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Shane McGOWAN (1957-2023)

Dans une interview télévisée : "La modération, ça ne me dit rien qui vaille."

Pour ceux qui l'ignoreraient, Shane McGowan est un célèbre chanteur-poète irlandais, alcoolique et édenté, qui fut dans les années 80 le leader des Pogues.

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Mon rêve depuis l'apparition de l'I.A. : faire chanter des lieder de Schubert par la voix du regretté Shane McGowan. Le résultat surprendrait sans doute au départ, mais je suis certain que ça aurait de la gueule.

Malheureusement, même si l'I.A. semble de plus en plus efficace, la seule question des droits d'auteurs fait que les logiciels actuels ne permettraient a priori pas de réaliser facilement une telle chose. Et de toute façon, ça resterait assez approximatif et décevant. Cela dit, il existe un truc qui ferait ça parfaitement et gratuitement, un truc dont chacun dispose déjà et qui s'appelle l'imagination. Eh oui, tant que la solution de facilité de l'I.A. ne sera pas aussi efficace que le cerveau humain, on aurait bien tort de se priver des possibilités de ce dernier.

 


MAD MAX (de Georges MILLER)

Contrairement à ce que je croyais, je n'avais jamais vu le premier Mad Max et je vivais donc sur le souvenir très positif du deuxième. J'aurais fort bien pu m'en tenir là car ce premier volet est particulièrement décevant, original sans doute à sa sortie, mais enfin c'est un film qui en lui-même n'a pas grand intérêt, alors que Mad Max 2 crée véritablement une atmosphère, un univers futuriste et post-apocalyptique de paysages superbement désolés (et superbement filmés, alors que le premier Mad Max est filmé comme un épisode de mauvaise série américaine des 80's).

Le troisième volet, Au-delà du dôme du tonnerre, est moins bon, mais nettement meilleur que le premier lui aussi. Il se laisse voir malgré des lourdeurs. A 1h10 environ du début, une scène bleue, la nuit dans le désert, une silhouette qui semble émerger d'une tache de peinture, ouvre des perspectives esthétiques sur ce que pourrait être un cinéma quasi-abstrait.

Mad Max : Fury Road (2015) est impeccablement efficace. Cela manque un peu d'humour, mais rien à redire en matière de courses-poursuites, de combats rock (et de cons baroques) et de paysages superbement filmés (déserts, marais aux corbeaux,...)

Furiosa donne envie de revoir Fury Road, tout aussi impressionnant sur le plan visuel et qui reprenait l'histoire là où Furiosa ne l'avait pas encore laissée (je me comprends, et George Miller aussi). Si Furiosa comporte quelques scènes d'anthologie, en particulier l'épisode du « Moulin à Balles », Fury Road est tout de même narrativement plus efficace encore, si tant est qu'une tension quasi-constante et une action qui fonce en droite ligne sans jamais laisser le public respirer soit une narration acceptable : il paraît qu'il faut ménager des temps de repos dans un récit, visiblement Miller n'est pas au courant et, vu le résultat, tant mieux.


Terrence MALICK (né en 1943)

La Ligne rouge

Beauté des images, de la musique,... Les images du crocodile sont magnifiques, en tant que scène mais aussi par leur position inattendue, originale, comme ouverture d'un film. On n'est pas loin de la poésie pure de 2001, si ce n'est qu'ici la narration reprend tout de même assez vite le dessus, mais lentement, sereinement. les premières scènes, sur l'île, sont hédonistes et humanistes à souhait. Le film est une indéniable réussite, mais on peut tout de même estimer qu'il ne dit pas grand chose de nouveau sur la guerre et que sa beauté repose tout de même largement sur l'usage de procédés, de "trucs" : une belle photographie + une belle musique + une voix off méditative.

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Le Nouveau Monde

Même procédés, mais le résultat est moins convaincant, relativement ennuyeux malgré la beauté et l'exotisme. Curieusement, cela vaut surtout pour la fin, pour les scènes de découverte de l'Angleterre par les Indiens.

 


MANIC STREET PREACHERS

Le nom du groupe ayant suscité ma curiosité, j'ai découvert et écouté un peu par hasard, sans en avoir jamais entendu parler, l'album Generation Terrorist (1992), qui m'a enthousiasmé, puis Love against the soul, également formidable, et plus tard le plus sombre mais tout aussi génial The Holy Bible, suivi du plus calme, superbement accompagné de cordes, Everything must go. Partiellement déçu par les albums suivants, j'ai ensuite un peu perdu le fil, avant de me remettre un peu à jour en 2019, et, plus sérieusement à jour encore en 2024 et 2025 avec la sortie de Critical Thinking.

Le bilan est étonnant, au fond. Plus de trente ans après, ce groupe qui pouvait apparaître comme un feu de paille, une bande d'agités excessifs et surtout à contre-courant des tendances musicales désormais dominantes, ce groupe, donc, existe toujours, avec exactement la même formation (si l'on excepte, bien sûr, la disparition toujours non élucidée de Richey Edwards et, de façon plus anecdotique, l'ajout de quelques musiciens additionnels), et non en ressassant ses vieux succès mais en continué à produire et à évoluer. On peut moins apprécier certains albums, certaines expérimentations, mais il y a dans chaque album au moins quelques titres excellents, il y a encore et toujours des textes de qualité et il y a ce goût pour les citations et pour l'art qui fait de chaque album un objet à lire et à regarder autant qu'à écouter. Citons, entre autres splendeurs visuelles, cette magnifique photo de samouraï illustrant (?) le titre de l'album Resistance is futile ou encore le visuel rouge sur fond blanc de Lifeblood.

En y revenant ces derniers mois, j'ai découvert des merveilles dans Know Your Enemy (Found That Soul, Epicentre,...), que j'avais en son temps trop peu écouté, ainsi que dans Tell me Your Truth ... (Ready for Drowning, Black Dog on My Shoulder et surtout le magnifique The Everlasting), qui m'avait à l'époque largement déçu. Qui plus est, les Manic Street Preachers ont longtemps publié des LP où leurs singles étaient accompagnés de plusieurs titres inédits en album : je me suis penché sur la question, j'ai pu dénicher quasiment toutes ces "B-sides" et, loin d'être de la camelote recyclée, c'est généralement du même niveau que ce qui se trouve sur les albums, avec parfois de véritables pépites (We Were Never Told, Melancholy me, et tant d'autres !)

De même, revenant à l'album Postcards from a Young Man, où j'avais déjà repéré ces derniers temps le très réjouissant The Descent (pages 1 & 2), je réalise à quel point, malgré sa « pochette » assez terne (sans doute ce qui m'a longtemps dissuadé de l'écouter davantage), c'est, parmi leurs albums récents, un des plus parfaits (pas un seul morceau faible) et des plus enthousiamants mélodiquement et musicalement. Même s'ils ont leur charme et leur intérêt, les albums délibérément dépouillés comme Lifeblood me frustrent tout de même un peu, ne serait-ce que parce que Bradfield y renonce aux solos de guitare. Il y revient heureusement ici, comme déjà sur Send Away The Tigers (également excellent, mais dans son cas j'en avais pris conscience dès les premières écoutes), même si c'est sans doute d'une façon moins flamboyante et déchaînée que sur les deux premiers albums.

En ce qui concerne les textes, ceux de Nicky Wire sont de très bonne tenue, même s'ils n'ont pas la fulgurance poétique qu'avaient ceux d'Edwards, lesquels, cependant, avaient davantage de puissance verbale que de qualité musicale, martelés, segmentés, aussi difficiles à chanter de manière fluide que leur sens est généralement difficile à déchiffrer. James Dean Bradfield (qui s'occupe avec Sean Moore de la composition et c'est sans doute cette répartition efficace du travail créatif qui explique la longévité de la formation) raconte quelque part que lorsqu'Edwards lui a communiqué le texte de Yes, il s'est écrié : "espèce de cinglé ! comment veux-tu que je mette de la musique sur un truc pareils !"

De fait, les textes d'Edwards sont à la fois efficaces, sonores, percutants, et un peu faciles, juxtaposant souvent des mots ou des groupes de mots sans véritable discours construit et toujours un peu fondées sur les mêmes clichés provocateurs (nazisme, pornographie, suicide, épidémies, auto-mutilation,...) Une certaine efficacité, certes, mais également pour moi une certaine déception, surtout quand on constate que le texte colle très approximativement à la mélodie et que, pour les chanter, Bradfield est obligé de prolonger de temps à autre une syllabe pour que ça colle. Le texte se retrouve parfois coupé n'importe comment. Il me semble que les textes de Richey Edwards étaient forts par leur contenu mais effectivement assez mal ficelés : on prend plaisir à la musique, intérêt au texte, mais la fusion des deux est loin d'être parfaite et lire le texte en écoutant les morceaux n'ajoute pas grand chose. Si l'effet d'ensemble est presque toujours excellent pour un auditeur qui écoute sans chercher à suivre les paroles, il n'en va pas de même lorsqu'on y fait attention et qu'on constate ces découpages étranges. Les textes de Green Day sont certainement moins poétiques, moins profonds, moins remplis de références, mais ils collent parfaitement à la musique (peut-être parce que le travail de composition est chez eux moins détaché de celui de l'écriture) et ne comportent pas ce type de coupures placées au beau milieu d'un groupe de mots ou de syllabes prolongées pour compenser un décalage. Raison de plus d'applaudir Bradfield pour avoir réussi à composer (puis à chanter) sur de pareils textes sans que ça ne choque l'oreille.

En revanche quelle efficacité musicale, quels riffs et solos de guitare ! Quel plaisir d'écouter ça !

Outre le génie mélodique des Manic Street Preachers, auquel il contribue largement, Bradfield a également une voix remarquable, une capacité (dans les premiers albums notamment) à chanter des textes inchantables à un rythme effrené, mais aussi tout simplement une très belle voix capable d'une grande amplitude et d'une grande souplesse. Bref, tout le monde ne pourrait pas chanter ce qu'il chante.

Nicky Wire est très loin d'avoir la voix superbe de Bradfield, la sienne est même limitée dans ses possibilités. Mais il a pris l'habitude de chanter un des morceaux sur chaque album, depuis Wattsville Blues où il était franchement calamiteux. Mais depuis il semble avoir trouvé ce qui lui convient vocalement, ses albums solo ne sont pas désagréables à entendre sur le plan vocal, et il est parfait sur Concrete Fields (qu'on n'imagine guère chanté par Bradfield) et, plus récemment, carrément formidable sur Hiding in Plain Sights.

S'ajoute à tout cela le fait que les Manic Street Preachers sont, chacun à leur manière, des personnes profondément sympathiques, sans parler de leurs engagements politiques, eux aussi tout à fait sympathiques et courageux, même si le Brexit semble les avoir un peu fait déconner et s'ils en sont arrivés à déplorer qu'il n'existe plus de véritable gauche après avoir raté l'occasion de soutenir Jeremy Corbin sous des prétextes assez navrants (du type "c'est un Londonien, il ne peut pas réellement comprendre les gens du peuple").

Il y a également ce concert historique à Cuba en 2001 (1° groupe britannique à s'y produire depuis le blocus), au Théâtre Karl Marx (ça ne s'invente pas!), avec rencontre de Castro à la clé. Ils sont tous les trois émerveillés de rencontrer ce personnage, à commencer par Wire qui a l'air d'un enfant ébahi (et qui, sur scène, avec Castro dans la salle, opte pour une tenue plus classique que sa robe rose du concert de passage à l'an 2000). Pendant la première rencontre avec Castro (qui doit assister au concert), ils le préviennent que leur musique est assez bruyante. Castro dit que ça peut pas être plus bruyant que la guerre (d'où le titre du DVD, Louder Than War), ce à quoi Bradfield répond : «You would be surprised.».

Nicky Wire et ses provocations sur scène, par exemple aux Etats-Unis («The only good thing about America is that you killed John Lennon.») ou au festival de Glastonbury («Someone ought to build a bypass over this shithole», soit : «il faudrait construire une rocade au-dessus de ce trou à rats.»). Mais on peut aussi retenir de lui cette phrase plus positive : “Where there’s nature, or where there’s breathing, there are true moments of joy. And that’s what I try to do, have moments of elation in life, however small, five minutes a day, and be able to think, ‘Yeah, that’ll do me for'.” En tous cas, ses provocations font de lui un individu particulièrement détesté par tout ce qui n'est pas d'extrême-gauche (un peu comme Sandrine Rousseau chez nous). En 2014, comme il avait participé à une interview télé, en studio, en portant des lunettes de soleil, de nombreux commentaires indignés se sont élevés sur les réseaux sociaux à propos de ce manque de politesse. Mais au milieu de tout ça, un type a glissé ce commentaire absurde : «Nicky Wire a perdu ses yeux qui ont été aspirés par un Dyson et depuis il doit porter en permanence des lunettes de ski.»

Comme Dean peut être un prénom, j'ai d'abord pensé que James Dean Bradfield portait deux prénoms qui, associés, faisaient penser à James Dean par pure coïncidence. Mais c'est en réalité tout à fait volontaire, en tous cas de la part de ses parents. Le père tenait absolument à prénommer son fils Clint Eastwood et la mère a finalement réussi à le raisonner et à trouver un compromis (James Dean, donc). Quant à Richey Edwards, né un 22 décembre, il a failli se prénommer Christmas.

Deux clips excellents réalisés par Kieran Evans, l'un très beau visuellement pour Rewind the Film (2013), l'autre plus drôle, pour Show Me The Wonder, montrant les Manics grimés en rockers seventies ringards à moustaches et rouflaquettes.

Le morceau qui donne son titre à l'album Critical Thinking (2025) est doté d'un texte savoureux se foutant du catéchisme contemporain et des compteurs intelligents.

HUMOUR / POESIE

L'idée qu'il n'y a pas de bonne littérature, par d'art intéressant, sans une certaine dose de poésie ou d'humour, idéalement des deux à la fois, m'amène à former des couples antithétiques, forcément arbitraires mais qui me semblent significatifs : ce qui peut distinguer Green Day des Manic Street Preachers, par exemple, au delà de certaines tendances purement musicales un peu divergentes au sein d'un style largement commun (du moins au départ), c'est aussi que les Manics (sans être pour autant dénués d'humour) sont plus soucieux d'art, de beauté, de poésie, plus mélancoliques surtout, tandis que Green Day reste dans une énergie nettement plus joyeuse. De même Brassens peut s'opposer ainsi à Brel, ou plus nettement encore à Ferré (ou à Ferrat). Ce sont évidemment de grandes tendances : je maintiens que les plus grands artistes ont forcément à la fois sens de la poésie et sens de l'humour, et ceux que je viens de citer ne font (à mes yeux) que laisser prédominer l'un sur l'autre. Question à creuser mais il est évident qu'il n'y a pas d'artiste valable sans au moins une de ces deux composantes. On peut d'ailleurs considérer qu'humour et poésie ne sont que deux formes un peu différentes d'une seule et même chose, d'une même aptitude à rendre la réalité plus supportable.

A l'inverse, on pourrait considérer comme art raté ou de piètre qualité toute œuvre qui ne vise qu'à rendre plus supportable la vie de son seul auteur, que ce soit en lui rapportant de l'argent (par l'art commercial), en lui donnant auprès des autres l'image d'un grand artiste (par l'esbrouffe) ou celle d'un esprit impitoyablement piquant (par la dérision, que je distingue totalement de l'humour).

Où classer ici les philosophes ? N'étant a priori pas des « artistes », ce classement ne les concerne pas. Le philosophe peut (ou non) viser à rendre la vie et le monde plus supportables, comme n'importe quel autre individu oeuvrant sur les choses de façon uniquement pratique et non artistique. Mais il va de soi que de nombreux philosophes peuvent faire preuve de poésie et/ou d'humour et qu'à l'inverse de nombreux autres ne « philosophent » que pour améliorer leur propre sort par le jargon, le paradoxe creux et autres ficelles bien connues.

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David Evans est l'auteur d'un livre consacré à l'album The Holy Bible. Il souligne bien la complexité de Richey Edwards, avec par exemple cette apologie de la peine de mort (uniquement pour les serial killers et les leaders d'extrême-droite, certes) qu'est Archives of Pain ou encore sa fascination, tout en étant viscéralement antifasciste, pour le décorum nazi ou pour Mishima. Mais faut-il s'étonner de ce genre de contradictions chez un individu aussi tourmenté ? Il est évident que la force d'Edwards n'était pas dans sa faculté à toujours raisonner de manière sereine, mais dans sa capacité d'empathie et dans son impitoyable lucidité. Evident qu'il n'était pas parfait, mais qui peut se targuer de l'être et surtout qui peut se targuer d'être aussi terriblement conscient de son imperfection ? Evident qu'il ne faut pas le considérer comme quelqu'un qui apporte des réponses, mais comme quelqu'un qui pose des questions, des questions le plus souvent déplaisantes, et qui les pose à la fois sans ménagement et avec talent.

Observer de plus près tous les textes de cet album permet de bien mesurer ce qui distingue l'écriture d'Edwards de celle de Nicky Wire, This is Yesterday étant ici le seul texte réellement attribuable à ce dernier : le propos est (relativement) plus clair et plus simple, la forme plus sobre et plus classique. On mesure ce qu'on a perdu : les chansons de Wire sont de très bonne chansons, mieux conçues, mais moins intenses et moins originales. Souvent mélancoliques mais rarement désespérées.

Evans confirme d'autre part l'impression que j'ai déjà évoquée, celle que l'apport musical de Bradfield et Moore équilibre le caractère désespéré/ant des paroles. Il se demande « how an album that traverses such gloomy themes can sound so utterly, wonderfully life-affirming ».

Décrivant l'effet qu'ont souvent sur les visiteurs ces paysages gallois où se mêlent nature sublime et ruines post-industrielles, David Evans emploie un mot anglais (au parfum latinisant) que je découvre : discombobulate (déconcerter), un mot dont la forme produit justement l'impression qu'il sert à désigner.

Quelques anecdotes, au coeur de la sombre période (des ténébres ?...) où Richey va de plus en plus mal :

* après un concert à Paris, Simon Price obtient d'interviewer Richey dans le bus de la tournée. Price : « He was secluded in the dark and gloom at the back of the bus. It was like being summoned to see Colonel Kurtz in Apocalypse Now. »

* durant sa désintoxication dans une clinique où passaient pas mal de célébrités, passe un jour Eric Clapton pour apporter un soutien moral aux patients ; apprenant que Richey est musicien, il lui propose de faire un boeuf. Richey (qui de son propre aveu savait à peine jouer, qui faisait ce qu'il pouvait en concert mais n'intervient quasiment sur aucun morceau enregistré par le groupe), racontant ensuite cette situation à Bradfield : « Just what I need. I'm going to be confronted with God, and God's going to realise that I can't play the guitar. »

Les commentaires de David Evans me permettent d'autre part de mieux comprendre le sens et la portée (et l'impact) de la chanson A Design for Life, dont certaines phrases ne prennent sens qu'en tenant compte du contexte de l'époque, en particulier des stéréotypes grossiers concernant les classes populaires « incarnés » et surjouées par des groupes comme Blur (« we never talk about love, we only want to get drunk »), opposés à la dignité revendiquée par les MSP (« libraries gave us power »).

A propos du succès public de l'album Everything Must Go, Evans se demande si cela aurait été possible avec Richey et suggère que les paroles de Nicky Wire, plus simples, plus claires, ont donné à Bradfield et à Moore davantage de marge pour le travail de mise en musique, d'où peut-être cette floraison de « hits » (voir plus haut la réaction effarée de Bradfield découvrant les textes de Richey).

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Sur un live de La Tristesse durera au Féile Festival, en 1993, Richey s'avère non seulement branché (c'était apparemment un des rares morceaux pour lesquels il maîtrisait sa partie, évidemment assez basique) mais gratifié d'un puissant volume (il semblerait que le type à la console de mixage ait cru qu'il était le guitariste principal). Le solo de Bradfield, qui rame et fait ce qu'il peut, est totalement couvert, tandis que Richey, visiblement pas conscient du problème, s'en donne à cœur joie, sans doute tout content de pouvoir, pour une fois, jouer réellement sur un morceau (et de fait, il ne s'en sort pas si mal, c'est surtout le volume qui pose problème). La vidéo est savoureuse, pour les raisons susdites, mais aussi pour l'air interloqué de Wire dès qu'il remarque le problème et surtout pour le sourire amusé qu'arbore Sean Moore pendant tout le morceau.

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168 Songs of Hatred and Failure, de Keith Cameron.

Comme c'était également assez souvent le cas avec les notices du site MSP-song-by-song, une telle approche a notamment l'intérêt d'attirer mon attention sur des détails qui rendent l'écoute encore plus agréable. C'est particulièrement net pour We Her Majesty's Prisoners, un morceau de 1991 que je trouvais relativement peu intéressant mais qui le devient davantage à présent que je prête attention à la présence d'un piano dans le refrain, laquelle qui m'avait jusque là totalement échappé.

Un des atouts de Keith Cameron est d'avoir écrit en lien avec les MSP. C'est ainsi qu'on a parfois leur avis sur les différentes versions d'un même titre et ainsi que je « découvre » véritablement Repeat, je veux dire avec plaisir, alors que c'est un des rares morceaux qui m'avait toujours semblé peu intéressant et cela dans les deux versions présentes sur Generation Terrorists. Mais en réalité tout le monde semble d'accord sur ce point et c'est dans les démos que l'on trouve quelque chose de bien plus efficace. La réalité est d'ailleurs un peu plus complexe. La démo originale vantée par Cameron et les Manics est visiblement celle qui a été enregistrée sur Feminine is Beautiful, sous le titre de Repeat after me : elle est effectivement bien meilleure que celles de l'album, mais l'enregistrement n'est pas terrible. A tort ou à raison, c'est quant à moi les démos dites Marcus et House in the Woods, reprises en bonus de l'édition 20° Anniversaire de GT (et pour lesquelles je ne trouve pour l'instant aucune datation précise) que je trouve les plus intéressantes.

 


Le Manuel du soldat en campagne

De quoi sont les pieds du fantassin ?

- Ils sont l'objet de soins constants.

Dans quoi sont creusées les latrines ?

- Dans le premier quart d'heure qui suit l'arrivée au camp.

Que met-on dans son fusil ?

- Une confiance inébranlable.

Sur quoi tire-t-on ?

- Sur l'ordre de son chef de section.

Que suit la balle en sortant du fusil ?

- Elle suit les lois de la balistique.

Combien de temps met le fût du canon à se refroidir ?

- Il met un certain temps.

Quand doivent avoir lieu les défilés ?

- L'après-midi s'il pleut le matin et le matin s'il pleut l'après-midi.

Jusqu'à qui doit se faire tuer le soldat ?

- Jusqu'au dernier.

En quoi consiste la stratégie ?

- Elle consiste à continuer de tirer pour faire croire à l'ennemi qu'on a encore des munitions.

 


Joseph L. MANKIEWICZ (1909-1993)

Il faut voir Eve bien sûr, mais aussi d'autres merveilles comme La Comtesse aux pieds nus, Le Reptile ou Le Limier.

Comme on lui demandait pourquoi il utilisait souvent des acteurs britanniques, Mankiewicz répondait : "Si j'avais besoin de champions de natation, je prendrais des américains."

A la fin de sa vie, il ne réalisait plus et laissait plus ou moins échouer les projets. Comme on lui en proposait un, sur la base d'un accord par étapes, il demande une somme colossale pour la première étape. Ses interlocuteurs sidérés lui demandent : "Mais qu'est-ce que vous allez faire pour cette somme, pour la première étape ? - Ben je vais lire cette merde."

"La télévision, c'est le chewing-gum de l'oeil."

 

Cléopâtre

Le défilé organisé pour l'arrivée à Rome de Cléopâtre est digne de Jean-Paul Goude. Philippe Muray pourrait y voir une des sources de la société hyper-festive. De même, plus loin, son arrivée en bateau doré, avec courtisanes jetant des fleurs sur le rivage, évoque fortement le passage du char de la Reine de la Mirabelle ou de Miss Quiche.

Marc-Antoine, piteux après sa défaite d'Actium : on s'attend presque, tellement le mot est aujourd'hui à la mode, à l'entendre dire, pour se remotiver :

- Je vais rebondir ... Je vais rebondir ...

 


MARCABRU, troubadour du XII° siècle

"Celui qui se dispose à aimer d'amour sensuel se met en guerre contre lui-même, car le sot, après avoir vidé sa bourse, fait triste contenance."

 


Bernard MARIS (né en 1946, assassiné par des connards le 7 janvier 2015)

Antimanuel d'Economie :

Tome 1 : Les Fourmis

Tome 2 : Les Cigales

On trouvera également en annexe du tome 2 un recensement critique des arguments et sophismes les plus utilisés par le discours économique dominant. Cette annexe est quasi-intégralement reproduite dans le kit de survie.


Joël MARTIN (né en 1941)

Le Dico de la Contrepèterie

Aucun homme n'est jamais assez fort pour ce calcul.

La cyclotouriste a un cale-pied coincé dans la mousse.


William MARX

J'ai essentiellement découvert en visionnant ses cours au Collège de France où il a pris le relais d'Antoine Compagnon et je trouvais assez souvent dans ses cours des choses intéressantes, pas mal de références à Borges, et surtout presque tous ses cours sur les bibliothèques. Dans l'un de ceux-ci, il cite un texte où Gabriel Naudé parle d'une bibliothèque "où tous les livres sont pêle-mêlés" et ajoute à propos de son catalogue : "d'autant que, pour éviter les incommodités précédentes, il entraîne après soi une Iliade d'autres".

Les choses se gâtent en février 2024, où, sur France Cuture, il vient jouer les idiots utiles de l'extrême-droite en s'opposant à une tribune contre Sylvain Tesson et, plus navrant encore, prétendre que Mélenchon est poutinolâtre.

L'indéniable intérêt de la plupart de ses cours contrebalaçant un peu ses répugnantes et mensongères affirmations politiques, j'ai repris le visionnage des cours en question, mais j'ai rapidement abandonné, côté séminaire, la donzelle venue parler du Goulag : on pouvait évidemment s'attendre au pire, j'ai essayé tout de même, mais lorsque, après avoir à juste titre indiqué que les opposants politiques s'y trouvaient mêlés aux « droit commun » et que cette pègre y faisait évidemment sa loi, le discours s'est mis à suggérer que les pratiques de cette pègre étaient donc à mettre sur le compte du régime, là, quoi qu'on puisse penser dudit régime, je décroche : du côté nazi, c'est le régime lui-même qui planifiait de A jusqu'à Z les moindres abominations et si cette femme ne voit pas la nuance, qu'elle continue à pérorer, mais ce sera sans moi. Idem pour Marx lui-même quelques semaines plus tard : la vie est trop courte pour la perdre à écouter pérorer un type pareil.

Le savoir gai

C'est peu après ces désolantes déclarations marxiennes que j'ai commencé la lecture de son Savoir Gai. L'organisation plutôt agréable du livre, en brèves rubriques permet une lecture ponctuelle et étalée. Je l'aborde évidemment sans aucune indulgence et les défauts m'en auraient peut-être été moins sensibles si William Marx ne se comportait pas comme un connard sur les ondes. Toujours est-il que le choix de parler de soi à la 2° personne du singulier est particulièrement artificiel, en particulier dans le préambule. Le fait (pourtant seulement dû au hasard) de lire en même temps et en parallèle Enfance de Sarraute, texte où l'emploi du même pronom est pleinement justifié par le dispositif (tout comme il avait du sens et de l'intérêt dans Roland Barthes par Roland Barthes), rend cela encore plus sensible, mais il suffit d'y remplacer chaque « tu » par un « je » pour constater à quel point ce choix n'est là que pour faire le malin, pour faire le Barthes (mais n'est pas Barthes qui veut) et surtout pour cacher la misère : car si le projet est intéressant, le propos ne l'est pas toujours, en particulier dans ce préambule qui ne fait guère qu'accumuler les lieux communs.

Il y a certes quelques remarques intéressantes, notamment lorsqu'il fait observer que, malgré le sens de la racine grecque « homo », l'homosexualité n'est pas le goût pour le même, le même ne se réduisant pas au genre ou sexe et l'homosexualité pouvant être beaucoup plus ouverte aux autres formes d'altérité (sociale, raciale, religieuse, etc.) que les « ghettos homophobes » où l'endogamie sociale, locale, religieuse, est constante et où finalement la seule différence qui soit bienvenue dans la conception du couple est la différence homme/femme.

Mais autour de cela, pour l'instant, que de platitudes, voire d'inepties ! Passons sur ce qui relève de la subjectivité, naturelle avec un tel sujet (encore que les goûts personnels de William Marx ne soient pas forcément ce qu'on espère apprendre avec tel ouvrage qui se présente comme une exploration de la vision du monde induite par l'homosexualité en général et non comme un étalage autobiographique). Restons en aux inepties objectives.

Ainsi, considérer l'homosexualité comme ultra-minoritaire me semble absurde. Considérer l'homophobie comme un besoin d'imposer son hétérosexualité aux autres, sans voir que ce besoin est d'autant plus irrépressible (et l'homophobie d'autant plus virulente) que cette hétérosexualité est plus hésitante, incertaine, fragile, voire factice, chez un individu, c'est tout aussi absurde et cela n'aide pas à lutter contre ce phénomène. Mais on a l'impression que l'objectif de William Marx est moins de comprendre les choses que de faire le paon en jouant les êtres rares : « Je fais partie d'une infime minorité, semble-t-il nous dire en permanence, minorité à l'intérieur de laquelle je suis moi-même un être d'exception pour tout un tas de raisons, et je vais donc vous expliquer cette réalité si pittoresque. »

Page 22, sa théorie pour expliquer la préférence d'un de ses amis hétérosexuels pour les toilettes fermées plutôt que pour les rangées d'urinoirs est tout aussi fumeuse. Lorsque ça l'arrange, l'hypothèse d'une homosexualité refoulée (absente de son discours sur l'homophobie) sort du chapeau : il lui semble évident que cet ami a inconsciemment peur d'avoir une érection à la vue d'autres sexes (???WTF!!!) C'est faire peu de cas d'hypothèses plus simples (la pudeur, la peur de s'exhiber) au profit d'un raisonnement délirant. Car en réalité, combien d'homosexuels, à part William Marx, sont-ils réellement fascinés par l'idée d'apercevoir des sexes mous dans une pissotière ? Et combien, parmi ceux que cela intéresse, sont-ils totalement incapables de contrôler leur érection si nécessaire (entendez : si la situation n'est pas favorable) ?

Pas mal d'inepties également lorsqu'il aborde la question de la prostitution. Il semble d'ailleurs le faire avant tout pour se vanter du fait qu'on lui ait un jour proposé de le payer alors qu'il n'y songeait même pas (précisant aussitôt qu'il n'a évidemment pas accepté mais qu'il a trouvé cela flatteur). Mais puisque le sujet est lancé, il se met à théoriser un peu, critique (sans doute à juste titre) les lois actuelles, mais surtout insiste sur le fait qu'on a tort de voir dans la prostitution une forme de domination, voire d'asservissement. L'égalité plus grande dans les rapports homosexuels l'a, dit-il, aidé à comprendre cette erreur de jugement : en gros, si les rapports homosexuels peuvent être très égalitaires, ils le sont donc (?) aussi dans la prostitution homosexuelle, donc (?) la prostitution homosexuelle n'est pas par nature inégalitaire, et si c'est vrai pour la prostitution homosexuelle c'est vrai pour la prostitution en général. Passons sur le fait qu'il étende si facilement ce jugement à la prostitution des femmes après avoir lui-même souligné que les rapports homosexuels étaient « plus égalitaires » ... Le vrai problème, c'est qu'il ne prend en compte que le cas de la prostitution librement choisie (celle que notre pitre a failli exercer un jour, quelle aventure ! on en frémit encore !) Il parle bien de l'existence, à côté de cela, de réseaux criminels qu'il faut « bien sûr » combattre, mais cela semble à le lire très minoritaire et cela n'enlève apparemment rien à son beau raisonnement quant à l'égalité des rapports client/prostitué.e. Il va de soi que cette égalité (et ce libre choix) sont déjà moins évidents lorsque l'on tient compte du proxénétisme et plus encore des réseaux maffieux, mais c'est toute la question de l'inégalité sociale qui est en réalité totalement occultée chez (ce) Marx. Obnubilé par son propre cas de petit bourgeois qui finalement « choisit » de ne pas se prostituer (parce que, admet-il, même si l'idée le flatte, ben il n'a pas vraiment besoin d'argent), il considère que toute prostitution non-contrainte par des maffieux est une prostitution librement choisie : qu'elle puisse être conditionnée par une forme de précarité ne l'effleure pas du tout. A cette occasion et comme lorsqu'il évoquait son trouble, en pénétrant dans une pissotière, à l'idée qu'il pourrait se retrouver involontairement engagé dans un jeu d'exhibition/voyeurisme, William Marx fait penser à ces bourgeois.es de la Belle Epoque qui se donnaient des frissons en allant danser la java parmi les « apaches ».

Evoquant page 51 les formes violentes d'homophobie qui persistent à notre époque dans certains pays, Marx s'en tient pour ce que je suppose être les talibans à des allusions assez vagues. Mais cela vaut la peine de sacrifier la clarté du propos car, comme il l'explique en note, il/tu « te refuses à immortaliser en ces pages le nom de ces hommes de foi ». Peut-être mon mépris pour ce type m'empêche-t-il de sentir que cette prétention, qui m'apparaît grotesque, est en réalité surjouée et relève de l'humour ? Mouais.

Un passage plus intéressant en revanche dans son article « Evangile », qui attire l'attention sur un épisode pour le moins curieux en Marc XIV, 51-52. La suite tourne un peu au délire complotiste, mais enfin il l'admet lui-même.

William Marx considère en gros que l'émotion esthétique n'est pas du tout une contemplation désintéressée de la beauté, comme le croit naïvement un ballot tel que Kant. En se sentant émoustillé par certaines œuvres représentant de solides gaillards, il a compris qu'en réalité l'art n'était qu'un prétexte pour échauffer les hétérosexuels avec des Vénus de Milo ou d'ailleurs. Mouais. J'ajouterais volontiers, en pensant par exemple aux oeuvres les plus aguicheuses de Chardin ou de Monet : et à exciter les pervers qui donnent dans la cruche d'eau ou dans la meule de foin.

 


Jean-Charles MASSERA (né en 1965)

Echantillon :

"353 fiches ultra-complètes présentent toutes les caractéristiques des personnages qui ont des sentiments en étroite relation avec la croissance des entreprises. Sous la pression croissante des actionnaires, les digimons ont plusieurs stades d'évolution. La création de 353 fiches ultra-complètes présentant toutes les caractéristiques des personnages qui ont des sentiments et qui ont la chance de pouvoir se transformer en un monstre plus gros quand il survient un danger par la réduction des coûts, la création de ces fiches ayant de toute évidence des limites, la progression du retard dans la maîtrise de la lecture et de l'écriture est aujourd'hui essentielle. Les enfants qui veulent le même T-shirt que Jérémy et qui redoublent représentent un marché potentiel énorme."


The MATRIX

Même si tout ceci est loin d'être aussi original qu'on a tendance à le croire, le premier volet est intéressant et indéniablement réussi.

Le suivant, même à la deuxième vision, me déplaît fortement : amphigouri mys-tech, combats confus,... Je persiste à n'en sauver que la scène où Morpheus se bat sur le toit d'un camion. Il m'est par ailleurs impossible de me passionner pour les aventures d'un type en soutane, et Lambert Wilson semble totalement déplacé.

Le troisième se laisse davantage regarder, en particulier la longue bataille pour défendre Sion. On revient ici à de la SF d'action plus classique, mais au moins c'est efficace, esthétiquement plutôt réussi, tout en bleuté, noir et orangé, et tout ça nous soulage un peu des conneries religieuses qui ont tendance à plomber ces trois films.


Xavier MAUDUIT

Xavier Mauduit est un historien de formation, mais comme il s'est d'abord fait connaître en évoquant des faits divers farfelus aux côtés de François Saltiel sur le plateau d'Elisabeth Quint, laquelle les appelait "Saltiel et Mauduit" comme on dirait "Laurel et Hardy", il passait un peu pour le bouffon de service, un peu comme autrefois Michel Field ou Carmouze chez Dechavanne.

Il anime désormais Le Cours de l'Histoire sur France Culture, émission souvent très intéressante et tout à fait sérieuse, même s'il ne peut s'empêcher d'y mêler quelques calembours et facéties, notamment dans ses titres, ainsi celui de cette émission consacrée à l'éloquence dans la Grèce antique, "les Malheurs des sophistes".

Ou encore, après la lecture d'un texte, ce commentaire : "C'était Danton. Danton quoi ? Dans ton Cours de l'Histoire !"

Dans une autre émission, il nous fait découvrir cette blague de l'Antiquité grecque, tirée du Philogelos (un recueil de blagues) : "C'est un intellectuel, un chauve et un barbier qui voyagent ensemble. Ils bivouaquent dans un endroit désert et décident de faire des tours de veille de quatre heures chacun pour surveiller leurs affaires. C'est au barbier que revient la première veille et, pour s'amuser, il rase l'intellectuel dans son sommeil ; puis il le réveille, une fois son quart terminé. L'intellectuel, en se réveillant, se gratte la tête et s'aperçoit qu'il n'a plus un cheveu : Ah ! s'écrie-t-il, quelle andouille, ce barbier : il a réveillé le chauve à ma place !"

Quoi qu'il en soit, Mauduit fait du bon travail. Le saugrenu, chez lui, relève le plat : il ne relève pas, comme chez Enthoven et sa clique, de la provocation facile consistant à diffuser une chanson de Claude François ou de Sylvie Vartan dans une émission de philosophie, de cette posture que j'appelle celle du "curé salace" ("je suis capable de parler de choses très très élevées, mais regardez comme je sais rester hyper cool en même temps !"). Car non seulement Mauduit est vraiment drôle, mais il est relativement peu soumis au discours dominant. Son émission a par exemple longtemps hébergé une chronique du très à gauche Gérard Noiriel : pour prendre le même point de comparaison, celle d'Enthoven "hébergeait" une chronique insipide de sa compagne Adèle Van Reeth, laquelle reprit le flambeau (si l'on n'a pas peur d'appeler "flambeau" un tel tissu de conneries propagandistes) et hébergeant quant à elle une chronique insipide de Géraldine Mosna-Savoye, laquelle lui succéda en tant qu'animatrice principale lorsque Van Reeth partit diriger France Inter et virer Guillaume Meurice. Dans une mini-série télévisée de 1982, La Nouvelle Malle des Indes, le résumé des épisodes précédents était dit par la voix de Dominique Paturel et le texte disait notamment qu'un riche armateur avait lancé contre les héros "un redoutable gredin, Taylor, flanqué de deux arsouilles, Bartholdo et Joseph". Bartholdo et Joseph étaient en réalité particulièrement inquiétants et le terme d'arsouilles semblait un peu trop amusant pour les désigner. Mais je m'égare, revenons à la clique Enthoven, cette formule leur convient à merveille : "un redoutable gredin, flanqué de deux arsouilles." Mais je m'égare toujours, j'étais censé parler de Mauduit.

Alors que son invité du jour parlait de l'horrible KGB durant une heure, Mauduit l'a tout de même amené à admettre au passage (et presque sous la contrainte) que la police politique tsariste ne valait pas vraiment mieux et (plus difficile encore à lui arracher) que l'URSS fut dès le départ confrontée à la guerre civile. Pas mal, qui ferait ça aujourd'hui dans son émission ? Finkielkraut ?

Une semaine du Cours de l'histoire consacrée aux rapports entre Israël et les Palestiniens. La 3° émission, consacrée à la résistance palestinienne est particulièrement intéressante, dans son ensemble et plus particulièrement dans un passage final qui montre bien qui, de chaque côté, a tout fait pour empêcher les accords de paix : les fascistes islamistes du Hamas (récupération d'ailleurs clairement opportuniste du conflit par un islamisme au départ uniquement soucieux d'islamiser la société et non de combattre une quelconque occupation) et l'extrême-droite israëlienne avec Netanyahu. Ces divers fascismes, qui ont tout intérêt, pour prospérer, à entretenir et aggraver les problèmes et dont l'affrontement même, surjoué et hypocrite ("mon semblable, mon frère") est une forme de coopération, voilà qui nous éclaire non seulement sur la situation au Moyen Orient mais sur ce qui se passe partout dans le monde, depuis toujours sans doute, de manière encore plus nette à certaines époques (dont la nôtre).

Autre émission intéressante sur l'esclavage au Moyen Age, pratique qui a continué d'exister dans l'Occident chrétien et qui est à distinguer du servage. On y apprend même que Verdun fut une plaque tournante du marché des esclaves !

Une émission sur les bistrots. Laurent Bihl raconte cette réponse d'un bistrotier au représentant qui lui demandait s'il prendrait aussi cette semaine-là « une caisse de Suze, comme d'habitude » : « Ah non, le client est mort. »

 


Guy de MAUPASSANT (1850-1893)

Dans Bel-Ami, Duroy dîne chaque jeudi chez sa maîtresse et, sur les conseils de celle-ci, gagne la sympathie du mari en lui parlant agriculture et jardinage : "... et comme il aimait lui-même les choses de la terre, ils s'intéressaient parfois tellement tous les deux à leur causerie qu'ils oubliaient tout à fait leur femme sommeillant sur le canapé."


Eduardo MENDOZA (né en 1943)

Assez curieusement, cet auteur espagnol est un des plus efficaces représentants d'un humour qu'on peut, je crois, qualifier d'anglais, proche de Woodehouse, de Jerome K. Jerome, de Tom Sharpe. Cet humour est plus ou moins concentré selon les romans, mais aucun des trois que j'ai lus pour l'instant ne m'a déçu, mon préféré étant a priori l'hilarant Dernier Voyage d'Horatio II.

Sans nouvelles de Gurb, autre roman de pseudo-SF (un extra-terrestre recherche son collègue perdu dans Barcelone), manque d'un fil conducteur suffisant et a parfois quelques longueurs, mais mérite franchement le détour. Quelques extraits :

A propos des romans policier d'Agatha Christie : "L'argument du roman est d'une extrême simplicité. Un individu que, pour simplifier, nous appellerons A, est trouvé mort dans la bibliothèque. Un autre individu, B, essaye de deviner qui a tué A et pourquoi. Après une série d'opérations dénuées de toute logique (il aurait suffi d'appliquer la formule 3(x2 - r) n +- 0 pour résoudre tout de suite le problème), B affirme (à tort) que le coupable est C. Sur quoi le livre s'achève à la satisfaction générale, y compris celle de C. Je ne sais pas ce qu'est un majordome."

Pour séduire sa voisine : "Il est très probable qu'elle aime les fleurs et les animaux domestiques. Je pourrais lui envoyer une rose et deux douzaines de dobermans."

Un médecin, constatant des phénomènes étranges au passage du narrateur, dit que c'est "comme si, à cette heure précise, un Martien était entré dans l'hôpital. J'ai été vexé que quelqu'un puisse me confondre avec un de ces demeurés qui ne savent que jouer au golf et dire que le service est mal fait."

***

Le Dernier Voyage d'Horatio II

Tout est dans le style dans lequel est rédigé le journal de bord de ce commandant irresponsable. Belle satire des rapports hiérarchiques. Understatement permanent.

"Profitant de l'amnésie du garde du corps, le docteur Agustinopoulos l'a habillé en Alsacienne et en a fait une jeune personne accomplie."

"Le Gouverneur déchu m'a demandé si je n'avais rien remarqué d'étrange au cours du dîner qui nous avait été offert et, sur ma réponse négative, il a dit que lui, si. J'ai pensé qu'après ce bref échange d'informations il allait s'en aller et me laisser tranquille, mais (...)"

***

Excellent également, le pseudo-polar, Le Mystère de la Crypte ensorcelée, où l'enquête est menée par un délinquant sorti d'un asile d'aliénés. Il bavarde avec un vieux jardinier qui lui explique que lui et son épouse, en 30 ans, n'ont "jamais fait usage du mariage" :

"Le Très-Haut nous donna des forces. Quand la passion était sur le point de nous vaincre, je frappais mon épouse à coups de ceinturon et elle me donnait des coups de fer à repasser sur la tête."

On retrouve le même personnage dans Le Labyrinthe aux olives et dans le plus drôle encore Artiste des dames :

"Cañuto aurait été acquitté s'il ne s'était acharné à expliquer que ses braquages faisaient partie d'un plan mondial pour semer le chaos, dont lui-même, Cañuto, était tout juste la pointe émergée de l'iceberg, qu'il s'obstinait aussi, par ailleurs, à appeler la pointe du gland."

"Je sais qu'un jour je les tuerai toutes les deux à coups de hache, mais en attendant nous vivons bien."

"Je me suis réveillé au bout d'une heure, sans avoir besoin de réveil (c'est un don que je possède et qui m'a permis d'économiser une fortune en piles)."

"Derrière l'immeuble, près de la porte du garage, j'ai avisé un homme qui examinait le mur avec soin. Je me suis approché de lui et lui ai demandé s'il savait quel était le mobile du crime. Il s'est retourné, surpris, et j'ai compris qu'il ne s'agissait pas d'un enquêteur mais d'un passant qui était en train d'uriner. Il a bien failli m'arroser."

"Et un jour qu'un des clients de Purines était mort en pleine extase, c'est avec plaisir que je l'ai aidée à le transporter sur un banc de la rue, où nous l'avons laissé confortablement installé et faisant comme s'il lisait le supplément culturel d'ABC."

Lors de l'explosion du salon de coiffure : "Nous avons exécuté un bref vol plané au cours duquel j'ai tenté sans succès d'attraper, au fur et à mesure qu'ils passaient près de moi, les différents éléments composant la boutique (le séchoir, le fauteuil, la cuvette) qui, du fait de leur moindre densité, se déplaçaient plus vite que moi (...) avant de vérifier si j'étais en possession de toutes les parties de mon corps, j'ai tâtonné à quatre pattes pour réunir le matériel dispersé et le protéger de la convoitise d'un éventuel petit malin ; puis je me suis occupé de moi, et enfin je me suis intéressé au sort de mon beau-frère qui, au dire d'un voisin plein de sollicitude, avait eu la veine de retomber sur le store du magasin de fruits et légumes de Mme Consuelo, ce qui faisait qu'il était indemne, bien que momentanément atteint de surdité, cécité, paralysie, amnésie et d'une décomposition galopante. Rassuré à son sujet, je l'ai laissé aux soins de ceux qui tentaient de le réanimer et d'extraire de ses orifices un régime de bananes, et j'ai couru remettre les ustensiles rescapés à leur place, c'est-à-dire parmi les décombres de la boutique, sur la façade de laquelle j'ai écrit avec le manche d'une brosse carbonisée : OFFRE SPECIALE - 10% de remise durant les travaux d'agrandissement et de rénovation."

Dans le discours prononcé par le maire de Barcelone : "Nous avons besoin d'actes. Et plus encore : d'hommes capables de les réaliser. Car les actes ne se font pas tout seuls, sauf les pollutions nocturnes et certains projets d'urbanisme (...) En disant cela, il me revient en mémoire un souvenir d'enfance. Je me vois, avec le dédoublement de la personnalité propre aux schizophrènes, dans la salle de l'école où j'ai préparé mon bac. Sur mon pupitre est ouvert le livre de l'Histoire universelle, et à la page de gauche, en haut, dans un encadré, il y a une illustration. Cette illustration représente un soldat romain, avec cette minijupe qui excitait tant ma lascivité naissante, une épée à la main, défendant un pont contre les hordes barbares qui tentaient de le franchir. Allez savoir où étaient passés les autres. Un homme seul, un simple soldat, un légionnaire, peut-être d'ailleurs un enfant de putain, protégeant l'Empire romain. Je n'oublierai jamais cette image. En revanche, j'ai complètement oublié ce que j'étais en train de vous dire. Et mon nom."

"A la fenêtre de l'appartement d'Ivette, j'ai cru distinguer la silhouette de la partie supérieure d'Ivette. Puis cette silhouette a disparu et la silhouette de la partie inférieure d'Ivette est apparue. Un moment, j'ai pensé qu'Ivette voulait faire savoir à un observateur extérieur qu'elle était toujours entière, mais j'ai vite chassé cette idée absurde et déduit qu'elle devait être en train de faire de la gymnastique."

"Des blocs de logements destinés à la reproduction et à l'élevage des gens pauvres et honnêtes (...)"

"Une blessure par balle, lui avait-il expliqué, était une plaisanterie en comparaison de la salmonellose qui lui donnait tant de travail. Si, plutôt que d'ingérer une mayonnaise douteuse, les gens se tiraient une balle, ce serait la belle vie, avait dit en conclusion le bon docteur."

"M. Pancracio était un petit vieux menu et humble. Il avait une minuscule boutique, très propre et bien rangée, pleine de coucous qui, toutes les demi-heures, l'obligeaient à s'enfuir sur le trottoir (...) Avec l'apparition des montres à quartz, son activité avait beaucoup diminué. Il n'avait plus de pièces à changer, ni de rouages à rajuster et à huiler pour qu'ils fonctionnent avec une parfaite précision. Désormais son travail consistait à remplacer des piles mortes et des bracelets déchirés, et à aider les demeurés à changer l'heure deux fois par an, à la date requise."

"Je me suis remis la tête sous le robinet. Quand je me suis réveillé, l'eau m'entrait par une oreille et me ressortait par la bouche"

Le maire va chercher une chaise pour un nouvel arrivant, "mais il a précisé qu'il n'y allait pas en sa qualité de maire mais de simple citoyen, étant entendu, a-t-il dit, que les maires possèdent, en vertu de leur charge, une double personnalité, comme Clark Kent."

Le même maire dit plus loin : "Rien de bien grave : quelques coups de feu sont un échange d'impression par d'autres moyens, comme a dit Platon."

Le dernier tiers du roman perd un peu en puissance comique, mais les deux premiers tiers suffisent à en faire un des meilleurs Mendoza.

***

Inutilement long et relativement décevant, Bataille de chats est malheureusement dénué de ce ton délectable et on peut à mon avis se dispenser de le lire, d'autant que, sous couvert d'impartialité, Mendoza met dans le même sac les communistes et les fascistes (tout en rendant parfois le leader de la Phalange plutôt sympathique). Une petite dizaine de formules amusantes surnagent, ce qui ne fait pas beaucoup sur 450 pages. Je retiendrai ces propos de la duchesse se plaignant que ses fils se soient laissés entraîner vers le fascisme et les chemises bleues de Primo de Rivera : "Avec ses belles paroles, il a tourné la tête à toute la famille : mon mari veut aliéner son patrimoine, mon fils aîné est à Rome en train de lécher les bottes de ce clown gesticulant, et le cadet se promène dans Madrid habillé de bleu comme un plombier."


Prosper MERIMEE (1803-1870)

Colomba

Début du Chapitre Premier :

"Dans les premiers jours du mois d'octobre 181., le colonel Sir Thomas Nevil, Irlandais, officier distingué de l'armée anglaise, descendit avec sa fille à l'hôtel Beauvau, à Marseille, au retour d'un voyage en Italie. L'admiration continue des voyageurs enthousiastes a produit une réaction, et, pour se singulariser, beaucoup de touristes aujourd'hui prennent pour devise le nil admirari d'Horace. C'est à cette classe de voyageurs mécontents qu'appartenait Miss Lydia, fille unique du colonel. La Transfiguration lui avait paru médiocre, le Vésuve en éruption à peine supérieur aux cheminées des usines de Birmingham. En somme, sa grande objection contre l'Italie était que ce pays manquait de couleur locale, de caractère. Explique qui pourra le sens de ces mots, que je comprenais fort bien il y a quelques années, et que je n'entends plus aujourd'hui. D'abord, Miss Lydia s'était flattée de trouver au-delà des Alpes des choses que personne n'aurait vues avant elle, et dont elle pourrait parler avec les honnêtes gens, comme dit M. Jourdain. Mais bientôt, partout devancée par ses compatriotes et désespérant de rencontrer rien d'inconnu, elle se jeta dans le parti de l'opposition. Il est bien désagréable, en effet, de ne pouvoir parler des merveilles de l'Italie sans que quelqu'un ne vous dise : “ Vous connaissez sans doute ce Raphaël du palais ***, à*** ? C'est ce qu'il y a de plus beau en Italie.”

- Et c'est justement ce qu'on a négligé de voir. Comme il est trop long de tout voir, le plus simple c'est de tout condamner de parti pris.

A l'hôtel Beauvau, Miss Lydia eut un amer désappointement. Elle rapportait un joli croquis de la porte pélasgique ou cyclopéenne de Segni, qu'elle croyait oubliée par les dessinateurs. Or, Lady Frances Fenwich, la rencontrant à Marseille, lui montra son album, où, entre un sonnet et une fleur desséchée, figurait la porte en question, enluminée à grand renfort de terre de Sienne. Miss Lydia donna la porte de Segni à sa femme de chambre, et perdit toute estime pour les constructions pélasgiques."


THE MEN THEY COULDN'T HANG

Version écossaise des Pogues, The Men They Couldn't Hang n'avait certainement pas le mérite de l'originalité, mais leur musique est largement aussi riche mélodiquement et plus travaillée que celle des Pogues (mais il ne faut pas nier que la dimension bordélique faisait partie intégrante du concept même des Pogues). Bref, une musique plus propre, mais aussi plus politisée, avec souvent dans les textes une dimension sociale et historique très intéressante, et ceci sans rien perdre en énergie. Je ne crois pas avoir jamais vu un groupe arriver sur scène et installer une ambiance aussi enflammée dès les premières secondes (surtout si l'on considère que ce groupe était parfaitement inconnu du public devant lequel il jouait ce soir-là, à Lorient). Un très grand groupe de scène. Mais aussi de très bons albums, en particulier l'extraordinaire Waiting for Bonaparte, suivi par le sympathique Silver Town, puis de l'excellent (quoique dans un style plus country) Domino Club.

Dans la chanson anti-fasciste The Ghosts of Cable Street, on trouve cette belle formule :

"A hand raised up that way never took the future in its palm" (soit, approximativement : "un type qui lève le bras de cette manière a peu de chances d'accueillir le futur dans la paume de sa main")


Philippe MEYER (né en 1947)

Chroniques

Les mères anglaises, selon une étude de 1989, sont 69% à battre leurs enfants, dont 22% avec une canne, une ceinture ou une pantoufle. Plus loin, il est question des pères anglais, qui prennent le relais après 11 ans.

"36% de ces pères ont recours à des ustensiles divers, parmi lesquels on retrouve la canne - autre élément de la tradition britannique avec le chapeau melon - et la pantoufle, qui semble être chez les Anglais assimilable à une arme de poing."

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Dans son émission, La Prochaine fois je vous le chanterai, après avoir diffusé L'Herbe tendre, ("Pour faire de vieux os / Faut y aller mollo / Pas abuser de rien / Pour aller loin / etc.) chantée par Gainsbourg et Michel Simon qui passent leur temps à se marrer, Philippe Meyer commente :

- C'était l'Herbe tendre, par Michel Simon et Serge Gainsbourg, qui n'avaient abusé de rien.

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Relativisant (je ne sais plus où) la notion d'artiste maudit, Meyer souligne en quoi Van Gogh n'en est pas un si bon exemple : il n'a peint que durant quatre ans ; aucune oeuvre aussi novatrice n'aurait pu être comprise en si peu de temps ; en outre il a toujours refusé de vendre.


Pierre MICHON (né en 1945)

Un des rares auteurs contemporains qui me semble valoir le détour, tant par l'intérêt de son propos que par la densité et la qualité esthétiques de sa prose. Les Vies minuscules sont admirables : et pourtant je ne parviens guère à éprouver de sympathie pour leur narrateur, mais cette honnêteté envers soi-même est encore une qualité à mettre au crédit de Pierre Michon.

Les essais regroupés dans Corps de roi sont également très intéressants, en particulier le second, Corps de bois, sur Flaubert. On y trouve en outre cette belle citation de Maurice de Guérin s'imaginant métamorphosé en arbre : "S'entretenir d'une sève choisie par soi dans les éléments, s'envelopper, paraître aux hommes puissant par les racines et d'une grande indifférence, ne rendre à l'aventure que des sons vagues mais profonds, tels que ceux de quelques cimes touffues qui imitent les murmures de la mer, c'est un état de vie qui me semble digne d'efforts et bien propre à être opposé aux hommes et à la fortune du jour."

Et cette anecdote-métaphore : "En mai 1882, Léon Guiral explore le royaume téké du Congo sur quoi règne le roi Makoko. Comme avant lui Brazza, il s'étonne du plaisir extrême qu'éprouve Makoko à souffler dans un sifflet de quartier-maître de marine. Les matelots rient beaucoup. Makoko très sérieusement s'époumone, court vers les bois et souffle, se tourne vers les huttes et souffle, renverse la tête et souffle vers le ciel. Guiral sourit. Ni les matelots ni Guiral ne peuvent savoir que Makoko est le maître des esprits et qu'il est le seul à pouvoir communiquer avec eux par des sifflements aigus. L'art est un sifflet de Makoko."

Michon évoque également un diplomate piémontais, le chevalier de Revel, rencontré par Benjamin Constant et qui affirmait que Dieu était mort avant d'avoir achevé sa création : "tout à présent se trouve fait dans un but qui n'existe plus (...) nous sommes comme des montres où il n'y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d'intelligence, tourneraient jusqu'à ce qu'ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : puisque je tourne, j'ai donc un but."

"Il existe un moyen de sauver Flaubert - de sauver la vie de Flaubert, sa prose n'a pas besoin de moi. C'est de supposer qu'il a menti, qu'il n'a jamais fait le moine ni le forçat. C'est de supposer qu'il n'a rien fait de ses dix doigts la plupart du temps à Croisset, qu'il a joui de la Seine, du vent dans les peupliers, de sa petite nièce mangeant des confitures, des grandes vaches dans les champs, mugitusque boum, des grandes femmes de temps en temps, de la débauche qu'est la lecture, de la luxure qu'est le savoir ; qu'il a joyeusement cueilli des tilleuls pour faire de la tisane, joyeusement fait défiler dans sa tête des nomenclatures phéniciennes ; et que ça et là, de chic, pour marquer le temps, pour épater les Parisiens, pour donner du travail à ses flagorneurs dans Paris, il soit tout de même monté dans son cagibi et y ait écrit quelques phrases parfaites qui lui venaient tout naturellement."

Ce type de réinvention de l'histoire, mais aussi ce type d'énumération rendant compte de toute la diversité de l'expérience peuvent d'une certaine façon rappeler les récits mais surtout les essais de Borges. Même sens du mot juste, également. Même goût affirmé pour l'érudition, pour les textes et les anecdotes curieuses. Sans parler de cette hypothèse métaphysique du chevalier de Revel qui pourrait servir de pendant aux délires de P.H. Gosse qui fascinèrent Borges.


LES 1001 NUITS

Permanence des problèmes de coexistence entre l'humanité et ses coiffeurs, le conte du "barbier fâcheux". "Trouve-moi un barbier intelligent et peu porté sur l'indiscrétion : je n'ai aucune envie d'avoir la tête rompue par son bavardage". Evidemment, le pauvre gars va tomber sur un jacasseur impitoyable.

Histoire de la femme coupée. Le vizir Dja'Far, condamné à mourir s'il ne retrouve pas le coupable au bout de trois jours, passe ces trois jours à glander chez lui, comptant sur le hasard pour le sauver (ce qui arrive en effet par deux fois). "Par Dieu ! je ne bougerai pas de ma maison jusqu'au terme des trois jours que l'on m'a donnés pour délai, m'en remettant à Dieu pour l'issue de cette affaire à laquelle je ne trouverai par moi-même aucune solution."

Un aspect intéressant : les âneries concernant les chrétiens, "adorateurs de Satan", etc. Dans les épopées médiévales chrétiennes, la méconnaissance de l'islam est au moins aussi grande. Match nul.

***

Borges a un peu survendu les 1001 Nuits comme le texte le plus délectable de tous les temps, mais il se fondait sur les anciennes traductions, notamment celle de Galland, que l'on a tendance aujourd'hui à éviter comme étant de belles infidèles. Je suis un peu déçu par la dernière traduction, celle de Miquel et Bencheikh, sérieuse, rigoureuse, complète, mais parfois ennuyeuse car elle ne se donne pas le droit de balancer tout ce qui lui semble indigeste (notamment ces incessants poèmes qui ont peut-être une grande beauté sonore dans l'original mais ne font ici qu'alourdir le récit). J'ignore ce que Galland a fait du Conte de 'Ali ben Bakkâr et de Shams an-Nahâr (nuits 153 à 169), mais je ne serais pas étonné d'apprendre qu'il l'a bazardé sans hésitation car c'est sans doute l'histoire la plus ennuyeuse du monde, en tous cas la plus ennuyeuse qu'il m'ait été donné de lire jusqu'ici. C'en est si incroyable que j'invite tout un chacun à le lire tout de même, rien que pour voir à quel point c'est emmerdant.

Je veux bien sûr dire : l'histoire de fiction la plus ennuyeuse du monde, car si l'on cherche ailleurs, certains philosophes peuvent être beaucoup plus ennuyeux encore que cela, sans parler des textes occultistes ou religieux, souvent imbuvables. Je m'essaie actuellement au Livre des Nombres, pour mieux suivre le nouveau cours de Thomas Römer, et bien c'est très très ennuyeux, le Livre des Nombres. Le plus ennuyeux de toute la Bible, je pense.

J'ai eu depuis l'occasion de lire des Contes populaires de l'Egypte ancienne, traduits par Maspero. C'est plus intéressant (par les notes) que palpitant (la plupart des contes étant apparemment incomplets) et les Plaintes du fellah finissent sérieusement par lasser, bien qu'il soit dans son bon droit : près de dix pages de récriminations, pleines de formules d'époque et de métaphores incompréhensibles pour nous, c'est un peu long ... Pas assez long cependant pour que ce texte puisse ravir le titre d'histoire la plus ennuyeuse du monde à ce conte interminable et répétitif des 1001 Nuits.


Claude MILLER (1942-2012)

La Petite Lili (2003)

J'ai regardé ce film un peu à reculons, m'attendant, sans doute à cause de la présence de Ludivine Sagnier, à quelque chose de particulièrement ennuyeux, entre du mauvais Ozon (Swimming Pool, Huit Femmes,...) et du mauvais Chabrol ressassant pour la énième fois les travers de la bourgeoisie provinciale. Mais bon, j'ai regardé tout de même, sans doute à cause de la présence de quelque interprète de grand talent, et j'ai été très agréablement surpris, ne m'attendant pas à ce film excellent (pourtant ce n'est pas le premier très bon film de Claude Miller). Quelques dialogues notables :

J.P. Marielle (à Robinson Stévenin) : Mais pourquoi t'es toujours aussi orageux ? On dirait Mussolini ! C'est épuisant !

Et surtout ce dialogue entre Julie Depardieu et Bernard Giraudeau :

JD : Moi je veux me marier avec quelqu'un que j'aime modérément. Je veux des soucis simples. Pas des trop grandes joies, pas des trop grandes souffrances non plus.

BG : Vous allez vous faire chier ! mais alors : COPIEUSEMENT !

JD : Eh ben c'est ça qu'je veux, j'veux me faire chier.


Vincente MINNELLI (1903-1986)

Brigadoon (1954)

Merveilleux, comme tous les films de Minnelli, celui-ci offre en plus l'intérêt de se dérouler dans un village écossais, ou du moins dans un village écossais tel que transformé par l'imagination de Minnelli. Le compère de Gene Kelly, Van Johnson, qui incarne au milieu de ce rêve la rationalité cynique, déclare d'ailleurs en avisant pour la première fois le tableau :

- Quels costumes ! Ca doit être le jour où ils prennent les photos pour les cartes postales !

Un peu plus loin, ce type réjouissant est l'objet des tentatives de séduction d'une jeune paysanne portant un chevreau, qui, après l'avoir embrassé (je veux dire que la paysanne embrasse le type, oui, évidemment : je n'aurais pas dû parler du chevreau, ça rend la phrase un peu confuse), lui déclare :

- Oh, il n'y a pas assez de beaux gars comme vous au village !

- "Pas assez pour tout le monde" ou bien "pas assez pour vous" ?

Un peu plus loin, toujours courtisé par cette bergère qui le conduit dans sa cahute, il continue dans le même registre :

- My mother and father met in this shed !

- Well, we all make mistakes. (...)

- I'm highly attracted to you ! When I look at you, I fell wee tadpoles jumping in my spine !

- That's about as repulsive an idea as I've heard in years ! You know, if love were a hobby, you'd be a collector's item !

- Ma mère et mon père se sont rencontrés dans cette cabane !

- Tout le monde commet des erreurs ...

- Vous m'attirez vraiment beaucoup ! Quand je vous regarde, j'ai l'impression d'avoir des petits tétards qui me courent le long de la colonne vertébrale !

- C'est l'idée la plus répugnante que j'aie entendu depuis des années ! Vous savez, si l'Amour était un hobby, vous seriez un objet de collection !

Peu après, il lui demande une bonne raison pour laquelle un étranger de passage comme lui devrait s'intéresser à elle :

- Because you are a lad and I'm a lass !

- With that philosophy, you must've had a provocative career !

- Parce que vous êtes un garçon et moi une fille !

- Avec une telle philosophie, vous devriez faire une belle carrière !

L'idéal est de regarder le film en VO sous-titrée en anglais, car les sous-titres français renoncent à traduire des tas de choses pourtant très drôles.

Les passages musicaux sont fantastiques et, d'un simple point de vue technique, on ne peut manquer d'admirer Gene Kelly qui danse durant cinq minutes avec sa veste posée sur les épaules et ne la fait pas tomber !

En revanche et malgré le contexte, Minnelli fait un usage fort parcimonieux de la cornemuse : même lorsqu'un type en joue à l'écran, il préfère en remplacer le son par celui de quelque instrument plus suave : quelles petites natures, à Hollywood !

Impresionnante, la poursuite nocturne d'Harry Beaton, une scène dont on imagine mal de faire un passage musical : c'est pourtant ce que fait Minnelli en transformant en chanson les cris des poursuivants.

Nous terminerons en citant encore cette phrase du personnage de Van Johnson : "There's nothing a woman hates more than her fiancé's best friend. He knows all the secrets she'll spend her life trying to find out."

Il n'y a personne qu'une femme déteste autant que le meilleur ami de son fiancé :

il connaît tous les secrets qu'elle va passer sa vie à essayer de découvrir.


Yukio MISHIMA (né en 1925, assassiné par un fasciste en 1970)

Les Amours interdites

Un personnage soutient l'idée suivante :

"Celui qui aime est toujours tolérant et celui qui est aimé est toujours cruel (...) Ce qui, plus que tout, rend cruel un être humain, c'est la conscience d'être aimé. La cruauté d'un homme qui n'est pas aimé est insignifiante. Par exemple, Yûchan, un altruiste est toujours laid."

Cela va totalement à l'encontre de ce que je pense des méfaits de la misère amoureuse, et d'ailleurs il n'est pas certain qu'il faille prendre totalement au sérieux cette thèse soutenue simplement ici comme un brillant paradoxe à la Oscar Wilde (et le personnage aigri de Shunsuké montre bien par ailleurs que Mishima ne réduit pas le problème à cela), mais elle est suffisamment stimulante pour être notée et mérite d'être approfondie.

Je crois toutefois que ce qui rend le plus cruel est simplement d'être mal aimé, je veux dire d'une façon que nous sommes incapables d'apprécier et que nous sentons ou jugeons insuffisante, qui ne nous comble pas. Mais c'est très simpliste de le formuler ainsi. La clef est sans doute bien davantage dans l'amour que l'on se porte à soi-même, les gens les plus malfaisants étant certainement ceux qui souffrent d'un complexe de supériorité, c'est-à-dire d'un complexe d'infériorité, car c'est fondamentalement la même chose.

Enfin, pour résumer, mutatis mutandi, chacun a toujours de bonnes raisons pour être un salaud, sans quoi l'espèce humaine ne serait pas ce qu'elle est.

***

Si j'apprécie le style de Mishima et la qualité de son observation, je suis en revanche souvent perplexe devant les jugements moraux qui semblent se dégager de ses romans. J'ai pensé un instant que ça pouvait venir d'une approche liée à des valeurs étrangères, que ma formation judéo-chrétienne m'empêchait de saisir. C'est sans doute en partie vrai, mais le cinéma de Kurosawa ne me pose aucun problème de ce genre. Certes, Kurosawa est un artiste japonais assez fortement imprégné de culture occidentale, mais le problème n'est pas là, car inversement certaines thèses d'un penseur "occidental" tel que Nietzsche me dérangent d'une façon assez semblable à celles de Mishima. C'est tout simplement qu'au-delà des différences culturelles de départ, qui sont finalement anecdotiques, on a d'une part un réalisateur profondément humaniste et d'autre part un écrivain de talent mais militariste et fascisant.


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