I-J


Traité d'INJUROLOGIE, de Robert Edouard

Le livre est d'un intérêt inégal, mais certains passages, en particulier la classification du ch. 11, sont délectables autant que judicieux.

Fin du ch. 3, Robert Edouard observe que le phénomène majeur du dernier tiers du XX° siècle est le détournement de la pratique injurieuse par les mouvements féministes et homosexuels à l'encontre du machisme. Effectivement, quand on y pense, on peut supposer qu'une injure comme "gros beauf" ne devait pas avoir le moindre sens aux époques antérieures.

Plus loin, il signale qu'en 1965, un type a été condamné à un mois de prison ferme pour avoir "lancé au président (du tribunal correctionnel de Marseille) : Je ne reconnais pas votre justice, bande d'anarchistes !".

A propos des injurieurs pathologiques (phénomène consistant à utiliser névrotiquement ses victimes comme projections de soi-même, en condamnant chez l'autre "la partie détestée de son moi" ou en tentant de se persuader qu'on est "tout le contraire de ce qu'on affecte de condamner chez autrui), R. Edouard signale qu'ils se distinguent facilement des injurieurs "normaux" grâce à un détail : jamais ils ne répliquent avec à-propos. "Quelles que soient les réactions de leur interlocuteur, ils ne font que poursuivre un monotone monologue, sans s'écarter du thème qui leur tient à coeur."

A propos de celui dont les injures sont "d'abord rapides puis de plus en plus lentes et laborieuses à mesure que l'échange se prolonge", le conseil suivant : "Ce type d'injurieur est le plus facile à dominer : il suffit de le laisser se fatiguer. Avec un peu de patience - et de machiavélisme - on peut l'amener à se répandre en plates excuses. Et même à fondre en larmes."


Jim JARMUSH (né en 1953)

Parmi les très beaux films de Jarmush, Dead Man, poème-western en noir et blanc, et le magnifique Ghost Dog, avec Forest Whitaker. Dans ce dernier film, tout est parfait : images, musique, intrigue, atmosphère,... A noter l'amitié entre le héros et le marchand de glaces français (Isaach de Bankolé) : aucun ne parle la langue de l'autre mais, sans le savoir, ils se disent systématiquement les mêmes choses. Belle trouvaille.


Jerome K. JEROME (1859-1927)

Trois Hommes dans un bateau

Chef-d'oeuvre d'humour anglais et d'humour tout court. Un régal. Des pages inoubliables sur la confrontation de l'homme au réel, dans le genre de ces petites tragédies du quotidien qu'aimait parfois aussi à raconter Pierre Desproges (l'homme face au cintre hostile ; l'homme face à la ficelle rouge dans la portion de Vache qui rit ; l'homme qui a besoin de deux piles et qui ne trouve qu'un paquet de quatre ; ...). Il y a en particulier un passage mémorable dans lequel un personnage s'est levé sans s'en rendre compte bien des heures avant l'heure prévue et se retrouve sans comprendre à errer dans des rues désertes.

Evidemment, et même si les personnages eux-mêmes sont assez gratinés, souvent stupidement obstinés, tout est dans le ton utilisé, en perpétuel décalage avec ce qui est raconté.

Je constate cependant que ce livre résiste assez mal à une relecture. Ou peut-être ne suis-je pas actuellement dans l'état d'esprit adéquat : mais j'ai pourtant, il y a peu, relu pour la troisième fois La Conjuration des imbéciles de Toole avec un plaisir totalement inaltéré (peut-être est-ce d'ailleurs l'explication : quoiqu'excellent, Jerome peut sembler un peu fade après qu'on ait goûté à Toole).

J'ai déjà relevé ça et des anecdotes concernant l'usage de la cornemuse :

* A la bataille de Prestonpans (1745), le général anglais Johnnie Cope fut si effrayé par le son des cornemuses de ses adversaires écossais qu'il s'enfuit directement et rentra en Angleterre bien avant ses troupes. Quand on lui demanda pourquoi il avait couru si vite, il répondit que c'était parce qu'il ne savait pas voler.

* Rufus Harley, jazzman noir, eut l'idée d'expliter cet instrument peu conventionnel (pour un jazzman et pour un noir). A ses débuts, lorsque les voisins excédés appelaient les flics, il leur riait au nez : “De la cornemuse, ici ? Vous m’avez bien regardé ?”

Jerome K. Jerome a lui aussi développé le sujet :

"J'ai connu un garçon qui s'exerçait à jouer de la cornemuse. On n'imagine pas toute l'opposition qu'il eut à combattre. Même chez les membres de sa famille, il ne recevait pas ce qui peut s'appeler un encouragement actif. Son père fut dès le début entièrement opposé à son entreprise, dont il parlait sans aucune aménité.

Mon ami se levait le matin de bonne heure pour étudier, mais il lui fallut bientôt changer de système à cause de sa soeur. Elle était très dévote, et jugeait fort mauvais de lui voir commencer sa journée de cette façon.

Il se mit donc, en échange, à veiller tard, attendant pour jouer que sa famille fût couchée. Mais cette méthode ne lui réussit pas mieux, car elle valut à la maison une fâcheuse réputation. Des passants attardés s'arrêtèrent au-dehors pour écouter, et le lendemain, répandirent par toute la ville le bruit qu'un affreux assassinat avait été commis la nuit précédente chez M. Jefferson. Ils racontaient avoir ouï les cris perçants de la victime, les blasphèmes et les malédictions du féroce meurtrier, auxquels avaient succédé les vaines supplications et les suprêmes hoquets de l'agonisant.

On lui permit donc de s'exercer le jour dans l'arrière-cuisine, toutes portes closes. mais en dépit de toutes ces précautions, les plus beaux passages s'entendaient généralement du salon, et sa mère en était émue jusqu'aux larmes. Elle disait que cela lui rappelait son pauvre père (il avait été avalé par un requin, l'infortuné, en se baignant sur la côte de la Nouvelle-Guinée), mais par quelle association d'idées, elle ne pouvait l'expliquer.

Alors on fit édifier pour lui un petit pavillon au bout du jardin, à quatre cents mètres de la maison, et on l'y envoyait avec son instrument lorsqu'il désirait s'en servir. Mais parfois il venait à la maison un visiteur qui n'était pas au courant et qu'on oubliait de prévenir ; en allant faire un tour dans le jardin, il arrivait tout à coup dans le champ acoustique de cette cornemuse sans y être préparé ni savoir ce que c'était. Si la personne avait une âme forte, elle se contentait de frémir, mais les gens d'intellect moyen s'enfuyaient d'ordinaire, affolés.

Il faut bien l'avouer, il y a un caractère lugubre dans les premiers efforts d'un amateur de cornemuse. Je l'ai moi-même éprouvé en écoutant mon jeune ami. La cornemuse est un de ces instruments dont le jeu épuise. Il faut, avant de commencer, prendre assez de souffle pour tout le couplet. C'est ce que je compris en observant Jefferson.

Il débutait superbement, sur une note franche, belliqueuse, tout à fait prenante. Mais à mesure qu'il avançait, il allait de plus en plus piano, et la dernière strophe expirait en général au beau milieu dans un couac et un fusement d'air. Il faut être en bonne santé pour jouer de la cornemuse.

Le jeune Jefferson n'apprit à jouer qu'un seul air sur son instrument : mais je n'ai jamais entendu personne se plaindre de l'insuffisance de son répertoire, absolument personne. Cet air était, à ce qu'il disait, "Voilà les Campbell qui arrivent, hourra ! hourra !" Mais son père soutenait toujours que c'était "Les campanules d'Ecosse". Personne n'avait l'air de savoir au juste ce qu'était ce morceau, mais tous s'accordaient à reconnaître qu'il avait bien l'allure écossaise."

Shakespeare, quant à lui, fait dire à Shylock dans le Marchand de Venise : "Some men there are love not a gaping pig, some that are mad if they behold a cat, and others, when the bagpipe sings i' th' nose, cannot contain their urine." (*)

(*) : Il y a des hommes qui ne supportent pas de voir un cochon la gueule béante, certains deviennent furieux quand ils voient un chat, et d'autres, au nasillement de la cornemuse, ne peuvent retenir leur urine.

***

Pensée paresseuses d'un paresseux

Bien moins drôle que Trois hommes dans un bateau, mais on peut sauver cette pensée :

"Je me souviens, quand j'étais petit, d'être tombé dans une sorte de trou, dans la terre, mais je n'ai pas le moindre souvenir d'en être jamais sorti. Je devrais considérer que j'y suis toujours."

***

Dans ce registre humoristique très anglais, la série des Wilt de Tom Sharpe est réjouissante (de même que son excellente Mêlée ouverte au Zoulouland), ainsi surtout que celle des Jeeves par Wodehouse.


Alejandro JODOROWSKY (né en 1929)

La Montagne sacrée

Si on laisse de côté les prétentions mystiques de tout ce charabia carnavalesque, le film est d'une grande force poétique, très original. J'aime tout particulièrement la femme d'Uranus, qui tricote un pull (ou une chaussette ?) pour son serpent. Plus loin, dans la scène montypythonesque du Pantheon Bar, un type déclare en prêchant :

- La Croix était un champignon, et le champignon était aussi l'Arbre du Bien et du Mal. La pierre philosophale des alchimistes était du LSD. Le Livre des Morts est un trip, et l'Apocalypse décrit une défonce à la mescaline.

Son deuxième film, El Topo, est en revanche passablement ennuyeux en comparaison.


Samuel JOHNSON (1709-1784)

"Une femme qui écrit, c'est comme un chien qui marche sur ses pattes de derrière : ce n'est pas que ce soit beau, mais ça surprend toujours."

"Tout de même que la paix est la fin de la guerre, le désoeuvrement est le but ultime de l'activité."

"Le concombre est un légume qu'il faut bien émincer, assaisonner avec du poivre et du vinaigre, puis jeter aussitôt, car il ne vaut rien du tout."


Thierry JONQUET (1954-2009)

Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte

Même si la fin déçoit un peu les attentes en matière d'intrigue policière, le roman est passionnant, bien mené et se lit d'une traite. De toute façon, l'intrigue policière n'est clairement ici qu'un prétexte pour tenter de dresser un tableau de la France actuelle, et plus particulièrement des banlieues. Jonquet s'efforce de le faire sans parti pris, multipliant les points de vue, rejetant clairement à la fois l'angélisme de la gauche niaise et la diabolisation propre à la droite. Il refuse nettement cette plaie actuelle qu'est l'ethnicisation du débat, et il montre (c'est sans doute l'aspect le plus intéressant du roman), à travers le personnage de Lakdar, comment une série de circonstances malheureuses conduit quelqu'un de très raisonnable vers le pire.

Autre grand sujet du roman : le pédagogisme et les IUFM, que Jonquet tourne en dérision dans quelques pages mémorables. Une de mes réserves toutefois, c'est que Jonquet semble estimer qu'il s'agit là de crétins naïfs et illuminés, là où j'aurais plutôt tendance à voir des escrocs carriéristes. De même, et inversement, son personnage de Darbois, incarne une extrême-gauche complice de l'antisémitisme par calcul sordide. De tels individus existent sans doute, mais je crois plutôt, pour le coup, qu'ici nous avons affaire à l'angélisme naïf que j'évoquais plus haut. Bref, certains angles d'attaque me paraissent contestables, à nuancer, mais globalement ce roman est un effort réussi pour présenter un discours lucide mais ouvert sur la situation. Disons qu'il rompt avec une certaine connerie de gauche, sans tomber pour autant, me semble-t-il, dans la connerie de droite, dégagant le terrain pour une véritable réflexion républicaine.

 


JAMES JOYCE (1882-1941)

 

Stephen Hero

Bizarre, ce texte, difficile à situer, mais je le relis avec plaisir en y retrouvant la forte identification au personnage que j'avais ressentie à l'époque, moi-même alors étudiant, comme le personnage, avec en grande partie les mêmes préoccupations, les mêmes rejets, les mêmes séances de glande à la bibliothèque,...

Toutes les interrogations de Stephen par rapport à la foi, la façon dont il s'en détache peu à peu pour la remplacer d'une certaine façon par une religion de l'esthétique, tout cela, qui est passionnant, illustre bien pourquoi Joyce est si difficile à transposer au cinéma. Il y a aussi des raisons de forme, évidemment, surtout pour les oeuvres suivantes, mais des expérimentations formelles littéraires peuvent être transposées par des expérimentations cinématographiques "équivalentes", un peu comme l'a fait Louis Malle en adaptant Zazie dans le métro. En revanche, aucun transposition cinématographique possible (à moins d'être verbeux, long et lourd, ce que le cinéma supporte mal) de toutes les finesses de réflexion d'un Joyce, ou d'un Proust. Même un cinéaste très verbeux comme Rohmer doit se contenter de poser avec légèreté des problématiques, mais ne peut pas vraiment les approfondir.

Pg 153 ("la tête la première ?") et 154 (l'Autruche humaine).

Sympa aussi, la page 143 sur Cranly (et "les maladies du boeuf"), et une autre page, avant cela, que je ne retrouve pas.

202 : le Mullah fou et le colonel.

 

Dedalus

"Pauvre Parnell ! Mon roi défunt !"

 

Gens de Dublin

Dans On se réunira le 6 octobre, procédés de dévoilement très "cinématographiques" : la feuille de lierre apparaissant grâce à la flamme, ou la répétition de la même question, d'abord posée par "une voix", puis suivie de "dit M. Hynes, avançant dans la lumière du feu."

 

Ulysse

Leopold Bloom m'épate avec ses réflexions pratiques saugrenues et uniques en leur genre. Beaux échantillons pg 233 avec le pigeon, puis l'agent de police.

Une des originalités, et difficultés, de ce roman, c'est la multitude des personnages, des références, etc. Habitué à des récits où chaque détail a une fonction dans l'intrigue, le lecteur a tendance à vouloir identifier, classer, relier, souvent en vain car en général seul Joyce possède la clef, clef qui n'en est même pas une, dans la mesure où tout cela n'est présent que pour donner l'illusion de la réalité, de la diversité du réel comme des pensées de chacun. Lire Ulysse ainsi, c'est vouloir qu'on nous raconte la biographie de chaque figurant dans une scène de foule au cinéma.

Dans l'épisode des "Boeufs du Soleil", Joyce expérimente des formes parfois prophétiques, annonçant parfois Céline (imprécations, phrases nominales, ...) ou les descriptions géométriques du Nouveau Roman.

Parmi les clichés de Bloom sur les animaux : "le crocodile, lui chatouiller la taille et il comprend la plaisanterie." (369)

Moins drôle, mais si vrai, le groupe question-réponse (pg 375) sur le fait que "l'extension progressive du champ de la croissance et de l'expérience chez l'individu s'accompagne d'une régression dans le domaine correspondant des échanges entre les individus."

 

Finnegans Wake

Cette fois, chercher à comprendre, et surtout à tout comprendre, est voué à l'échec, tant chaque phrase, quand ce n'est pas chaque mot, recèle une multiplicité de significations possibles et d'échos. On peut du moins le lire, intégralement ou non, comme une simple partition musicale, une oeuvre avant tout sonore.

Dans Répertoire I, Butor conçoit et décrit ce livre comme un océan dans lequel il s'agit de trouver et de savourer ça et là une phrase ou un passage dont les significations potentielles (ou plutôt une partie d'entre elles puisqu'il est impossible de toutes les percevoir) éveilleront quelque chose en nous. Bref, il s'agit d'un immense réservoir où chacun puise à sa façon. Et personne, selon Butor, ne serait assez con (ou assez maniaque ?) pour tenter de lire intégralement Finnegans Wake du début à la fin. Je pense qu'il a raison, mais bon, il aurait pu prévenir avant.

 

***

Extrait d'une lettre de Joyce : "Une femme d'ici a fait circuler le bruit que je suis extrêmement paresseux et ne ferais ni ne terminerais jamais rien. J'ai dû, d'après mes calculs, passer près de 20.000 heures à écrire Ulysse. Un groupe de gens de Zurich se sont persuadés que je devenais graduellement fou et ont vraiment essayé de me décider à entrer dans une clinique où un certain Dr Jung, le bonnet blanc suisse, à ne pas confondre avec le blanc bonnet viennois, le Dr Freud, s'amuse aux dépens (dans tous les sens du terme) de dames et messieurs qui souffrent d'araignée au plafond."


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