LA LOGIQUE DE PORT-ROYAL - Troisième partie - Section 2 : les Sophismes
1) Prouver autre chose que ce qui est en
question
La passion ou la mauvaise foi font qu'on attribue souvent à l'adversaire des thèses ou des arguments éloignés de ce qu'il pense réellement, pour le combattre plus facilement, ou qu'on lui impute les conséquences qu'on s'imagine pouvoir tirer de sa doctrine, bien qu'il les désavoue ou qu'il les nie.
Lors d'un débat radiophonique, en 2004, Sylvain Bourmeau accuse Finkielkraut, habituellement pourfendeur du relativisme, de déclarer pourtant que l'antiracisme est aujourd'hui un problème aussi important, voire plus important que le racisme.
En limitant les termes à leur définition sans considérer leur réalité, Bourmeau se donne les moyens de faire semblant (?) de ne pas comprendre ce qu'a voulu dire son adversaire et de faire tomber sur lui l'accusation de racisme. Ce que dit en réalité Finkielkraut, c'est que le racisme n'est plus un problème intellectuel, car plus personne de sérieux ne le défend. En revanche, l'antiracisme est dominant dans la pensée actuelle, et ça, c'est un problème en effet pour Finkielkraut, mais uniquement parce que c'est un antiracisme douteux, qui ne dénonce le racisme que lorsqu'il émane des "dominants" (occidentaux) et le nie ou l'excuse dès lors qu'il est le fait des "dominés".
NB : Cet exemple n'est peut-être pas le meilleur pour illustrer ce premier type de sophisme puisqu'il repose sur l'attribution à l'adversaire de propos qui ne sont pas les siens, certes, mais aussi sur l'exploitation des équivoques du langage.
2) Supposer vrai ce qui est en question : la
pétition de principe
La nature des choses pesantes est de tendre au centre du monde et celle des choses légères de s'en éloigner.
Or l'expérience nous fait voir que les choses pesantes tendent au centre de la terre et que les choses légères s'en éloignent.
Donc le centre de la terre est le même que le centre du monde.
Les auteurs réfutent comme suit cette justification par Aristote du géocentrisme : "nous voyons bien que les choses pesantes tendent au centre de la terre, mais d'où Aristote a-t-il appris qu'elles tendent au centre du monde", si ce n'est en supposant par avance que le centre de la terre est le même que le centre du monde ?
Considérons cette affirmation plus récente (juin 2009), de Frédéric Lefebvre : "Faire travailler chez eux les gens qui sont en arrêt maladie va dans le sens de la modernité".
La puissance magique du terme de "modernité" est telle qu'il n'est même pas besoin de construire et d'expliciter un raisonnement. On suppose ici non seulement que faire travailler les malades va dans le sens de la modernité (pétition de principe, dont on ne ressent curieusement pas le besoin de prouver la validité), mais aussi (2° pétition de principe) que "Tout ce qui va dans le sens de la modernité est bel et bon."
On pourrait presque aussi facilement se permettre d'affirmer (sans se justifier) que : la retraite à 80 ans va dans le sens de la modernité, la déréglementation du travail, les délocalisations, les baisses de salaire, le travail des enfants,... vont dans le sens de la modernité.
En revanche :
- on ne peut pas encore se permettre (la force émotionnelle liée à ces questions étant encore trop grande pour ne pas amoindrir la magie de la "modernité") de dire que l'extermination des juifs ou la pédophilie vont dans le sens de la modernité. Mais ce sont des exceptions : on voit bien, par exemple, que, depuis le 11 septembre, l'idée que la torture va dans le sens de la modernité est de plus en plus répandue dans certains pays démocratiques. D'autre part, dans le cadre ultralibéral, l'idée qu'il est légitime, voire valorisant, d'écraser la gueule des autres, de les "détruire", ne choque plus grand monde, du moment que cette destruction se fait selon certaines règles, sans effusion de sang directe, par exemple. Pour résumer, on peut désormais déclarer moderne le travail des enfants (évitons bien entendu de parler de "retour" au travail des enfants, ce qui mettrait quelques plombs dans l'aile de notre fameuse modernité), admettre comme une nécessité de la guerre moderne la mort d'enfants lors de bombardements ou autres opérations militaires, mais la plupart des esprits ne sont pas encore prêts à entendre dire que la torture des enfants va dans le sens de la modernité.
- on s'abstiendra totalement de dire que : la séquestration de chefs d'entreprise va dans le sens de la modernité. Certes, de plus en plus de salariés menacés de licenciement semblent y avoir recours ces derniers temps, mais qu'est-ce que des prolos connaissent à la modernité (surtout comparés à un homme de la classe de Frédéric Lefebvre) ?
Après, tout dépend de ce qu'on met derrière le terme de modernité ! On pourrait bêtement estimer que la modernité équivaut au progrès social et que l'urgence est plutôt de donner du travail à tous ceux qui en cherchent plutôt que de tirer le maximum des malades ou des retraités potentiels (en repoussant l'âge de la retraite). Mais si l'on considère que c'est l'optique ultralibérale (faire un maximum de profit en exploitant un minimum de cons, tout en laissant crever les autres) qui constitue le progrès, alors oui, ça se défend.
NB 1 : un internaute commente l'article du Monde de cette façon :
"Je me demande même s’il ne serait pas plus simple de demander au salarié de venir quand même travailler, avec son salaire en plus de ses indemnités maladie. Il "gagnerait plus en ne travaillant pas plus."
NB 2 : Le développement ci-dessus a donné lieu à quelques digressions sur l'usage contemporain de la notion de modernité pour justifier tout et n'importe quoi, mais il va de soi que tout ce qui ne concernait pas directement le travail des malades ne saurait constituer une véritable réponse à la proposition de Frédéric Lefebvre, car nous tomberions alors dans le sophisme de type I : en disant qu'il serait ignoble de déclarer que la torture des enfants pourrait aller dans le sens de la modernité, on ne réfute évidemment pas Frédéric Lefebvre, qui n'a rien dit de tel (du moins en public) et n'a parlé que du travail des malades. Certes, on peut supposer que Frédéric Lefebvre est prêt à déclarer moderne une bonne partie des choses que nous avons évoquées (déréglementation, baisses de salaire, pédophilie, torture en Irak, et sans doute à peu près tout ce qu'on pourrait lui demander de déclarer moderne, du moment que vous le lui demandez poliment), mais enfin, cette fois-ci, il ne parlait que du travail des malades et nous ne devons le critiquer que sur ce point, même s'il est permis de signaler au passage, comme nous l'avons fait, une tendance plus générale du discours contemporain (discours contemporain qui, bien entendu, va dans le sens de la modernité).
3) Prendre pour cause ce qui n'est point
cause
Une telle erreur vient généralement du simple fait d'ignorer la véritable cause. L'exemple littéraire le plus fameux en est sans doute celui de la Dent d'or dont parle Fontenelle dans son Histoire des Oracles : une dent d'or étant venue à un enfant, la plupart des "savants" expliquèrent ce miracle comme un signe divin, sans vérifier d'abord que la dent était bien d'or (il s'agissait en réalité d'une feuille d'or posée sur la dent pour faire croire à un phénomène miraculeux).
De même, avant que l'on comprenne que l'éclatement d'un vase plein d'eau par temps de gel venait du fait que l'eau gelée occupe plus de place qu'elle n'en occupait avant de geler, certains expliquaient que l'eau gelée se resserrait dans le vase, créant du vide : or, la nature ayant, comme on sait, horreur du vide, cela provoquait l'éclatement du vase. Quelle bande d'ahuris !
Autre exemple : l'agent Mulder a longtemps cru que nombre de phénomènes inexpliqués pouvaient l'être par l'existence d'extra-terrestres. C'est qu'il ignorait leur véritable cause, à savoir un complot gouvernemental destiné à créer une race de super-soldats (c'est du moins ce que j'ai cru comprendre).

Quelqu'un, ayant entrepris de prouver l'immobilité de la terre, utilise l'astrologie et affirme que, si la terre tournait autour du soleil, les influences des astres iraient de travers, ce qui causerait un grand désordre dans le monde (où at-t-il vu, d'ailleurs qu'il ne régnait pas déjà un grand désordre dans le monde ?).
Rappelons aussi, à propos des effets supposés du passage des comètes, "que s'il arrive quelquefois des guerres, des mortalités, des pestes et la mort de quelque prince après des comètes ou des éclipses, il en arrive aussi sans comètes et sans éclipses."
Autre variante, le post hoc, ergo propter hoc : si l'événement B a lieu après l'événement A, c'est donc que A est la cause de B. Ce que je disais tantôt concernant la mort de Philippe Muray peu après que j'aie lu bon nombre de ses ouvrages en est un exemple. Mais évidemment, le fait que ce ne soit pas une preuve absolue n'en fait pas pour autant une preuve contraire, puisque l'effet suit généralement la cause et que A peut très bien être la cause de B.
Exercice : voici plusieurs couples d'événements successifs, à vous de dire dans quels cas le premier est bien la cause du second.
- Sarkozy est élu président / Depuis, la France subit une météo plus pourrie que jamais.
- Sarkozy est élu président / Depuis, François Pérol, proche du président, a été nommé à la tête du groupe Caisse d'Epargne-Banque Populaire.
- Sarkozy est élu président / Depuis, Michael Jackson et Horst Tappert sont morts.
- Sarkozy est élu président / Depuis, Stéphane Richard, proche du président, a été nommé à la direction de France Télécom.
- Sarkozy est élu président / Depuis, on parle beaucoup du producteur de rap Mosey dans les medias.
Cette erreur consiste à ne pas considérer toutes les possibilités existantes, par exemple à conclure que si tel animal (un dindon) n'est ni un poisson, ni un mammifère, il ne peut pas exister. Ou que, s'il n'est pas un mammifère, le dindon est nécessairement un poisson.
Autre exemple : ceux qui répétèrent en 2005 qu'il fallait absolument voter POUR le Traité Constitutionnel Européen, parce qu'il n'y avait "pas de plan B".
Ce point donne lieu à une intéressante réfutation de Gassendi sur le sujet du vide, intéressante moins par son contenu (certainement très facile à réfuter pour la physique moderne) que par sa rigueur logique et son caractère d'énigme résolue. Le fait est que la conception de Gassendi évoque assez ce jeu dans lequel on déplace à l'intérieur d'un cadre des pièces carrées pouvant coulisser horizontalement ou verticalement, mais seulement parce que l'absence d'une pièce permet de déplacer les autres. En restant dans ce type de conception, la solution semble impossible, mais ...

5) Juger d'une chose par ce qui ne lui convient que par
accident
Il s'agit ici de tirer une conclusion absolue et sans restriction d'une chose qui n'est vraie que par accident : par exemple, certains attribuent à l'éloquence tous les mauvais effets qu'elle produit quand on en abuse (idem pour la cocaïne ou la vinasse), ou à la médecine les fautes de quelques médecins ignorants.
L'erreur est fréquente quand on prend une simple occasion pour la véritable cause. Exemple : accuser la religion chrétienne d'avoir été la cause du massacre d'une infinité de personnes, à savoir les martyrs. La faute n'en revient "pas à la religion chrétienne, ni à la constance des martyrs (...) mais uniquement à l'injustice et à la seule cruauté des païens". Le raisonnement fonctionne un peu moins bien avec les victimes de l'Inquisition, mais on ne va pas chipoter.
6) Abuser de l'ambiguïté des
mots
Un syllogisme peut être faux parce qu'il comporte en réalité 4 termes et non 3 : soit parce que le moyen y est pris deux fois particulièrement, ou parce qu'il est pris dans un sens différent selon les propositions, ou parce qu'un des termes de la conclusion a un sens différent dans les prémisses. L'ambiguïté ne se limite pas aux termes qui sont équivoques d'une manière évidente (et qui par conséquent ne trompe guère) : il faut entendre par là tout ce qui peut faire changer de sens à un mot, surtout lorsque ce changement n'est pas évident.
Selon les Stoïciens, ce qui a l'usage de la raison est meilleur que ce qui ne l'a point / Or, il n'y a rien qui soit meilleur que le monde / Donc le monde est un animal doué de raison. Tout d'abord, la mineure est fausse : elle attribue au monde ("il n'y a rien de meilleur, rien de plus parfait") ce qui ne convient en réalité, selon les auteurs de Port-Royal, qu'à Dieu, ou, selon les Vosgiens, qu'au lard. De plus, même en admettant que l'on puisse dire qu'il n'y a rien de meilleur que le monde, en le prenant collectivement comme l'ensemble des êtres qui le composent, on peut tout au plus en conclure que le monde a l'usage de la raison à travers certains des éléments qui le composent (les hommes, les dauphins, les dindons peut-être), mais certainement pas que le monde pris dans son ensemble soit un animal doué de raison.
De même, si je dis : l'homme pense / or l'homme est composé d'un corps et d'un esprit / donc le corps et l'esprit pensent. Il suffit en fait que l'une des parties (l'esprit) pense pour qu'on puisse attribuer la pensée à l'homme tout entier.
Emmanuel Faye signale que les philosophes nazis des années 30 (Heidegger, Carl Schmitt,...) critiquaient le libéralisme, en tant que pensée de la liberté individuelle et de la démocratie parlementaire, mais que, le mot libéralisme ayant pris aujourd'hui en France un sens plus économique, on peut facilement trouver ces nazis sympathiques en croyant qu'ils s'en prennent à la dictature du marché.
7) Tirer une conclusion générale d'une
induction défectueuse
L'induction est le fait de tirer une conclusion générale à partir d'observations particulières. Elle est le point de départ inévitable de toute connaissance générale, mais peut être trompeuse et on ne peut guère fonder une vérité générale fiable que sur un nombre considérable d'observations particulières allant dans le même sens.
On a pu conclure d'observations nombreuses que l'eau de mer est salée et que l'eau de rivière est douce. Mais le premier homme qui goûta de l'eau de mer aurait pu s'abstenir de conclure en pensant que peut-être quelqu'un avait renversé la salière dans ce coin de l'océan.
Lors d'un débat chez Finkielkraut, le musicien Karol Beffa dénonce la position dominante des tenants de la musique atonale et le fait que, lors d'un festival récent où il était question d'intégrer quelques musiciens tonaux, ils se sont indignés en affirmant que c'était une musique passéiste. Bernard Stiegler, directeur de l'IRCAM, répond que lui-même n'est pas du tout sectaire et qu'il lui arrive d'écouter de la musique tonale.
Le problème est ici que Stiegler utilise son propre exemple pour évacuer le problème : "Je représente dans ce débat les tenants de l'atonalité / Or je ne suis pas sectaire / Donc les tenants de l'atonalité ne sont pas sectaires." Outre que son cas particulier ne peut servir à juger uiversellement, il évite ainsi de parler du cas concret évoqué par son interlocuteur, lequel cas prouve pourtant bien que tout le monde n'a pas la bonhommie tolérante de Bernard Stiegler. Ainsi, le problème (si problème il y a) de la position dominante des partisans de l'atonalité, qui s'accrochent à leurs places en dépit du peu d'intérêt du public, est évacué.
Autre technique utilisée par le même Stiegler : affirmer que le vrai conflit se situe entre la vraie musique ('les muses", dit-il) et l'industrie culturelle.
Il est certain que le problème est réel, mais il est si connu et si évident qu'il semble ne servir ici aussi qu'à détourner l'attention d'un autre problème : le fait que Boulez et ses émules occupent les positions dominantes dans le domaine des "muses" et s'y accrochent.
Sophismes de la vie quotidienne
Après l'étude des sophismes liés surtout aux sciences, il convient d'étudier ce qui peut conduire à de faux jugements et raisonnements dans la vie courante, en particulier sur des sujets moraux. On distinguera deux grands types de causes : les causes intérieures (liées au déréglement de la volonté, qui trouble et dérègle le jugement de l'individu) et les causes extérieures (liées à l'objet lui-même, aux idées considérées, qui trompent l'esprit par une fausse apparence). Ces deux formes de causes sont généralement associées, mais il est préférable de les distinguer pour mieux les percevoir.
8) Sophismes produits par le sujet
La plupart des individus (et c'est une des idées fondamentales de Schopenhauer dans son Art d'avoir toujours raison) se contrefichent de la vérité et de la force des arguments, et ne s'attachent à une opinion que pour des motifs d'amour-propre, d'intérêt ou/et de passion.
* Intérêt personnel : "Nous jugeons des choses, non par ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu'elles sont à notre égard ; et la vérité et l'utilité ne sont pour nous qu'une même chose."
C'est ce qui fait considérer habituellement que la vache, le ver à soie ou le dindon (utiles à l'homme) sont de braves bêtes, tandis que le loup, le tigre ou le moustique sont d'infectes saloperies. C'est ce qui fait considérer par le MEDEF que la déréglementation du travail, et de façon générale toute forme de régression dans les droits des salariés, sont une "bonne chose", puisqu'elle va dans le sens de ses intérêts.
Dans l'idéal, à quelque classe sociale, à quelque profession, à quelque pays, à quelque groupe ou communauté qu'on appartienne, on ne devrait croire que ce qui est vrai et que l'on serait tout aussi disposé à croire si l'on appartenait à un autre groupe ou communauté.
* Passions : Il est évident que la haine trouve des défauts à tout ce qu'elle déteste et que l'amour trouve des qualités à tout ce qu'il aime. De même, tout ce qu'on désire "est juste et facile", tout ce qu'on ne désire pas "est injuste et impossible". Ces sophismes et illusions du coeur "consistent à transporter nos passions dans les objets de nos passions, et à juger qu'ils sont ce que nous voulons ou désirons qu'ils soient".
C'est ainsi que les admirateurs de telle blonde à forte poitrine pourront vanter sans rire ses talents d'actrice ou de chanteuse, ou que les admiratrices de tel boys band pourront considérer sa production musicale comme égale, voire supérieure (car moins chiante) à celle de Bach ou de Mozart.
Inversement, certains niaient la qualité des oeuvres de Serge Gainsbourg au prétexte qu'ils le trouvaient laid, sale et grossier. Ce sont des choses qui sont sans rapport avec la poésie et la musique, et si Gainsbourg n'est pas le génie que certains prétendent, c'est simplement parce qu'il tenait davantage du poseur, de l'épate-bourgeois et du plagiaire que du véritable créateur.
* Amour-propre : Certains partent du principe qu'ils détiennent la Vérité, qu'ils ont donc forcément et que ceux qui sont d'un autre avis se trompent (cf. la chanson de Brassens, Ceux qui ne pensent pas comme nous sont des cons). Dogmatiques, ils se soucient généralement assez peu de prouver leur thèse par une argumentation claire et rigoureuse, encore moins d'écouter les arguments adverses : ils entendent plutôt triompher par autorité (argument d'autorité : puisque c'est Aristote, ou Heidegger, ou Steevy, qui le dit, c'est forcément vrai), puisqu'ils ne distinguent pas leur autorité de la raison (puisque c'est moi qui le dis, c'est forcément vrai).
D'autre part, l'amour-propre incite à refuser d'admettre ses erreur, en partant de l'idée que si j'ai pu me tromper, c'est que je suis un con ; donc je n'ai pas pu me tromper.
* Jalousie : notre amour-propre supporte difficilement de voir un autre atteindre quelque vérité que ce soit. De même que l'amour-propre nous fait estimer que tout ce qui vient de nous (et correspond à nos intérêts) est vrai, de même la jalousie peut faire penser ainsi : c'est un autre que moi qui l'a dit, donc c'est faux. C'est la source de l'esprit de contradiction.
Afin de limiter au maximum les effets de cette tendance lorsque l'on veut convaincre quelqu'un, il est donc conseillé de mettre en valeur ses arguments de manière objective et d'éviter de se mettre constamment en avant. On évitera par exemple de truffer ses propos de "je" et plus encore de "moi, je". On peut par exemple estimer que, quelque vérité qu'il puisse dire à l'occasion, un individu qui se proclamerait "nouveau philosophe", se pavanerait devant toutes les cameras de télévision en arborant une chemise blanche largement ouverte et des cheveux fort joliment peignés, et qui afficherait fièrement sa liaison avec une belle blonde, un tel individu, donc, susciterait une telle aversion chez la plupart des gens qu'ils ne prendraient même pas la peine d'écouter ses arguments.
Sur ce sujet du moi "haïssable", suit tout un développement assez contestable sur le pauvre Montaigne, qui paie ici le fait d'être "plein d'un si grand nombre d'infamies honteuses et de maximes épicuriennes".
* Esprit de dispute : on peut distinguer de la contradiction envieuse ce qui relève plutôt d'un goût pour les débats contradictoires. Le débat n'est pas un mal en soi et peut même, plus que la réflexion solitaire, favoriser la découverte de la vérité, par la stimulation qu'il procure à l'esprit. "C'est d'ordinaire par les diverses oppositions qu'on nous fait, que l'on découvre où consiste la difficulté de la persuasion et l'obscurité ; ce qui nous donne lieu de faire effort pour la vaincre." Mais le débat est dangereux quand on en use mal "et que l'on met sa gloire à soutenir son sentiment à quelque prix que ce soit, et à contredire celui des autres." Pris au jeu, l'amateur de débats s'habitue à trouver des arguments partout et perd de vue la recherche de la vérité, ce qui peut suffire à expliquer la rareté des débats aboutissant à une conclusion définitive. "On trouve toujours à repartir et à se défendre, parce que l'on a pour but déviter non l'erreur, mais le silence, et que l'on croit qu'il est moins honteux de se tromper toujours que d'avouer que l'on s'est trompé."
Suit une longue citation, illustrant superbement cet esprit de dispute et attribuée à "un auteur célèbre". Il était sans doute délicat d'appeler Montaigne par son nom après l'avoir tant critiqué quelques pages plus tôt.
"Nous entrons en inimitié premièrement contre les raisons, puis contre les personnes ; nous n'apprenons à disputer que pour contredire, et chacun contredisant et étant contredit, il en arrive que le fruit de la dispute est d'anéantir la vérité. L'un va en Orient, l'autre en Occident, on perd le principal, et l'on s'écarte dans la presse des incidents ; au bout d'une heure de tempête, on ne sait ce qu'on cherche ; l'un est en bas, l'autre est en haut, l'autre à côté ; l'un se prend à un mot et à une similitude, l'autre n'écoute et n'entend plus ce qu'on lui oppose, et il est si engagé dans sa course, qu'il ne pense plus qu'à se suivre, et non pas vous. Il y en a qui, se trouvant faibles, craignent tout, refusent tout, confondent la dispute dès l'entrée, ou bien, au milieu de la contestation, se mutinent à se taire, affectant un orgueilleux mépris, ou une sottement modeste fuite de contention : pourvu que celui-ci frappe, il ne regarde pas combien il se découvre ; l'autre compte ses mots et les pèse pour raisons : celui-là n'y emploie que l'avantage de sa voix et de ses poumons ; on en voit qui concluent contre eux-mêmes, et d'autres qui lassent et étourdissent tout le monde de préfaces et de digressions inutiles. Il y en a enfin qui s'arment d'injures, et qui feront une querelle d'Allemand, pour se défaire de la conférence d'un esprit qui presse le leur." (Montaigne, III-8)
* La complaisance est le défaut inverse : elle incite à ne rien contredire, à sembler prendre pour vrai tout ce qui est dit. Elle relève en général de l'hypocrisie, de la flatterie (on trouve d'ailleurs dans ce passage tout un paragraphe qui semble avoir fortement inspiré Molière pour son Misanthrope), mais l'habitude de tout approuver finit certainement par réellement faire perdre de vue la vérité. On peut évoquer ici un défaut voisin, qui est de tout approuver, mais avec sincérité cette fois : c'est la tendance naturelle de toutes les personnes fortement influençables, pour qui c'est toujours le dernier qui a parlé qui a raison.
9) Sophismes produits par les objets
* La plupart des choses et des gens sont complexes : il y a en eux un mélange d'erreur et de vérité, de vice et de vertu, de perfection et d'imperfection. Aussi arrive-t-il que les nombreuses qualités d'une personne fassent également approuver ses défauts, ou que les nombreux vices d'une autre fassent condamner également leurs rares qualités. Souvent, au lieu de considérer les choses en détail, on ne les juge que selon la plus forte impression : lorsqu'on trouve de nombreuses vérités dans un discours, on ne perçoit pas les erreurs qui y sont mêlées, et inversement, quand il arrive que Steevy dise une vérité, elle est prise dans la masse et on croit que c'est une ineptie. La raison veut que, dans toutes les choses ainsi mêlées de bien et de mal, on en fasse le discernement.
* On peut cependant dire qu'un homme est un bon philosophe lorsqu'il raisonne ordinairement bien, qu'un livre est bon lorsque ses qualités sont plus nombreuses que ses défauts, etc. Mais se pose ici le problème des critères : la plupart des gens ne jugent les choses que sur ce qu'elles ont de plus sensible, de plus frappant, ce qui n'est pas nécessairement ce qu'elles ont de plus essentiel. Ainsi, concernant la peinture, alors que les connaisseurs accordent plus d'importance au dessin et à la délicatesse du travail, bien des ignorants sont davantage impressionnés par un tableau médiocre "dont les couleurs sont vives et éclatantes" que par "un autre plus sombre qui serait admirable par le dessin".
* L'illusion produite par un excès de style littéraire : "Une certaine éloquence pompeuse et magnifique" peut également être source d'erreur en donnant aux choses un faux éclat. Un faux raisonnement se trouve renforcé par l'élégance du style, la puissance d'une image, etc. On peut rapprocher cela du discours jargonnant, mais celui-ci cherche davantage à en imposer par son obscurité que par son élégance. D'autre part, le danger "littéraire" dont il est question ici ne suppose pas forcément l'intention de tromper : il arrive parfois simplement que la recherche de l'effet stylistique nous fasse ajuster la vérité à nos besoins, que nous nous laissions aller à introduire dans notre discours une erreur, une approximation, une source d'ambiguïté, simplement pour la rime, ou pour pouvoir placer une métaphore que nous tenons à utiliser. "Combien le désir de faire une pointe a-t-il fait produire de fausses pensées ?"
"Ces mauvais raisonnements sont souvent imperceptibles à ceux qui les font, et les trompent les premiers : ils s'étourdissent par le son de leurs paroles : l'éclat de leurs figures les éblouit, et la magnificence de certains mots les attire, sans qu'ils s'en aperçoivent, à des pensées si peu solides, qu'ils les rejetteraient sans doute s'ils y faisaient quelque réflexion."
* On juge souvent témérairement des actions et des intentions des autres sur certains apparences. Si Jean-Marie Le Pen affirme que la mer est salée et qu'un individu se trouve d'accord avec lui sur ce point (pourtant sans grande portée idéologique), il risque par exemple d'être soupçonné de lepénisme. Inversement, si quelque penseur juif ou musulman dit quelque connerie et qu'un individu la signale en tant que telle, il risque là encore d'être accusé d'antisémitisme ou d'islamophobie. Dans ces deux exemples, on suppose arbitrairement que le sujet a pris position par sympathie envers Le Pen et ses idées, ou par antipathies contre le penseur juif ou musulman et sa communauté tout entière, alors qu'il est possible qu'il n'ait approuvé une affirmation de l'un que parce qu'elle était vraie et rqu'il n'ait rejeté l'affirmation de l'autre que parce qu'elle était stupide. Rappelons à l'occasion de cet exemple que la lutte contre le racisme ne saurait être efficace si on la transforme en un dogmatisme manichéen, selon lequel il y a des bourreaux méchants (forcément blancs) qui ont toujours tort (même quand ils disent que la mer est salée) et des victimes gentilles (non-blanches) qui ont toujours raison. C'est un peu ce que voulait dire Alain Finkielkraut dans l'exemple donné en 1, il me semble.
La plupart des signes extérieurs sont équivoques et peuvent avoir plusieurs causes. Le silence est parfois signe de modestie et de jugement, parfois de bêtise. La lenteur indique parfois la prudence, parfois la pesanteur de l'esprit. Un individu qui change d'avis est peut-être une girouette, mais peut-être est-ce simplement quelqu'un qui a réfléchi et compris son erreur.
* Les fausses inductions : beaucoup de gens se contentent de 3 ou 4 exemples pour en tirer une règle générale.
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La plupart des hommes ne se fondent pas sur la solidité des arguments, mais sur certaines marques extérieures, qu'ils jugent plus convenable à la vérité qu'à la fausseté. Une vraie réflexion leur semble sans doute épuisante, les idées elles-mêmes sont souvent complexes : les marques extérieures, claires et sensibles, ont donc la préférence de beaucoup (on pourrait en dire autant des explications, stupides mais faciles à comprendre, du Front National, ou même de tout politicien démagogue, ce qui tend malheureusement aujourd'hui à deveinr un pléonasme) et ils se rangent du côté où ils voient ces marques extérieures qu'ils discernent facilement. Les principales marques dont il s'agit sont l'autorité (le statut d'auteur reconnu et fiable, le fait de faire autorité dans un domaine) de celui qui affirme la chose et la manière dont elle est exprimée.
* Le sophisme d'autorité. Au lieu de se fatiguer à diistinguer et analyser chaque affirmation, il est tellement plus simple de croire en tous points une personne en laquelle on estime pouvoir avoir confiance (et de ne croire en rien une personne que l'on estime peu).
Ce sophisme d'autorité est défini dans la Logique comme le fait de juger des choses en se fondant sur "une autorité qui n'est pas suffisante". J'aurais plutôt tendance à considérer qu'aucune autorité n'est suffisante pour conclure à la vérité de ce qui est dit : non seulement parce qu'une autorité sérieuse peut se tromper de temps à autre et ne présente donc aucune garantie absolue, mais encore parce que l'idéal est, dans la mesure du possible, de faire sien le raisonnement de cette autorité en le comprenant, plutôt que de se contenter de le croire sur parole (on sait que le théorème de Pythagore est vrai parce qu'on a suivi le raisonnement qui permet d'y arriver, et non parce que Pythagore est un grand savant et philosophe qu'il faut donc croire sur parole). Mais la préférence des auteurs de Port-Royal pour cette théorie de l'autorité "suffisante" ou non s'explique rapidement par les nécessités de leur propagande religieuse :
"Ainsi Dieu, qui voulait que la connaissance certaine des mystères de la foi pût s'acquérir (même) par les plus simples d'entre les fidèles, a eu la bonté de s'accommoder à cette faiblesse de l'esprit des hommes, en ne la faisant pas dépendre (cette connaissance) d'un examen particulier de tous les points qui nous sont proposés à croire ; mais en nous donnant pour règle certaine de la vérité l'autorité de l'église universelle qui nous les propose, qui, étant claire et évidente, retire les esprits de tous les embarras où les engageraient nécessairement les discussions particulières de ces mystères."
C'est trop aimable à lui, de nous donner le droit de croire sans réfléchir tout ce que dit l'Eglise. Mais si l'on considère que croire nimporte quoi sans réfléchir est de toute façon une tendance naturelle chez l'homme, il s'agit moins ici d'un droit que d'une obligation : voilà ce que vous devez croire sans réfléchir ! Le texte poursuit d'ailleurs ainsi : "on ne tombe dans l'erreur qu'en s'écartant de (l'autorité de l'Eglise) et en refusant de s'y soumettre".
On pourrait, par l'effet de cette même bonté envers les esprit les plus faibles, étendre ce principe à tout ce qui est confus, complexe et/ou incompréhensible : si vous avez du mal à suivre les raisonnements de Doc Gynéco, de Francis Lalanne ou de Steevy, il faut bien vous dire qu'en réalité personne ne vous demande d'essayer de comprendre, car vous devez tenir pour une règle certaine de la vérité l'autorité de Doc Gynéco, de Francis Lalanne et de Steevy. Ca vous retire bien l'esprit des embarras, cette solution, pas vrai ?
Quelques rappels utiles, tout de même : en matière d'autorité, le nombre n'est pas un critère (la majorité des philosophes pensent ainsi, donc c'est vrai), non plus que l'abjection morale (Claude Allègre pense que l'action humaine n'a pas de conséquence réelle sur le réchauffement climatique, donc ce qu'il dit est vrai), l'âge (cf. Brassens : le temps ne fait rien à l'affaire ...) ou encore la piété, la sagesse, la modération (Benoît XVI est certainement un gars très pieux, infaillible sur les questions touchant aux dogmes catholiques, mais nous ne sommes pas obligés de le croire lorsqu'il se mêle de médecine et affirme que le port du préservatif aggrave l'épidémie du SIDA : on est même en droit de lui coller deux baffes pour lui apprendre à rester à sa place).
Autre critère fréquent d'autorité : le statut social. Si tel homme est noble, riche, élevé en dignité de quelque manière que ce soit, il dit forcément vrai. C'est ainsi que, sans rien y comprendre et surtout sans voir que cela va à l'encontre de leurs propres intérêts, une bonne partie des milieux populaires croit sans rire aux bobards d'un Ernest-Antoine Seillières ou d'un Nicolas Sarkozy. Car, comme il est dit dans le livre de l'Ecclésiastique, dives locutus est, et omnes tacuerunt, et verbum illius usque ad nubes perducent (si le riche parle, tout le monde se tait et on élève ses paroles jusqu'aux nues) ; pauper locutus est, et dicunt quis est hic ? (mais si le pauvre parle, on demande : c'est qui, çui-là ?).
Cela peut venir d'une complaisance, d'un respect pour les puissants, mais parfois aussi du fait que leur rang et leur (éventuelle) éducation leur donne une aisance d'expression, ou encore du fait que la pompe extérieure dont ils sont entourés en impose au point de pousser à croire tout ce qu'ils disent, ce qui nous conduit au point suivant ...
* Le sophisme de la manière : juger le fond sur la manière. L'aisance d'expression, la pompe et la dignité affichées du statut, nous le disions, peuvent influer sur la perception que nous avons des affirmations d'un homme puissant. Considérons par exemple le président Sarkozy : la pompe présidentielle, les gardes du corps, la belle cravate, l'élégante Rollex portée tombante pour être bien vue de tous, la classe naturelle du personnage, son raffinement, son beau langage, tout cela joue évidemment en sa faveur et lorsqu'il vient à dire "casse toi, pauv'con" à quelque paysan qui refuse de lui serrer la main, tant de belles qualités font qu'on est spontanément porté à se ranger de son côté, à juger que son interlocuteur est effectivement un pauvre con et doit se casser. Néanmoins, c'est se laisser influencer par l'apparence et la manière : tant d'élégance et de dignité en tous points ne constituent pas une preuve absolue. Il faut donc considérer qu'il existe une probabilité (certes faible) pour que le monsieur ne soit pas un pauvre con et pour que ce soit plutôt à M. Sarkozy qu'il conviendrait de dire de se casser.
Evidemment, cette illusion est encore bien plus grande dans l'esprit des puissants eux-mêmes.
D'autre part, on a tendance "à croire qu'un homme a raison, lorsqu'il parle avec grâce, avec facilité, avec gravité, avec modération et avec douceur, et à croire, au contraire, qu'un homme a tort, lorsqu'il parle désagréablement, ou qu'il fait paraître de l'emportement, de l'aigreur, de la présomption dans ses actions et dans ses paroles." Mais "il y a des gens qui débitent gravement et modestement des sottises", et il y a des grincheux qui ont parfois raison. "Il y en a qui parlent mieux qu'ils ne pensent, et d'autres qui pensent mieux qu'ils ne parlent."
Il est donc difficile "de se garantir entièrement de l'impression secrète que toutes ces choses extérieures font dans l'esprit" et il faut donc s'habituer autant que possible à ne donner aucune autorité à toutes les qualités qui sont sans rapport avec la découverte de la vérité, et de ne pas donner à celles qui peuvent y contribuer plus d'importance qu'elles n'en ont (dans la mesure où l'âge, le savoir, l'éducation, l'expérience, l'esprit, la vivacité, la rigueur, le travail,... s'ils améliorent les capacités à atteindre la vérité, ne rendent personne absolument infaillible).