The Philippe MURAY's Pride


J'ai beaucoup lu Philippe Muray durant l'année 2005. Il est mort le 2 mars 2006. Des gens moins soucieux que moi de rationalité s'empresseraient sans doute de rééditer cet exploit en lisant les oeuvres complètes de BHL. Mais, outre mon peu d'empressement à perdre mon temps en une aussi inepte activité (même récompensée par la mort de l'auteur), je reste pour le moins sceptique quant à l'efficacité d'un pareil procédé mortifère appliqué à un individu qui a déjà survécu à une quinzaine d'entartages.

Quoi qu'il en soit, et même s'il m'est souvent arrivé d'être en total désaccord avec certains des propos de Philippe Muray, je déplore la disparition d'un des derniers auteurs capables de porter un regard critique sur une époque minée par le consensus, capables de mêler l'intelligence au style, capables de produire une pensée véritablement stimulante, aussi contestable soit-elle parfois.



Exorcismes spirituels I

"La pensée s'accorde rarement le droit d'accès à la conception globale de l'acte lui-même. Si elle le faisait, il est plus que probable que l'envie du crime s'épuiserait dans sa réalisation imaginaire. C'est de ne pas reconnaître, comme Sade, que tout notre bonheur est dans notre imagination, que si certains tuent, c'est de ne pas être capables de dire le Mal et de jouir de le dire."

 


Exorcismes spirituels II

"Les sondages, les audimats, les indices de satisfaction, les mesures de taux d'audience, sont la vaseline quotidienne dont (notre société) a besoin. Jamais le plébiscite de ce qui est n'a été aussi férocement exigeable. Jamais les maîtres du monde ou leurs valets n'ont moins paru imaginer qu'on pourrait ne pas leur dire oui, tant ce qu'ils proposent à l'approbation générale leur semble le meilleur. Et, corrélativement, jamais l'opposition à ce qui est n'avait été si automatiquement criminalisée. En tous cas ridiculisée."

 


Exorcismes spirituels III

A côté de quelques trouvailles de langage ("trouver censure à son pied", ...) et d'autres réflexions heureusement toujours pertinentes (quoiqu'un peu ressassées maintenant), Muray semble sombrer dans des délires réactionnaires de moins en moins justifiables et de plus en plus proches de la réaction instinctive, subjective et irraisonnée.

Par exemple, dans "Sortie de la libido", il dénonce l'horreur de la parité en fondant son argumentation sur le fait que, dans la Genèse, Dieu (depuis quand la mythologie est-elle un critère ???) a clairement différencié les destins respectifs de l'homme et de la femme, vouant le premier à la mort et la seconde aux douleurs de l'enfantement (il se trouve que les femmes meurent elles aussi, mais ce point n'est pas évoqué, ni par Dieu, ni par Muray : passons). Dans une note, Muray s'en prend à Philippe Val qui avait ironisé sur l'omniscience divine en disant que, s'il était omniscient, Dieu aurait su que l'homme inventerait un jour la péridurale et donc il n'aurait pas annoncé à Adam que la femme accoucherait dans la douleur. Muray réplique à cela que Val est un inculte car "ce n'est pas à Adam que Dieu a parlé, dans la Bible, de l'accouchement", mais à Eve. On ne voit guère ce que cela change à la plaisanterie de Val sur la péridurale, que Dieu ait dit ça à Adam ou à Eve, ou, ce qui est plus "vraisemblable", aux deux (ou alors il les a fait venir séparément l'un après l'autre dans son bureau ?). Bref, l'argument semble aussi stupide que vain. Tellement stupide que je me demande si ce n'est pas moi qui suis passé à côté de quelque subtilité du raisonnement. Mais j'ai beau chercher ...

Voici un passage foutrement moins débile, sur le monde d'aujourd'hui :

"A la place de l'Histoire, il y a le mouvement, il y a ce qui bouge, ce qui doit bouger, avancer ; et tous ces mots morts sont des mots d'ordre modernes. Ce sont des ordres. (...) Bouger est bien. Avancer est bien. Tout ce qui bouge est bien. C'est le Bien. On ne sait pas pourquoi, mais c'est comme ça. Ou plutôt si, on peut très facilement le savoir : parce que c'est ce qui reste, dans le langage, des anciens mouvements de révolte ; et c'est devenu, par une ruse de la post-Histoire, le nouveau vocabulaire de l'acceptation de tout."

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"Tout est tolérant aujourd'hui (...) Même l'éclipse du 11 août dernier, dont on pouvait imaginer qu'elle resterait tranquillement à l'écart de l'escalade, a été interprétée sans rire dans un quotidien comme une leçon de "tolérance"."

 


Après l'Histoire I & II

Au milieu de réflexions pertinentes, encore et toujours de surprenants éclats de connerie :

"Les infatigables associations de persécution des chasseurs organis(ent) des pétitions pour interdire la chasse le mercredi et le dimanche, c'est-à-dire ces jours de grande terreur où, chaque semaine, l'enfant et l'adulte infantifié tiennent partout le haut du pavé." (p. 30)

Quelque mal que l'on pense des enfants et des adultes infantifiés, il me semble que le nombre de promeneurs tués et blessés par des chasseurs n'en est pas moins inacceptable et que le plaisir de se promener dans les bois n'est pas plus infantile que celui d'y chasser (à une époque post-néolithique, j'entends).

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"(Bernanos), dès la fin de la guerre, annonce la métamorphose du Loup totalitaire en Agneau totalitaire, et ce sont déjà toutes les belles âmes actuelles de l'élite vertueuse, tous nos pétitionnaires à bonne conscience et nos politiciens à face de celluloïd (dont l'un des prototypes les plus odieux pourrait être le virginal François Hollande) dont il subodore la lointaine approche."

Pasolini, cité pg 111 : "Les résultats de la société de consommation sont ceux d'un fascisme pur et simple, en train de transformer les humains jusqu'au fond de l'âme, et si savamment qu'ils ne s'en rendent même pas compte. Le fascisme est fini (et donc l'antifascisme rendu vain) parce que quelque chose de pire le remplace : le pouvoir de la consommation et son idéologie hédoniste."

Confirmant ici mon impression lors des manifs anti-FN de 2002, Muray évoque des textes d'écrivains publiés contre ce parti en 1998 dans Le Monde et il déplore "leur faiblesse à donner une expression à la plus légitime des allergies". "Ils ont trop léché notre divine époque. Ils ont la langue chargée. Et maintenant, pour camoufler leur résignation au monde tel qu'il se mondialise, ou même pour dissimuler leur approbation active de celui-ci, ils n'ont plus que la lutte (totalement justifiée, faut-il le préciser) contre le néofascisme. On voit bien leur hyperexcitabilité à la question, mais on ne voit qu'elle ; et comme elle ne produit que peu d'étincelles sur le plan rhétorique, elle ne renseigne que sur eux. L'éloquence n'est pas leur fort ; ni les phrases qui coupent, ni les mots qui ravagent, ni les arguments qui mordent, ni les raisonnements qui balafrent, ni les ellipses qui meurtrissent, ni les tropes qui contusionnent, ni les appositions qui déchiquètent, ni les métaphores qui écorchent, ni les comparaisons qui molestent, ni les exclamations qui flagellent, ni les périphrases qui contondent, ni les litotes qui cinglent, ni les virgules qui griffent, ni les épithètes qui crachent du feu."

A propos de la tendance à juger les personnages du passé à l'aune des valeurs actuelles, une note amusante sur Freud (qu'un type décrit comme fort méchant car il se vantait d'avoir "infligé une blessure narcissique à l'arrogance humaine"), sur le machisme reproché à Picasso, un personnage dont "on n'aurait pas aimé croiser le chemin". Idem pour Madame de Sévigné qui, selon la guide du chateau de Grignan répondant au Figaro, évoluait "dans un monde à part, un monde de nobles qui vivaient dans une bulle sans se soucier du sort des autres.". Et Muray d'enchaîner : "mais on n'aurait pas davantage, après tout, aimé croiser le chemin de Babar, dont les aventures ont aussi été dénoncées par un crétin américain comme "anticolonialistes (??), sexistes, antidémocratiques", etc. En bref, et qu'ils soient imaginaires ou non, Babar, Picasso, Madame de Sévigné, Freud et bien d'autres encore, sont de ces individus décidément innombrables à qui on peut attribuer un 20/20 en virtuosité mais un zéro pointé en humanité."

Pg 157 (note) : L'organisateur de la Love Parade de Berlin, "protecteur auto-proclamé de notre "planète bleue, cette perle de l'univers", sectateur comme de juste de la "communication non-verbale", maniaque (à la Glissant) de l'unicité et du tout-monde, bienfaiteur de l'humanité, (...) constitue à sa façon, très au-dessus d'un Jack Lang (ce qui n'est pas peu dire) une sorte de portrait-robot presque idéal d'Homo festivus, ce Tartuffe de cauchemar de l'an 2000, dans sa version techno. Mais le plus drôle, encore, réside dans son lointain passé : avant la chute du Mur de Berlin, il était agent de la Stasi, la police politique de la RDA."

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A la fin du tome I, dans "Nazizanie", cette analyse que je partage depuis bien longtemps et qui est la seule à pouvoir éclairer efficacement les présidentielles de 2002. Constatant le peu d'enthousiasme manifesté par les ennemis "institutionnels" du FN lors de sa scission mégrétiste, Muray relève par ailleurs ceci dans Libé : "JMLP est devenu bizarrement indispensable au bon fonctionnement de la démocratie française."

"On peut se demander s'il ne s'agit pas plutôt de la façon dont (la démocratie) est instrumentée par ceux qui n'ont le pouvoir qu'en fonction de ce qui est supposé la menacer ; et qui ne peuvent garder ce pouvoir qu'à condition que cette menace perdure. Le pire service que pourrait leur rendre Le Pen, dans ces conditions, ce serait en effet de disparaître. Et maintenant, voilà qu'à force de crier au loup, c'est le loup lui-même, justement, qui commence à crever. Comment ne pas en être heureux quand on sait que ce loup, depuis tant d'années, ne servait en réalité qu'à interdire toute pensée, toute sensation, tout propos non conformes à ceux des adversaires du loup ? (...) Le Pen était le verrou permettant de tenir éternellement fermée la porte derrière laquelle avaient été relégués par ses adversaires l'irrespect, la dissidence, l'humour, la négativité, toutes les autres figures de la liberté de pensée, et jusqu'à la plus simple lucidité. (...) Toute mise en cause, par exemple, et si modérée fût-elle, de l'art contemporain, était encore rangée, il y a quelques mois, parmi les choses que l'on n'a seulement pas le droit le droit d'esquisser lorsque le Front National fait quinze pour cent. Prohibition derrière laquelle il était facile d'entendre un ordre (tant que le FN fait 15%, vous ne penserez rien d'autre que ce que nous pensons) et un souhait (pourvu que le FN continue éternellement à faire 15%).

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Parlant une nouvelle fois des noms de "métiers" inventés par Martine Aubry pour les emplois-jeunes, noms qu'elle décida un jour de rendre un peu plus classiques : "Il y avait toutefois une certaine poésie catastrophique dans les appellations de ces emplois, animateur de berges, stewarts de ville ou médiateurs de lecture, qui ressemblaient à des contrepéteries ratées."

Sur Jospin affirmant un jour qu'il n'avait rien d'un donneur de leçons et qu'il n'y était pour rien si on le présentait comme un parangon de vertu : "Ce pisse-froid tentant de se parer des plumes du pisse-chaud résuma, pendant un instant, tout le burlesque du monde actuel."

"L'insubmersible Jack Lang, tâcheron galonné de la modernité caramélisée", ailleurs appelé "ex-hyperbole ministérielle" ou encore "le Chapelier Fou du Pays des Merveilles numériques".

Sur son surnom dans le milieu techno, Jacky Baby : "A lui seul, ce sobriquet si juste, si précis, si infantocrate, si innocent, si magnifiquement posthistorique, venge tous ceux pour qui l'existence même d'un pareil individu, et depuis si longtemps, constitue une espèce de scandale."

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Sur les clowns d'hôpital :

"Certes, concédait-on (dans cet article), il arrive que certains grabataires réservent à ces joyeux drilles un accueil froid, voire hostile. Dans ces cas-là, Vulcano et Caribou "s'adaptent, ils improvisent". Entendez qu'ils s'incrustent. Et eux-mêmes, d'ailleurs, le reconnaissent. Comme ils reconnaissent que lorsqu' "il y a la famille, c'est plus difficile d'intervenir. Il y a comme une barrière entre nous et le malade".

"Il paraît qu'avant même d'expédier Kouchner au Kosovo, on a envoyé des clowns dans les camps de réfugiés ; et ce qui est invraisemblable c'est qu'ils n'aient pas été empalés dès leur arrivée."

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Love Parade 1999, décrite par la presse allemande comme une "extraordinaire démonstration politique". Propos recueillis par cette même presse :

Mario, 19 ans : "Je vais aller à la Love Parade pour m'amuser. J'espère bien aussi passer à la télé."

Nathalie, 17 ans : "Tout le monde doit absolument aller à la Love Parade. Si je passe à la télé, je ferai signe à mes parents."

Katja, 19 ans : "Je vais à la Love Parade parce que je veux montrer que quelqu'un qui travaille dans l'administration n'est pas nécessairement ennuyeux."

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"Lorsque cette action positive en faveur de l'égalité des chances pour le monde animal aura porté ses fruits (...), alors toutes les capitales du monde organiseront des défilés monstres, des espèces de Zoo Prides ou d'Animals Parade, avec des cortèges impressionnants de camions sono sur lesquels des bêtes enrubannées, d'adorables brebis peintes en mauve, des cochons à clochettes, des hamsters piercés, des souris blanches sur rollers, des lionnes tatouées à l'omoplate et des chimpanzés en bikini rescapés de laboratoires d'expérimentation se trémousseront au rythme de la néomusique."

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"Quand deux architectes pour asiles d'aliénés ont manifesté leur souhait, à l'occasion de l'an 2000, de coiffer les tours de Notre-Dame de Paris de chapeaux pointus en bois lamellé-collé et en fibre de carbone, ils n'ont rien trouvé de mieux pour justifier leur entreprise grotesque que de la définir comme un projet "porteur de sens et d'optimisme", et surtout d'indiquer qu'ils voulaient redonner vie à un "monument figé". Il devient tout aussi urgent, à ce compte-là, de mettre un nez rouge à la cathédrale de Chartres pour la faire bouger un peu, d'environner de langues de belle-mère le Taj Mahal ou La Mecque pour les arracher à leur stagnation, d'installer des machines à bain de mousse dans le Colisée pour le rendre plus optimiste, de braquer des canons à confettis sur l'Acropole pour la positiver, de répandre sans cesse des flots de serpentins autour des pyramides d'Egypte ; et plus généralement, par toutes sortes de procédés de ce genre, de donner une seconde vie à de multiples monuments du passé coupable dont l'immobilisme devient de plus en plus gênant, et même immoral, et surtout dont la déco laisse franchement à désirer."

"A Bordeaux, "une dizaine de designers réputés re-concevront les objets du jardin d'enfants : balançoire, toboggan, sable, labyrinthe", tous accessoires qui avaient en effet bien besoin, depuis le temps, d'être re-conçus."

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"Dans la vie quotidienne, qu'y a-t-il de plus plaisant, de toute façon, que de contempler la face congestionnée d'un militant non-fumeur en colère, ce condensé des haines puritaines de l'histoire défunte, s'estimant victime d'un tabagisme passif qui, on le sait, n'existe pas ?"

""Fumer nuit gravement à votre entourage", avertit-on sur les paquets de cigarettes : ce qui signifie en somme que vous devriez aimer votre "entourage" ; et que le contraire serait impensable. "Fumer nuit aux femmes enceintes", a-t-on cru bon d'inscrire aussi : ce qui paraît accréditer l'idée saugrenue selon laquelle tout le monde voudrait le bien des femmes enceintes."

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Citant Giono : "Dominici n'est pas un être d'exception. J'en connais beaucoup comme lui. Quand je l'ai dit, ceux qui s'inquiètent plus de l'avenir du tourisme que de justice et de vérité, ont poussé les hauts cris. Je comprends fort bien que M. Seguin, de la chèvre, fait meilleure figure sur les bulletins des Syndicats d'initiative. M. Seguin, de la chèvre, est très gentil. Il n'a qu'un tort : il n'existe pas."

"(La presse signale) une passion croissante pour "le sport en eau vive, la randonnée ou l'escalade", et encore bien d'autres malfaisances qui font "le bonheur des prestataires de service" (mais qui ne peuvent donner du plaisir à un être doué de raison que lorsqu'ils débouchent sur une catastrophe dévastatrice)."

Selon Libération, "l'abricot, actuellement "bien consommé", pourrait "l'être encore plus" dans l'avenir à condition de faire encore des efforts ; une enquête menée en 1997 montre en effet que "les consommateurs ont globalement une image positive de l'abricot" ; mais que "leurs attentes sont fortes" concernant ce fruit. On souhaiterait, à ce propos, qu'un homme de talent imagine une pièce de théâtre, ou même un court métrage, dont le héros central serait un consommateur en proie à une attente forte vis-à-vis de l'abricot."

Paco Rabanne : "chiffonnier nostradamisé" et "fripier réincarné".

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"Quand on peut entendre la déplaisante romancière Darrieussecq affirmer qu'elle vote "naturellement" à gauche, il est évident que ce vocable, "gauche", ne désigne plus un ensemble d'idées politiques, comme du temps de Marx, de Jaurès ou de bien d'autres (où être de gauche représentait un véritable travail et un combat de la pensée, non un prétendu fait de nature et en réalité une paresse crasse de l'esprit, mais un effort constant du négatif, et un assaut contre les évidences, précisément, et contre le "naturel"), mais qu'il s'agit désormais du plus vautré des conforts intellectuels, et du plus poisseux des "être-ensemble" qui aient jamais été."

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"Qu'est-ce qui différencie, en effet, un comédien d'aujourd'hui d'un passant dans la rue, tous ces effrayants passants transgéniques que l'on peut désormais croiser par fournées sur les trottoirs, affublés en clochards sportifs à mobiles, en écoliers à sac à dos, en comiques à roulettes, en abrutis tendance, en clowns sacrificiels piercés sur toutes les coutures, et en compagnie desquels Grock ou Zavatta auraient eu honte de se laisser voir ?"


Festivus Festivus

Conversations avec Elisabeth Lévy, dont j'ai déjà dit par ailleurs tout le bien que je pensais de ses pseudo-provocations et de sa complète malhonnêteté intellectuelle, au risque d'être taxé d'antisémitisme. Voilà, c'est cela : ce n'est pas Elisabeth Lévy qui est critiquable, c'est moi qui suis antisémite (*).

Le livre s'ouvre heureusement sur une préface de Muray seul. Elle est précédée de cette citation de Péguy : "Ce monde moderne a fait à l'humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l'histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n'y a pas de précédents." Le problème est évidemment aujourd'hui plus flagrant encore.

(*) : A la lecture de ce livre, peu à peu, et finalement surtout grâce à la postface d'Elisabeth Lévy, et puis après l'avoir également entendue dans une ancienne émission de Finkielkraut face à BHL, je finis presque par la trouver sympathique, au bout du compte. Ses objections à Muray sont en général pertinentes. Disons qu'elle a été desservie dans mon jugement par sa voix désagréablement arrogante et par un certain nombre de ses positions, du genre affaire Gaymard, mais elle dit (ou a dit) aussi des choses auxquelles je souscris finalement. Cela dit, je suppose qu'elle aussi est aujourd'hui devenue sarkozyste ...

 

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Le style de Muray reste savoureux, mais les idées avec lesquelles j'étais en désaccord semblent hélas se développer plus encore. Tant que Muray décrit de manière générale les caractéristiques de notre modernité, on ne peut qu'adhérer. Mais lorsqu'il prend des exemples concrets, on est parfois surpris. Ce au nom de quoi il condamne la pensée unique laisse parfois pantois : l'Eglise catholique, l'hétérosexualité,... On a le sentiment qu'il se trompe de combat, qu'il s'est construit une grille de lecture formidable mais qu'il l'applique ensuite de façon biaisée à la réalité. La bien-pensance qu'il dénonce, c'est essentiellement celle du PS. C'était fort compréhensible à l'époque de Jospin, mais ce livre-ci a été écrit entre 2001 et 2004. Exemple : il a raison de souligner que les réactionnaires d'aujourd'hui traitent de réacs ceux qui s'opposent à leur discours. Mais Muray pense surtout ici aux socialistes s'offusquant des résistances rencontrées par leurs "avancées sociétales" (PACS and Co), alors que j'ai beaucoup plus tendance à songer aux libéraux (de droite comme de gauche) qui traitent de "réac" toute personne refusant les régressions sociales qu'ils qualifient de "réformes nécessaires". Cela me semble beaucoup plus grave que les réactions des uns et des autres à de simples gadgets comme le PACS. On n'est pas loin finalement de l'évolution d'un Finkielkraut, et de pas mal d'autres (*), qui, déçus pas le PS, en viennent à concentrer toute leur haine sur ce parti, lequel la mérite amplement mais n'est pas seul à la mériter, et en arriver ainsi à soutenir un Sarkozy. Mais je suis peut-être injuste : après tout, l'offensive idéologique néolibérale n'avait pas encore pleinement révélé toute son ampleur et peut-être Muray aurait-il réagi autrement en découvrant aujourd'hui Sarkozy à l'oeuvre ... Peut-être ...

Autre exemple : il s'en prend avec des mots très durs ("ce sont les hyènes de la comédie de la justice", etc.) aux associations se portant partie civile dans les affaires de pédophilie et qui pratiquent selon lui une véritable chasse aux sorcières. Ce qui n'est pas faux : l'affaire d'Outreau, Muray le souligne, a mis en lumière "l'action malfaisante de ces associations et de leurs avocats militants spécialisés dans la défense des enfants victimes, lesquels "disent toujours le vrai" surtout lorsqu'il racontent qu'ils ont été violés par des cochons et des vaches dans une ferme belge." La remarque est drôle et le problème posé est évidemment réel, mais les enfants victimes existent malheureusement eux aussi et on ne peut renoncer à punir de tels crimes au seul prétexte qu'il y a parfois, voire souvent, exagérations et erreurs de jugement. Le problème n'est pas la lutte contre la pédophilie (à ce compte, il ne faut plus lutter contre aucun crime ni délit, puisque l'erreur judiciaire est toujours possible !), mais dans le manque de mesure et de discernement. Je sais que j'ai l'air d'un dinosaure (ou plus exactement, mais c'est un peu pareil, d'un contemporain de Condorcet) en disant cela, mais c'est une fois de plus (l'air d'un radoteur aussi, oui) un problème d'éducation, ce que Muray ne souligne à aucun moment, sans doute parce qu'il ne croit pas à l'éducation (telle qu'elle se pratique depuis 30 ans, il a raison de ne pas y croire, d'ailleurs), sans doute aussi parce que cela se marierait mal avec son discours anti-Progrès. Pourtant il a écrit lui-même que ce qui est à dénoncer, c'est le pseudo-progrès, le "mouvement", le fait de bouger pour bouger. Mais bon ...

Personnellement, la nouvelle bien-pensance me gêne moins par son ridicule (qui ne concerne après tout que ceux qui la pratiquent) que parce qu'elle sert à masquer une oppression économique, sociale et politique, que j'ai la faiblesse de juger plus grave. En ce sens, condamner la modernité (libérale) construite par la "gauche plurielle" en se jetant dans les bras de l'UMP me semble absurde, de même que le fait de faire l'éloge de la chasse ou des pesticides, rien que pour emmerder les "bobos" qui prônent le respect des animaux et l'alimentation bio, et qui me semblent avoir raison sur le fond, même s'ils ont tort dans la forme et dans l'outrance de leur discours. Lorsque Muray dénonce en bloc ce qui constitue selon lui l'Inéluctable imposé au monde par le nouvel ordre, à savoir "la mondialisation, l'Europe, le clonage, Internet, le mariage homosexuel", je suis tenté de dire que les deux premiers constituent un problème réel (en tous cas dans leur nature et leur fonctionnement actuels), que le troisième peut avoir un intérêt médical si on l'utilise avec toutes les précautions morales qui s'imposent, que l'usage intelligent d'Internet est un réel progrès et que les abus qu'il permet sont le fait de la seule connerie des utlisateurs et non de l'Internet lui-même, et que je ne vois même pas où est le problème en ce qui concerne le dernier point, dont l'éventuel ridicule ne touche que les intéressés et qui, contrairement à la mondialisation, ne fait de tort à personne.

(*) : Sans parler du virage à droite plus radical encore d'un Maurice G. Dantec. Entre Philippe Val devenu "polémiste de gauche officiel du MEDEF et du sarkozysme" et ceux qui sont plus clairement passés à droite, mes idoles d'antan font triste figure. Reste Michel Onfray qui s'en sort bien (cette page date un peu : en 2022, il y a belle lurette qu'Onfray a lui aussi sombré), reste Fred Vargas bien sûr, et restent les morts, les Brassens, les Desproges, dont je me plais à croire qu'ils n'auraient pas suivi cette voie boueuse malgré tout le mépris dû au pouvoir socialiste. Et restent bien sûr mes idoles artistiques, finalement assez nombreuses, qui sont déjà plus ou moins de droite au départ, mais d'une droite humaniste et morale qui n'aurait jamais soutenu un Sarkozy : Montaigne, Chateaubriand, Borges, Eastwood, Soit dit en passant, il y aurait une étude à faire sur le rôle de la crise des intermittents du spectacle dans l'évolution vers le sarkozysme d'hommes de gauche du genre "républicaines-déçus du PS", façon Muray-Finkielkraut. Cela semble être, me semble-t-il, un moment central dans leur évolution, peut-être celui où ils ont basculé.

Hypothèse annexe : la détestation (justifiée) des organes de la bien-pensance de gauche (PS, Inrockuptibles, etc.) a pris chez ces gens une telle ampleur qu'ils en arrivent à préférer défendre quelque chose de pire. On peut combattre la répugnante idéologie sarkozyste autrement qu'en se joignant à la gluante bien-pensance des Inrocks (je ne parle pas du PS, dont une partie des personnalités - Besson, Kouchner, Lang, Allègre,... - ne combat même plus le sarkozysme mais attend que celui-ci lui jette quelque os à ronger), mais il semble que certains préfèrent se ranger du côté d'un pouvoir de droite (de droite dure, cette fois, par opposition à la droite molle qu'est le PS) capable de résister à ces voix honnies, voire de les faire taire.

 

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Quoi qu'on pense des conséquences ultimes qu'il en tire, les analyses de Muray sont tout de même très éclairantes lorsqu'il s'intéresse à des phénomènes contemporains tels que "l'égalitisme", l'infantilisation, le primat du principe de plaisir sur le principe de réalité, l'exhibition, la transparence obligatoire, le refus de la vie privée et du secret,... Il cite Ségolène Royal, alors ministre et proposant d'interdire l'accouchement sous X : "Le secret comme source de bonheur est une idée qui a vécu", ce que Muray traduit comme suit : "Le secret comme source de malheur est une idée neuve en Europe."

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"Quand je parle de retombée en enfance de l'humanité, ce n'est nullement la fraîcheur ou la naïveté supposées de l'enfant que j'ai en vue, mais bien cette infernale illusion infantile de toute-puissance."

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Là où je perçois vraiment ce qui me distingue de Muray, c'est lorsque, parlant en 2004 du gouvernement Raffarin, il évoque l'actuelle et très provisoire majorité dite "de droite". "Très provisoire" rélève d'un optimisme que je partage d'autant moins que Muray le qualifierait sans doute de pessimisme. Mais surtout, il met des guillemets à la droite chiraquienne comme j'en mets à la gauche socialiste.

A propos du 21 avril 2002, après avoir cité ce qu'écrivait une semaine avant Philippe Sollers, "Le mouvement passe désormais par Jospin ? Eh bien, on peut dire qu'il lui passe maintenant par le mi du cul, comme écrivait Céline. Et qu'il n'y a rien de plus savoureux que de le constater."

Intéressantes considérations sur le fait que le PS, persuadé d'incarner le Bien, considère en quelque sorte que le pouvoir lui revient "de droit divin", la démocratie n'étant acceptable que dans la mesure où les élections ne font que valider un choix qui va de soi. D'où les désillusions de 2002, par exemple, d'où les larmes accusatrices de Martine Aubry qui "ne méritait pas" d'être battue à Lille, etc. Cela dit, Muray oublie (occulte ?) une fois de plus presque totalement la dimension économique des problèmes. C'est peut-être moins séduisant d'un point de vue théorique, mais la "France d'en bas" n'a pas voté Le Pen essentiellement et seulement en réaction contre les délires festivistes, hygiénistes ou encore judiciaristes du PS, mais parce qu'elle connaît la pauvreté, le chômage, la précarité, et que le PS n'a rien fait de sérieux contre cela. De même, je ne crois pas que les socialistes soient des extatiques persuadés que leurs réformes sociétales de façade soit le fin du fin de la politique : je crois qu'ils s'en sont (tant bien que mal) persuadés seulement pour oublier (occulter) qu'ils avaient fait le choix de la lâcheté dans le domaine économique.

A propos de ce PS incapable de se remettre en cause, même après de si cuisants échecs, persuadé d'être aimable, et (donc) aimé, Muray parle d'érotomanie et évoque la Bélise des Femmes savantes : Lui objecte-t-on que Damis la fuit ? "C'est pour me faire voir un respect plus soumis", répond-elle. Et tout le mal que Dorante dit d'elle ? "Ce sont emportements d'une jalouse rage." Et le fait que Cléon et Lycidas se soient tous deux mariés ? "C'est par un désespoir où j'ai réduit leurs feux."

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A propos de la guerre en Irak, Muray considère qu'elle n'a aucun sens, "en dehors du projet jamais vraiment avoué, et tout de même légèrement loufoque, du moins à moyen terme, de réduire le monde arabo-musulman en esclavage, c'est-à-dire de lui refiler l'Occident actuel comme on refile le choléra à la peste."

"Bush est éminemment dangereux parce qu'il est à la fois puéril ("the game is over") et illuminé. Il ressemble à un enfant qui trépigne en croyant à ce qu'il dit (ou à ce qu'on lui souffle de dire) et non à un individu réellement souverain (...) Il est dangereux parce qu'on va lui passer cette guerre, cette guerre narcissique, comme des parents fatigués, faibles, culpabilisés, passent un caprice à un enfant emmerdant et déchaîné qui augmente ainsi son pouvoir sur ses géniteurs."

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L'obsession de Muray, c'est le PS et la manière dont il impose son idéologie festive du Bien. C'est dommage, car il aurait pu ensuite, en ouvrant ses perspectives, observer comment la droite passe aux choses sérieuses en utilisant les mêmes méthodes pour imposer aux salariés son idéologie du retour à la valeur-travail, observer par exemple comment Raffarin a pu faire accepter une mesure aussi inepte que la suppression du lundi de Pentecôte (inepte car, si tant est qu'il s'agisse réellement de solidarité, un prélèvement sur salaire suffirait : mais on a réussi à faire accepter aux gens l'idée de venir travailler un jour de plus : peut-être le seul but de la chose était-il de vérifier cette capacité de la population à tout accepter ; peut-être l'acceptation de tout et de n'importe quoi à l'ère du socialisme festif n'avait-il pas d'autre but que de préparer cela ...)

De même, s'il avait pu voir émerger une gourdasse omniprésente comme Sabine Hérold (la Louise Michel d'Alternative Libérale), il aurait peut-être estimé que les ségolènes de jadis n'en étaient que la préfiguration.

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Evoquant le travail de Lucien Febvre sur l'incroyance au XVI° siècle, dans une époque encore peu préparée à envisager et penser cela, Muray conclut sur cette comparaison : "On croyait aux féeries médiévales, au merveilleux, aux miracles et aux sabbats des sorciers comme aujourd'hui au Bien, à l'astrologie, aux périls du tabagisme passif, aux sortilèges de Paris-Plage, à ce que dit José Bové, à la survivance malfaisante du système patriarcal, au partage bienfaisant des tâches ménagères, à la parité et au talent des intermittents du spectacle."

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Les oppositions annoncées entre Muray et son interlocutrice sont extrêmement rares et superficielles dans l'ensemble. Curieusement tout de même (car la dénonciation systématique l'acharnement médiatique dès qu'un politicien est mis en cause est une thématique qui m'a toujours frappé chez Elisabeth Lévy), l'opposition, quoique feutrée, est assez frappante lorsque, dans la sixième conversation, est évoquée l'affaire Alègre. Je laisse à chacun le soin de consulter ces pages car ce que je vais dire relève en grande partie d'une simple impression, peut-être subjective. Mais dans les grandes lignes, Elisabeth Lévy insiste plutôt sur les dénonciations douteuses (forcément) de travestis et de prostituées, ainsi que sur le rôle de Karl Zéro dans la médiatisation des déclarations d'Alègre (*). Muray, s'il reprend volontiers la critique du rôle de Karl Zéro ("le tutoyeur en série"), insiste à deux reprises, chose d'ailleurs étonnante chez lui, sur des faits concrets, à savoir sur les aberrations d'un rapport d'autopsie ou sur le fait que tout semble fait pour étouffer l'enquête. Sans jamais le dire, il semble tout de même fortement suggérer que les accusations portées contre des notables, même par des travestis, sont troublantes en raison de la manière dont est conduite l'enquête. C'est un passage qui me semble très inhabituel chez Muray, très intense et très accusateur (non plus ici vis à vis du festivisme ambiant ou de je ne sais quel autre aspect risible de la modernité, mais vis à vis d'une très concrète manipulation de preuves dans une affaire précise). Juste après cela, au lieu de chercher à approfondir un propos intéressant et qui (me semble-t-il) contredit nettement le sien, Elisabeth Lévy lance fort à propos le sujet suivant : "Venons en aux intermittents du spectacle !". C'est cela, oui : revenons aux dénonciations sérieuses et aux abominations véritables. Le sens des proportions, voilà ce qui m'a toujours frappé chez Elisabeth Lévy (**).

Sur les intermittents, le discours de nos héros est, comme on pouvait s'y attendre, particulièrement incomplet. Dénoncer la tendance contemporaine au "tous artistes", l'idée qu'est artiste "celui a décidé qu'il l'était", ou encore le paradoxe qu'il y a effectivement au fond entre le choix de l'art et la revendication d'un statut qui limite les risques, tout cela n'est certes pas faux, mais ne tient absolument pas compte du contexte social et politique global. Quelques nuances en vrac :

- les intermittents du spectacle ne sont pas constitués que de guignols auto-proclamés artistes sous prétexte qu'ils ont appris à jongler avec des balles, à cracher du feu ou à marcher sur des échasses, mais également d'artistes véritables, ainsi que de véritables techniciens travaillant dans le domaine du spectacle. En ce qui concerne les artistes, on peut penser ce qu'on veut de la qualité du travail de la plupart, il n'empêche que, à quelques exceptions subventionnées près, ce sont des gens qui prennent le risque d'échouer si leur travail ne parvient pas à séduire une partie du public. Ce public a peut-être tort ou mauvais goût, dira Muray, mais peu importe : il paie pour voir ou entendre des artistes qui lui plaisent, c'est son problème. Le statut des intermittents ne fait que compléter ce qu'ils gagnent à proportion du nombre de cachets réalisés dans l'année : quelqu'un qui ne rencontre absolument aucun succès ne peut donc pas y prétendre.

- depuis les artistes maudits du XIX°, l'assurance-chômage a été créée et on voit mal pourquoi certaines catégories en seraient exclues. Comme je le disais dans le premier point, le statut d'intermittent n'est pas "donné" à n'importe qui sur simple demande, une part de risque subsisteet, d'autre part, ce statut inclut des techniciens.

- Muray ironise sur la convergence de tant de luttes hétéroclites durant l'été 2003. Cette diversité l'étonnerait peut-être moins s'il s'interrogeait sur ce que peuvent être les raisons de toutes ces revendications (ce qu'il ne fait jamais puisqu'il part du principe que l'individu contemporaine ne revendique que pour revendiquer) : la mondialisation, la casse des services publics, les régressions sociales en tous genres mises en oeuvre par le gouvernement Raffarin, tout cela lui échappe visiblement, ou du moins ne l'intéresse pas (constater qu'une catégorie sociale se bat pour défendre ses droits serait d'une trop grande banalité pour un Philippe Muray).

En tous cas, c'est à partir de là, de l'épisode des intermittents, comme je le suggérais, que le discours de nos amis devient de plus en plus indigeste. Comme s'ils avaient attendu de la droite revenue au pouvoir l'éradication des délires pseudo-cultures et sociétaux de la gauche "plurielle", et le retour à des choses un peu plus dignes. En fait de choses dignes, et comme on pouvait s'y attendre, on n'eut droit qu'à une batterie de régressions sociales justifiées, non par l'intérêt général comme fait semblant (on l'espère pour lui) de le croire Muray, mais par une banale logique de paupérisation agrémentée d'un sentiment de revanche ("trahies par leurs représentants, les classes populaires sont désemparées : il est temps de leur retirer les droits qu'elles nous ont extorqués et de recommencer à les exploiter avec le moins d'entraves possibles"). Face au retour tristement banal d'une telle politique (qui, plus qu'un vrai retour, n'est d'ailleurs que la version lourde et décomplexée de celle menée sur le plan économique par les PS depuis quelques décennies déjà), Muray s'obstine à ne voir dans tout cela que la lutte du méchant Festivus Festivus contre un gouvernement enfin sensé, aidé (trompé ?) en cela par la présence des intermittents dans le mouvement social. Tout cela peut encore donner lieu ponctuellement à des analyses pertinentes sur le plan psychologique, par exempe, mais repose sur une vision d'ensemble tronquée et déformée, et sur une soudaine incapacité à hiérarchises les problèmes et les dangers, plus exactement une incapacité à voir qu'il existe des problèmes et des dangers plus graves que le narcissisme et le manque de talent (certes indéniables) d'une partie des intermittents.

Cette absence de hiérarchisation (ou plutôt cette hiérarchisation aberrante) est inquiétante. J'ai réécouté il y a peu une émission de Finkielkraut avec Muray et Philippe Meyer, Le Futur ne manque pas d'avenir, qui s'ouvre sur le commentaire d'un avis de décès comparant le cancer au fascisme. Durant près de dix minutes, les trois intervenants s'en donnent à coeur joie pour dénoncer l'ineptie (indéniable) d'une telle comparaison et analyser ce qu'elle révèle sur l'état d'esprit contemporain. Devant ce jeu de massacre légiférant et moralisant, on se sent de plus en plus gagné par le malaise, la nausée. On se dit que cette personne qui a eu la douleur de perdre sa mère et qui a exprimé ainsi maladroitement cette douleur ne méritait pourtant peut-être pas d'être ainsi laminée sous le mépris et la réprobation de ces trois messieurs. L'observation de départ est juste, mais l'acharnement est répugnant, cruel, il est visiblement ici le fait de types qui ne font jamais d'erreurs. On n'ose imaginer ce qu'aurait pu (ou ce qu'a pu) ressentir cette personne en entendant l'émission et, en plus d'avoir déjà sans doute, avec le temps, compris par elle-même ce qu'il y avait de maladroit dans un tel texte, en entendant sa maladresse remise sur la place publique et si abondamment commentée et vomie. On se dit que comparées à cela, la bien-pensance et la bonne conscience d'une Ségolène, aussi abjectes soient-elles, ne sont rien.

(*) : Je suis toujours tenté de l'écrire avec deux L ... Deux orthographes différentes pour deux ignobles, c'est source de confusion. Au moins, entre Hugo Pratt et Grégoire Prat, la différence d'orthographe correspond aussi à une distinction entre génie et crétin.

(**) : Il ne s'agit évidemment pas un seul instant (quoique, maintenant que j'y songe, pourquoi pas ?) de dire qu'Elisabeth Lévy serait complice de tel ou tel crime, mais de constater qu'une des (plus vertigineuses) pentes de son esprit l'entraîne à estimer systématiquement qu'une mauvaise action ne saurait être commise par des notables ou, lorsque l'action est avérée (cf. l'affaire Gaymard), que cette action n'est pas mauvaise, en tous cas qu'elle n'a rien de choquant.

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Bel exemple de mauvaise foi "élisabethaine" : la manière dont elle prétend résumer des heures de documentaire réalisés par Prieur et Mordillat : pas un mot qui ne soit une caricature, quand ce n'est pas une erreur (ou un mensonge). "Les Chrétiens sont des Juifs - sans doute leur a-t-il échappé que ceux-ci ne reconnaissent nullement Jésus comme le Messie - et des Juifs animés par la haine de soi. Pour eux, la généalogie permet de remonter directement de Hitler à Saint Paul." Cela n'est pas juste et bon, mais injuste et con.

Muray est simplement un peu plus drôle qu'elle, en parlant de "l'Onfray-Mordillat et son Onfray-Combaluzier, si providentiellement nommé Prieur." Le christianisme est en tous cas de plus en plus présent dans son discours. J'ignore s'il s'agit d'une évolution personnelle ou seulement du fait qu'il estime de plus en plus pertinent d'en parler, mais donner une telle place dans son analyse à ce qui ne relève que de la foi n'est guère sérieux.

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Quelques réflexions sur le cinéma contemporain, à partir de la Passion de Mel Gibson :

"Au cinéma, l'horreur est un chantage et une intimidation, comme en d'autres circonstances l'argent que tel film a coûté. Tout cela relève du terrorisme, qu'il soit économique ou tératologique. Il faut qu'un film ait coûté beaucoup : de l'argent ou du sang ; ou alors qu'il défende et illustre une cause incontestablement bonne, ce qui revient à peu près au même. (...) Je me demande s'il y a un seul spectacle cinématographique aujourd'hui qui ne relève pas du chantage, et si les cinéastes peuvent être désormais autre chose que des maîtres-chanteurs (comme tous les "artistes"). Les fictions cinématographique et le cinéma en général sont devenus si inutiles qu'ils ne répondent plus qu'à un seul impératif : celui de prolonger leur propre règne au-delà de tout besoin réel de ceux que l'on oblige littéralement à entrer dans des salles parce qu'on a réussi à les convaincre qu'il fallait de toute urgence sauver le septième art."

"Est-ce qu'on peut filmer la divinité mourant sur la croix comme on filme Emma Bovary ou les aventures d'un jeune imbécile à dreadlocks ?"


Cf. aussi, la rubrique Hygiénisme et Le Médecin malgré moi.


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