L'ART D'AVOIR TOUJOURS RAISON

de M. SCHOPENHAUER

revu, amendé, modernisé et illustré par Monsieur John Doggett

de l'Académie Fédérale des Investigations Anti-dogmatiques

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Beau petit traité de logique minimale destiné à triompher dans la controverse, qu'on ait raison ou non, l'auteur constatant que la vérité est généralement le cadet de nos soucis. "La vanité innée, particulièrement sensible en ce qui concerne les facultés intellectuelles, ne veut pas accepter que notre affirmation se révèle fausse, ni que celle de l'adversaire soit juste. Par conséquent, chacun devrait simplement s'efforcer de n'exprimer que des jugements justes, ce qui devrait inciter à penser d'abord et à parler ensuite. Mais chez la plupart des hommes, la vanité innée s'accompagne d'un besoin de bavardage et d'une malhonnêteté innée. Ils parlent avant d'avoir réfléchi, et même s'ils se rendent compte après coup que leur affirmation est fausse et qu'ils ont tort, il faut que les apparences prouvent le contraire. Leur intérêt pour la vérité (...) s'efface totalement devant les intérêts de leur vanité."

Laissant de côté la question de la vérité, Schopenhauer propose un certain nombre de "stratagèmes" destinés à triompher dans un débat, que l'on ait raison ou non. On peut évidemment en renverser l'usage et connaître ces stratagèmes, c'est également être capable de les repérer dans le discours des autres afin d'échapper autant que possible à la manipulation. L'ouvrage de Schopenhauer, édité par 1001 Nuits, est d'une lecture assez accessible. Nous nous contenterons ici de reprendre les stratagèmes les plus notables.

Au milieu des perversités sophistiques, on appréciera la belle simplicité du stratagème 10 : "Mettre l'adversaire en colère, car dans sa fureur il est hors d'état de porter un jugement correct et de percevoir son intérêt. On le met en colère en étant ouvertement injuste envers lui, en le provoquant et, d'une façon générale, en faisant preuve d'impudence" ; ou du stratagème 14 :"Un tour pendable consiste, quand (l'adversaire) a répondu à plusieurs questions sans que ses réponses soient allées dans le sens de la conclusion vers laquelle nous tendons, à déclarer qu'ainsi la déduction à laquelle on voulait aboutir est prouvée, bien qu'elle n'en résulte aucunement, et à le proclamer triomphalement. Si l'adversaire est timide ou stupide et qu'on a soi-même beaucoup d'audace et une bonne voix, cela peut très bien marcher."

Le stratagème 30 cite Sénèque : "Unusquisque mavult credere quam judicare" (chacun préfère croire plutôt que juger).

Stratagème 35 : "Si l'on peut faire sentir à l'adversaire que son opinion, si elle était valable, causerait un tort considérable à ses intérêts, il la laissera tomber aussi vite qu'un fer rouge dont il se serait imprudemment emparé (...) Ce qui nous est défavorable paraît généralement absurde à l'intellect."

Ultime stratagème : "Si l'on s'aperçoit que l'adversaire est supérieur et que l'on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers (...) C'est un appel des facultés de l'esprit à celles du corps ou à l'animalité. Cette règle est très appréciée car chacun est capable de l'appliquer, et elle est donc souvent utilisée."

Il cite ensuite Hobbes : "Toute volupté de l'esprit, toute bonne humeur vient de ce qu'on a des gens en comparaison desquels on puisse avoir une haute estime de soi-même."

Puis ce conseil d'Aristote : "ne pas débattre avec le premier venu, mais uniquement avec les gens que l'on connaît et dont on sait qu'ils sont suffisamment raisonnables pour ne pas débiter des absurdités et se couvrir de ridicule." Commentaire de Schopenhauer : "Il en résulte que sur cent personnes, il s'en trouve à peine une qui soit digne qu'on discute avec elle."

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Chaudron :

Gérard Genette évoque dans Bardadrac une forme sophistique consistant en un enchaînement d'arguments contradictoires, appelée "chaudron", car elle "doit son nom à l'histoire de la bonne femme qui rend percé un chaudron emprunté en soutenant successivement qu'elle le rend non percé, qu'il était déjà percé quand on le lui a prêté, et qu'il marche mieux percé."

Analysant en 1976 un débat télévisé sur Pétain, Serge Daney écrivait : "Ne furent posées que les questions qui, depuis trente ans, ne sont posées que par les pétainistes. On les connaît : mélange de géopolitique à rebours (Pétain, stratège sidéral), de morale puante (Pétain, vieillard sacrifié, soldat soldé) et de ressentiment ("il y eut des excès des deux côtés"). Quant à l'appareil conceptuel, c'est celui de l'argument du chaudron : Pétain a eu raison, d'ailleurs il était vieux, et puis les résistants ont eux-mêmes commis des abus."

 

 

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