'importance des gâteaux et autres pâtisseries dans la série. Dale Cooper est un étrange personnage, à la fois maniaque et gourmand, psycho-rigide et attentif aux moindres occasions de plaisir. Il formule d'ailleurs quelques conseils hédonistes fort judicieux :

- épisode 6 : "Tous les jours, une fois par jour, faites-vous donc un petit cadeau. Ne le programmez pas, ne l'attendez pas non plus : vous le saisissez au bond ! Ca peut être une nouvelle chemise, une petite sieste au bureau, ou une bonne tasse d'un bon café bien chaud comme celui-ci."

- épisode 8 : "Rien n'est vraiment terrible si on arrive à gommer la peur de son esprit."

 

Twin Peaks : The Return

Plaisir de retrouver, vingt-six ans plus tard, autant de personnages. L'image est splendide et l'accent est mis encore davantage sur l'étrangeté, laissant un peu de côté la dimension soap qui n'était franchement pas ce que la série originelle avait de mieux.

Non seulement cette tardive saison 3 est à la hauteur des précédentes, mais peut-être même les surpasse-t-elle (même si bien entendu elle n'aurait aucun sens sans elles). Certes, la période Dougie de Cooper est un peu longue (mais on s'y attache). Certes, ce qui concerne Audrey Horne et son mari est profondément ennuyeux (mais cela occupe heureusement peu de place).

L'épisode 8 est d'une audace incroyable pour une série, poème visuel quasi silencieux, d'une esthétique sombre et lancinante poussée à son paroxysme.

Il y a bien sûr aussi des scènes très drôles, comme celle de l'épisode 16 où un comptable irascible s'en prend au couple de tueurs.

 

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J'ai revu récemment Mulholland Drive et j'y ai vu plus clair. J'avais raison à la première vision de penser qu'il y a "quelque chose à comprendre", en tous cas une sorte de logique narrative cachée, mais la piste que j'ai alors suivie (penser que chacune des deux héroïnes "devenait" plus ou moins l'autre dans la partie finale, un peu comme change de corps le personnage de Lost Highway) était très insatisfaisante. En réalité (attention : ne pas lire ce qui suit si on veut préserver et chérir son sentiment de n'y rien comprendre du tout), le piège, c'est que la première partie étant en gros plus compréhensible, c'est la deuxième qu'on cherche à interpréter comme une réalité déformée, alors qu'en réalité elle n'est déformée que par notre stupéfaction, ainsi que par l'emploi de nombreux flash-backs et de quelques images correspondant à des visions hallucinées du personnage (les deux vieux). Mais la 2° partie (la blonde se réveille, repense aux derniers jours, puis se suicide) est tout à fait "réelle" : en fait, ce sont les deux premières heures qui sont un rêve, le rêve qu'elle vient de faire et dans lequel elle se donne un bien meilleur rôle que dans la réalité. Une fois qu'on a saisi ce fil, beaucoup de choses s'emboîtent très bien. D'un point de vue narratif, s'entend, car les interprétations du récit lui-même restent très ouvertes.

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La force des images chez Lynch. Le visage barbouillé de Mulholland Drive ou l'apparition du visage de Bob dans Twin Peaks sont, à partir de choses pourtant simples, parmi les images les plus effrayantes qui soient.

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INLAND EMPIRE

En partant voir ce film, je me félicitais d'être bon public, d'apprécier des choses très diverses et de toujours chercher le bon côté d'une oeuvre plutôt que de vouloir à tout prix jouer les esprits forts en soulignant ses faiblesses. Pourtant je suis bien obligé de dire que le dernier film de Lynch est assez décevant et pas très inspiré. Il y a bien longtemps que je ne cherche plus à comprendre ce que pourraient éventuellement "signifier" les films de Lynch et que je n'y vois que de pures expériences visuelles et auditives, mais là, tout de même, beaucoup de déjà vu, c'est inutilement long, et l'image numérique n'est tout de même pas quelque chose de très beau. Bien sûr, Lynch parvient parfaitement à créer un climat glauque et inquiétant, mais ça on le savait déjà.

Enfin ! il y a tout de même quelques bonnes idées, quelques belles scènes,... Harry Dean Stanton est excellent dans son rôle secondaire saugrenu (mais je n'ai toujours pas compris en revanche pourquoi Lynch est allé chercher Jeremy Irons pour jouer un rôle aussi insipide). Vers la fin, alors qu'on commence sérieusement à s'emmerder, une conversation fascinante a lieu entre deux femmes, tandis que Laura Dern agonise entre elles sur le trottoir. C'est un très beau moment. Il y a une grande magie dans ces conversations à la fois improbables et très naturelles, comme celle-ci ou comme celle qu'ont les deux personnages de Gerry, de Gus Van Sant, parlant d'un jeu video autour d'un feu de camp.

 


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