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Maurice RAJSFUS (1928-2020)

Maurice Rajsfus est le fils de parents Juifs polonais arrivés en France au début des années 1920. Ils ont été mariés par le maire d'Aubervilliers, Pierre Laval, « alors encore avocat pacifiste » En juillet 1942, il est arrêté avec ses parents lors de la rafle du vélodrome d'hiver par un policier « un temps voisin de palier (...) Lorsque, en 1988, Rajsfus tentera de l'approcher (« pour comprendre »), le retraité l'éconduira d'un brutal: « Ça ne m'intéresse pas! » Il n'a cessé depuis d'incarner cette « police de Vichy au passé trop présent, sans remords et sans mémoire ». Maurice Rajsfus, qui a alors 14 ans, est relâché à la suite d'un ordre excluant les Juifs de 14 à 16 ans de la rafle. Ses parents ne reviendront pas.

"Ce n’est pas une découverte. Simplement une confirmation. Nous vivons dans une République gorille, et la majorité de nos concitoyens paraissent s’y habituer. Tous les instants de notre vie sont de plus en plus rythmés par les interventions de l’autorité policière. Pour utiliser un langage convenable, nous vivons dans une démocratie sous haute surveillance.

Nous vivons dans un pays où la répression est devenue la règle car il convient de punir les insolents qui ne peuvent se résoudre à baisser la tête. Quiconque refuse d’apporter sa pierre à la société policière en plein essor est, au mieux, marginalisé, au pire fiché, voire en butte aux pires provocations. Nous devons savoir que les services de police et de la gendarmerie n’ont pas la narine fragile, et n’hésitent jamais à fouiller dans les poubelles.

Nous vivons dans un pays où la sanction remplace le dialogue. Nous vivons dans un pays d’ordre, où la punition doit servir de modèle pédagogique. La peur du policier devrait devenir le mode de réflexion ordinaire. Nous vivons dans une société déviante, policière jusqu’aux tréfonds de son administration. Nous serons bientôt les auxiliaires naturels d’une institution policière s’intéressant à tous les instants de notre vie. La loi délinquance, chère à Nicolas Sarkozy a même pour fonction essentielle d’impliquer les maires et les travailleurs sociaux dans un rôle demouchards.

Au ministère de l’Intérieur, ou simple candidat à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy s’est institué maître d’un jeu pervers, transformant les policiers en juges et arbitres de notre société. Prenons garde de ne pas nous y habituer !"

Maurice Rajsfus - 2007

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Tiré de ses Aphorismes subversifs :

"Le pauvre hère qui agite un drapeau tricolore d'une main dans un stade, ne manque jamais d'avoir une cannette de biere dans l'autre."

"Si l'on avait dit au citoyen Chauvin, brave soldat de la République, qu'il deviendait le père spirituel de millions de demeurés, peut être aurait-il fait appel à la commission de réforme."

"Un imbécile bien Français se sentira toujours supérieur à un étranger diplomé."

"On s'aimerait parce qu'on est originaire du même pays, du même village, d'une même famille, c'est souvent le cas dans les familles maffieuses!"


Patrick RAMBAUD (né en 1946)

Chronique(s) du Règne de Nicolas Ier

Patrick Rambaud publie chez Grasset, dans le style de Saint-Simon, une Chronique du Règne de Nicolas Ier. Le propos est drôle, intéressant même, mais il est surtout rendu extrêmement savoureux par le pastiche de la langue du XVII°.

Extraits :

Même parvenu, Notre Précieux Souverain ne trouva point la paix en lui-même, tant il restait secoué en continu par des nervosités. Qui l’a vu fixe et arrêté ? Il ne bougeait que par ressorts. Si vous le retardiez dans sa course, vous démontiez la machine. Il marchait des épaules avec une façon personnelle de se dévisser le cou, remuant par courtes saccades comme s’il était engoncé dans un costume que lui taillait pourtant à sa mesure un artiste italien de renom. (…) Quand il parlait en public, plusieurs fois dans une même journée, il se rengorgeait ainsi qu’un pigeon et se livrait à de curieuses contorsions pour animer ses dires…

Sur Copé : On pensait se servir du freluquet avant de le réduire.

Sur Dati : C'était une mauresque des bords de Saône.

Notre Magnifique Leader eût pu méditer, s'il savait comment cela se pratique, sans gestes et sans mots, sur les pensées que M. Emerson lançait comme des fusées éclairantes : "Une mouche est aussi indomptable qu'une hyène."

***

Dans la Deuxième Chronique, Rambaud cite ce passage de La Bruyère : A juger de cette femme par sa beauté, sa jeunesse, sa fierté et ses dédains, il n’y a personne qui doute que ce ne soit un héros qui doive un jour la charmer. Son choix est fait: c’est un petit monstre qui manque d’esprit.

A propos de l'échec du remariage avec la comtesse Bruni à relancer la popularité présidentielle : Le conte de fées si prisé du prince charmant et de la pauvre Cendrillon s'inversait en celui de la princesse et du bouseux, ce qui conféra à Notre Terrible Seigneur les allures pataudes d'un détrousseur de dot, et n'était point à son avantage.

Quelques portraits :

"Mme de Morano, récente duchesse de Meurthe-et-Moselle, laquelle avait un langage vert et les grasses manières d'une poissarde."

"Le chevalier Le Febvre, un pesant prétorien de sa Majesté, hirsute, l'oeil fou et la moue dédaigneuse."

"M. Hitler, un petit brun avec une moustache collée comme un timbre-poste sous son nez en pomme de terre."

"Le comte Droopy de Karoutchi"

"M. de Martinon, qui portait une tête éblouie sur un cou de girafe." On le retrouve confronté, lors de sa désastreuse campagne pour les municipales à Neuilly à "des séditieux en loden", formule vestimentaire qui n'est pas sans évoquer la célèbre scène du Salon de l'Agriculture ("casse toi, pauv'con") où le Prince rencontre "un malotru en canadienne".

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Quatrième Chronique.

Le Nerveux Souverain prenait feu aisément ; même en repos forcé dans la villa de sa belle-mère, au Cap Nègre, il usait son temps et celui d'autrui à cracher des ordres au téléphone plutôt que de réussir une sieste.

Sur la visite de Luc Chatel dans un supermarché lors de son opération, "les essentiels de la rentrée", avec "une dizaine de mères de famille très ressemblantes, arrivées dans un même coche" : Des gazetiers fouineurs surent bientôt qu'il s'agissait d'une conseillère municipale de la commune voisine, dont le maire était proche du Parti impérial. Quand les clientes modèles repartirent après le comte Chatel, sans avoir rien acheté et en abandonnant leurs paniers de fournitures devant les rayons, certains malotrus crièrent au théâtre. L'an passé, vers la même date, la duchesse émérite de Lorraine, Mme de Morano, avait déjà recruté des militantes dans un magasin Carrefour de Marseille où elle pérorait.

A propos des suicides à France-Télécom : Le directeur de ces malheureux appelait leur détresse une mode. En Chine, grand pays de plus de un milliard d'esclaves, on déployait des filets sur les façades pour que les travailleurs ne se jetassent point par les fenêtres, et dès l'embauche ils devaient signer un papier où était écrit : Même si mes conditions de travail sont abominables, je jure de ne pas me tuer (...) Quel exemple pour les mal-embouchés qui chez nous rechignaient au travail forcé ! A Pékin, à Shangaï, les ouvriers ne bronchaient guère quand ils trimaient à la chaîne douze heures par jour, avec un salaire minuscule à la clef, mais ils avaient la bonne fortune d'être hébergés à même les entreprises, non distraits par leurs familles, et ils se posaient seuls chaque nuit dans des dortoirs en forme de pierre tombale.

Le traître de la pièce, le faussaire avoué, qui se nommait M. Lahoud, avait la mine insignifiante et fausse, laquelle convenait à semblable panouille, quant au brillant M. Gergorin, auquel on avait attribué la défroque du corbeau, il jouait les ahuris bernés comme s'il n'était pas sorti de Polytechnique.

M. Finkielkraut, un professeur burlesque, qui avait l'esprit ouvert comme une porte de pénitencier (...).

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Cinquième Chronique.

A peine descendu de la tribune de Grenoble, (il) avait dit devant les hommes de la brigade héroïque, laquelle avait abattu en plein trottoir l'un des braqueurs du casino d'Uriage : "Décorez-moi tout ça !" Tout ça en était resté la bouche ouverte, surtout que notre Leader Fiérot avait ajouté : "Les armes, c'est fait pour s'en servir !"

Sur Estrosi : Il s'était aussi attaqué au monopole de la Poste, un service public qui remontait à Louis XI, parce que le vieillot lui déplaisait sauf pour sa coiffure.

"(...) les agences de notation internationales et privées, des financiers sans visage, des maître-chanteurs adulés et craints, lesquels se comportaient comme les haruspices aux bonnets pointus de notre Antiquité ; ces incontrôlables charlatans flairaient, soupesaient, trituraient, observaient le foie ou le coeur de la volaille qu'ils avaient plumée et éventrée pour rendre un verdict avant de la cuire."

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Tombeau de Nicolas I° et avènement de François IV

"Le duc de Meaux (Copé) fut contaminé par les affaires de la cité à l'âge de huit ans, quand il vit sur un fenestron familial le grassouillet roi Pompidou, qui avait un profil de murène, répondre avec brio à une horde de gazetiers déférents." Voulant devenir devenir roi et "emporter les foules par son verbe", "dès lors il s'y employa, délaissant ses soldats de plomb, caquetant, faisant l'intéressant dans un cercle d'adultes admiratifs, donnant son avis sur tout avec assurance.

Rambaud évoque plus loin "Mme de Prosciutto-Morizet, gorgone de Longjumeau", puis Balladur : Une naturalisation qui les attacha à la France intervint trois ans avant la naissance du petit Edouard, lequel, sans cette grâce, aurait aussi bien pu se prénommer Nouredine ou Mustapha (...) De cette âme levantine, l'Etonnant Vizir Balladur garda un goût des échanges commerciaux et bancaires, et en outre des sucreries, ayant remplacé la vulgarité du loukoum, quoiqu'il semblât pétri de cette pâte molle et enfarinée, par une très raffinée glace au café noir (...) Il se retirait en soi-même comme à confesse, peu affable, avec quelque chose de raide et d'embabouiné.

La petite Giulia mesurait quarante-neuf centimètres et pesait plus de deux kilos et demi, soit le poids d'un gros rôti de boeuf pour une tablée de huit convives. Le roi du Maroc envoya un panier démesuré d'orchidées blanches, la Reichsführer Merkel offrit un nounours beige assez moche, Madame de Chirac une robe à smocks de Dior, car elle connaissait les bébés, leurs coquetteries et leurs caprices. Le père allait-il prendre un congé parental ? demandèrent avec ironie les gazettes. Ce fut l'archiduchesse des Charentes qui répondit : "En mai prochain, au Prince, on va lui donner cinq ans de congé ! Bon débarras." Mme Ségolène avait encore de la repartie, davantage que Mme de Montretout, de la dynastie Le Pen, qui trouva fort déplacé qu'un souverain français attribuât à sa fille un prénom italien, préférant Marcelle ou Paulette ou Simone, des sonorités près de chez nous.

Malheureusement, si les formules et l'analyse restent acérées quand il s'agit de la clique sarkozyste, le ton devient étonnamment complaisant dès lors qu'il est question de François Hollande ou bien encore de DSK. Rambaud ne poursuivra pas ses chroniques après la défaite de Sarkozy et on le comprend : non que le règne de son successeur ne puisse donner lieu à une satire aussi virulente, mais Rambaud n'a visiblement aucune envie d'égratigner le PS. C'est son droit, mais cela affaiblit considérablement la valeur morale de son travail.

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François le Petit

Finalement (et inévitablement) déçu par Hollande, Rambaud rédige cette nouvelle chronique. Mais la déception ne porte peut-être pas toujours sur les points les plus problématiques, ou plus exactement, Rambaud semble déplorer la soumission du politique à la finance tout en semblant croire qu'on ne peut échapper aux impératifs de la finance. Qu'il se débrouille lui-même de ses contradictions ! Mais le plus gênant est qu'il a nettement perdu de son souffle satirique, même si l'ensemble reste agréable à lire et même s'il y a encore ça et là quelques formules savoureuses.

Sur "Ludovine de la Jachère", de la Manif pour tous : "elle bloquait, au nom des Evangiles, les chirurgiens dans les toilettes de leur hôpital afin que les foetus pussent s'ébattre."

A propos de l'affaire Bygmalion, Sarkozy ayant déclaré (on ne sait si c'est en apprenant l'affaire ou en voyant un sous-fifre le trahir en la dévoilant) qu'il était "tombé de l'armoire", Rambaud commente : "Une expression à la mode en ce moment, tomber de l'armoire. En fait, on ne tombe guère de haut. Et puis, qu'allait-il fabriquer sur cette armoire ?"

***

Emmanuel le magnifique

On est bien loin de la chronique au vitriol des années Sarkozy. Rambaud en soulignait avec talent la vulgarité, en démontait brillamment les manipulations, nous aidait à supporter ce cauchemar en écrivant lui-même pour le supporter. Mais on se rend compte depuis ses chroniques sur Hollande qu'au fond ce n'était pas l'idéologie de Sarkozy qui lui posait problème, seulement ses excès, ses vulgarités,... La même politique ou presque lui semble toute naturelle lorsqu'elle est menée par des socialistes, et visiblement plus naturelle encore lorsqu'elle l'est par Macron. Pour tenter de conserver le ton d'origine (et ses lecteurs), Rambaud lance évidemment quelques piques émoussées par ci par là, mais tout cela sonne bel et bien comme un éloge de plus du navrant Macron.

 


Jean-Paul RAPPENEAU (né en 1932)

On connaît généralement assez bien ses bondissants Mariés de l'an II. Il faut découvrir également La Vie de Château (1966), jubilatoire et pétillant. Le Diable par la queue (1968), de Philippe de Broca (qui a parfois fait mieux par la suite) semble en être, sur bien des points, une sorte de copie, assez lourde et vulgaire, en tous cas extrêmement inférieure à l'original.


Rob REINER (né en 1947)

J'ai un peu perdu de vue la carrière de Rob Reiner, mais il y a au moins trois petits bijoux parmi ses premiers films, à savoir une délicieuse parodie de conte de fées, avec Peter Falk en grand-père conteur (The Princess Bride), une comédie sentimentale (Quand Harry rencontre Sally) sur l'amour et l'amitié, excellente même si elle ne peut évidemment pas rivaliser avec le sommet du genre qu'est Annie Hall, et puis Stand by me, que je viens de revoir, et qui est un film magnifique, même s'il est parfois un peu gâché par de nombreuses références typiquement américaines et liées à l'époque, et par les approximations qu'elles amènent dans la traduction. Mais si on fait abstraction de cette "couleur locale" qui alourdit le propos pour un public français, c'est un film simple et beau, drôle et émouvant. D'autant plus émouvant aujourd'hui, quand on revoit River Phoenix en pensant à sa disparition prématurée. Il est impressionnant dans ce film, comme il le fut ensuite dans deux autres très bons films, Mosquito Coast de Peter Weir et My Own Private Idaho de Gus Van Sant.

Autre film sympathique de Rob Reiner, le pseudo-documentaire sur le pseudo-groupe de hard-rock Spinal Tap, avec notamment l'excellent Michael McKean, alias Morris Fletcher dans un des épisodes les plus drôles des X-Files, Zone 51 (Dreamland).


Ernest RENAN (1823-1892)

Ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse contiennent ce récit :

"Un des anciens bouddhas antérieurs à Sakya-Mouni atteignit le nirvana d’une étrange façon. Il vit un jour un faucon qui pourchassait un petit oiseau. « Je t’en prie, dit-il à la bête de proie, laisse cette jolie créature; je te donnerai son poids de ma chair. » Une petite balance descendit incontinent du ciel, et l’exécution du marché commença. L’oisillon s’installa commodément dans un des plateaux; dans l’autre, le saint mit une large tranche de sa chair ; le fléau de la balance ne bougeait pas. Lambeau par lambeau, le corps y passa tout entier ; la balance ne remuait pas encore. Au moment où le dernier morceau du corps du saint homme fut mis dans le plateau, le fléau s’abaissa enfin, le petit oiseau s’envola, et le saint entra dans le nirvana. Le faucon, qui, après tout, avait fait une bonne affaire, se gorgea de sa chair.

Le petit oiseau représente les parcelles de beauté et d’innocence que notre triste planète recèlera toujours, quels que soient ses épuisements. Le faucon est la part infiniment plus forte d’égoïsme et de grossièreté qui constitue le train du monde. Le sage rachète la liberté du bien et du beau en abandonnant sa chair aux avides, qui tandis qu’ils mangent ces dépouilles matérielles, le laissent en repos, ainsi que ce qu’il aime. Les balances descendues du ciel sont la fatalité ; on ne la fléchit pas, on ne lui fait point sa part ; mais, au moyen de l’abnégation absolue, en lui jetant sa proie, on lui échappe ; car elle n’a plus alors de prise sur nous. Quant au faucon, il se tient tranquille dès que la vertu, par ses sacrifices, lui procure des avantages supérieurs à ceux qu’il atteindrait par sa propre violence. Tirant profit de la vertu, il a intérêt à ce qu’il y en ait ; ainsi, au prix de l’abandon de sa partie matérielle, le sage atteint son but unique, qui est de jouir en paix de l’idéal."


Jules RENARD (1864-1910)

"Si le temps ne changeait jamais, la moitié des hommes n'aurait aucun sujet de conversation."

"Quand je donne un billet de cent francs, je donne le plus sale."

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Quelques belles notations animales, dans le Journal, qui annoncent les Histoires naturelles : "la limace rouge, en beau cuir de Russie, avec de profondes rainures", "les fourmis, petites perles noires dont le fil est cassé."


Alain RESNAIS (1922-2014)

Les expériences cinématographiques de Resnais sont toujours très intéressantes, mais il n'est pas interdit d'en trouver certaines légèrement ennuyeuses, en particulier Hiroshima, mon amour. D'autres sont heureusement plus délectables, à commencer par Providence, servi par des acteurs fabuleux comme John Gielgud et Dirk Bogarde.

Et puis il y a les films dont les dialogues sont signés Bacri et Jaoui, ce qui constitue en soi une bonne raison de les voir. Le principe d'On connaît la chanson donne lieu à quelques scènes drôles, mais est peut-être un peu lourd ; en revanche, les films jumeaux Smoking et No Smoking, outre leur dispositif narratif passionnant, fait de perpétuelles bifurcations, qui explorent toutes les possibilités de la situation de départ, outre le charme des décors et celui des dessins de Floc'h, outre la performance de Sabine Azéma et de Pierre Arditi tenant à eux seuls tous les rôles, sont franchement réjouissants, en particulier Smoking. Arditi y excelle en particulier dans deux rôles irrésistibles, celui de Toby Teasdale, épave alcoolique, cynique et râleur, et celui du vieux Joe Hepplewick, totalement borné et emmerdant tout le monde avec ses pseudo-poèmes.

Citons l'essentiel du dialogue, lors de la fête du village, entre Joe Hepplewick et Celia Teasdale, qui s'efforce de lui faire la conversation avec gentillesse malgré la rugosité du vieux :

JH : "Le grand âge est un bien précieux / Mais faites que je ne devienne pas trop vieux"

C : C'est encore de vous, ça ? Mais c'est fou ! Vous en avez écrit énormément !

JH : 3914, m'ame Teasdale !

C : Et vous n'avez jamais songé à vous faire publier ?

JH : Non, ça j'aimerais pas, ça !

C : Ah ? Ben pourquoi ça ??

JH : Parce que je pense qu'un homme doit pas tirer profit d'un don offert gracieusement par l'bon Dieu.

C : Ah ??

JH : Oui. Pensez un p'tit peu à ça.

C : Alors, d'après vous, un grand médecin doit choisir par honnêteté de devenir trompettiste, à condition de n'avoir aucun don pour ça ?

JH : J'peux pas en parler, j'ai jamais vu un médecin d'ma vie, m'ame Teasdale.

C : Comment ça, jamais ?? Même pas pour vos jambes ?

JH : Non. Mes jambes, c'est entre Dieu et moi. S'il voulait que je marche encore, j'marcherais encore.

C : Ecoutez, je crois pas que le bon Dieu ait voulu vous mettre dans un fauteuil roulant, autrement vous seriez né directement sur des roues.

JH : De toute façon, m'ame Teasdale, j'vais pas discuter avec vous, v'z'êtes la femme du directeur ...


Arthur RIMBAUD (1854-1891)

Dans Les Poètes de sept ans, étonnant vocabulaire : "le jardinet (...) s'illunait", "son oeil darne", "il écoutait grouiller les galeux espaliers",...

***

Relu le Bateau ivre juste après avoir relu Les Fleurs du mal. Curieusement, après tant de vers parfaits de baudelaire, ceux de Rimbaud semblent à certains moments moins parfaits, sa musique moins évidente. Par exemple, pour la première fois, je suis surpris par le fait que le deuxième vers s'enchaîne assez mal au premier (c'est en tous cas une impression, mais on pourrait justifier cet effet de rupture assez facilement par le contenu de ces vers). Mais ce ne sont que d'infimes déceptions, largement compensées par tant d'autres vers superbes :

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braise !

Echouages hideux au fond des golfes bruns

Où les serpents géants dévorés des punaises

Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums.

et tant d'autres ...


Alain ROBBE-GRILLET (1922-2008)

Je suis très surpris, à la relecture des Gommes, de trouver cela beaucoup moins complexe que dans mon souvenir, à peine déroutant (même si l'on peut concevoir que cela ait pu l'être en son temps). Pas l'ombre pour l'instant (à mi-chemin) de la moindre aberration ou distorsion chronologique sérieuse, telle qu'on en trouve par exemple dans La Maison de rendez-vous (enfin, il me semble ... je ne suis plus sûr de rien, maintenant). Mon souvenir s'avère d'autant plus faux que j'étais persuadé que c'était le patron de café de la première scène qui se faisait assassiner. Ou alors, le paradoxe temporel est tel que ce roman n'est absolument plus le même quand on le relit ...

Notons ce passage (humoristique ?) où l'agent spécial Wallas imagine son supérieur (grand spécialiste de l'incognito) essayant d'obtenir des renseignements de la part d'un concierge : "Il représente une maison de stores et parasols ; il voudrait avoir la liste des locataires dont les fenêtres donnent au midi, ce qui les expose immodérément aux ravages du soleil : tapisseries jaunies, photographies passées, rideaux cuits, ou même pire - chacun connaît ces tableaux de maîtres qui éclatent d'un seul coup avec un bruit sinistre, ces portraits d'ancêtres qui se mettent brusquement à loucher, créant au sein d'une famille cette impression de trouble dont les conséquences fatales sont l'insatisfaction, la mauvaise humeur, les disputes, la maladie, la mort,..."

***

Dans le labyrinthe constitue une étape supplémentaire vers les étrangetés narratives, même si l'on finit par reconstituer un fil chronologique et par comprendre un peu mieux les motivations des personnages. Au-delà des apparentes incohérences, des répétitions descriptives, le roman crée une atmosphère fascinante d'errance absurde, sous la neige, dans ces rues toutes identiques.

***

J'avais jadis entendu une anecdote concernant Daniel Emilfork. Robbe-Grillet lui avait dit un jour qu'il lui trouvait une tête de gangster, ce à quoi Emilfork avait répondu, outré, avec sa voix aussi particulière que l'était sa tête : "Monsieur, quand vos ancêtres grimpaient encore aux arbres, les miens lisaient le Talmud !" N'étant pas grand connaisseur du cinéma de Robbe-Grillet, j'ignorais alors qu'il avait souvent choisi Emilfork pour jouer dans ses films (sans doute à cause de la fameuse tête de gangster). Et souvent dans des rôles de policiers, en fait (mais c'est tout l'intérêt du contre-emploi). Par exemple, dans la Belle Captive, film dans la distribution duquel nous trouvons également Arielle Dombasle dans le rôle (je cite) de "la femme hystérique" (contre-emploi ?) On peut donc supposer que les deux se connaissaient bien et que leurs invectives à base de gangsters et de Talmud étaient des plaisanteries entre eux.

D'ailleurs Robbe-Grillet était apparemment assez sarcastique lui aussi puisque, interrogé un jour sur Michel Houellebecq, il avait répondu en gros que le titre de son dernier roman, Plateforme, illustrait parfaitement la conception houellebecquienne de la littérature.


Armand ROBIN (1912-1961)

 

LE PROGRAMME EN QUELQUES SIÈCLES

 

On supprimera la Foi

Au nom de la Lumière,

Puis on supprimera la lumière.

 

On supprimera l'Âme

Au nom de la Raison,

Puis on supprimera la raison.

 

On supprimera la Charité

Au nom de la Justice

Puis on supprimera la justice.

 

On supprimera lˆAmour

Au nom de la Fraternité,

Puis on supprimera la fraternité.

 

On supprimera lˆEsprit de Vérité

Au nom de lˆEsprit critique,

Puis on supprimera lˆesprit critique.

 

On supprimera le Sens du Mot

Au nom du sens des mots,

Puis on supprimera le sens des mots

 

On supprimera le Sublime

Au nom de l'Art,

Puis on supprimera l'art.

 

On supprimera les Écrits

Au nom des Commentaires,

Puis on supprimera les commentaires.

 

On supprimera le Saint

Au nom du Génie,

Puis on supprimera le génie.

 

On supprimera le Prophète

Au nom du poète,

Puis on supprimera le poète.

 

On supprimera les Hommes du Feu

Au nom des Eclairés

Puis on supprimera les éclairés.

 

On supprimera lˆEsprit,

Au nom de la Matière,

Puis on supprimera la matière.

 

 

AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L'HOMME ;

ON SUPPRIMERA LE NOM DE L'HOMME ;

IL N'Y AURA PLUS DE NOM ;

 

 

NOUS Y SOMMES.

 


Jean ROCHEFORT (1930-2017)

Jean Rochefort, dans un bonus DVD des Tribulations d'un Chinois en Chine (un film quelque peu lourd, mais qui vaut tout de même pour l'exotisme de ses décors naturels et surtout pour ses rôles secondaires, à commencer par celui de Rochefort), évoque sa collaboration avec Philippe de Broca et finit sur le Cavaleur, où il reprenait un rôle prévu pour Montand, rôle qu'il décida de ne pas jouer "à la Montand", mais de façon moins exubérante, moins "comico-pantalonnesque". Le résultat lui valut un beau succès critique et public. Croisant peu après Montand, celui-ci lui dit : "Dis donc, je t'ai vu dans le Cavaleur ... Tu es bien ... C'est un drôle de métier, quand même ..." Ce que Rochefort amusé traduit par : "Sous-entendu : comment un pauvre type comme toi peut me remplacer et être valable ?"


Raul RUIZ (1941-2011)

Le Temps retrouvé

Si on part du principe que Proust est de toute façon inadaptable au cinéma, la tentative de Ruiz est excellente, très agréable, bien filmée, bien conçue et on se laisse porter avec plaisir sur ce qu'on sait n'être qu'une approche du roman plus qu'une véritable adaptation. Il fallait faire de nombreux choix, sacrifier des tas de choses, et Ruiz s'en tire très intelligemment. On peut juste déplorer que John Malkovitch soit moins drôle en Charlus que ne l'était Delon, à contre-emploi, dans le film (bien fait mais par ailleurs beaucoup moins intéressant et d'un académisme un peu lourd) de Schlöndorff, Un Amour de Swann.

Curiosités : Alain Robbe-Grillet joue Goncourt et M. Verdurin est incarné par Jérôme Prieur (co-auteur de Corpus Christi, avec Mordillat).

Alain Guillo, le prof démago du Péril jeune (qui organise des séances de relaxation avant les contrôles de maths), apparaît brièvement en couturier venu présenter sa dernière collection, intégrant des éclats d'obus "en hommage à nos soldats" : une fois de plus, sa voix et sa diction font merveille pour souligner la prétention et la vacuité du discours que tient son personnage.


Laurent RUQUIER (né en 1963)

Hormis la rapidité avec laquelle il conçoit ses calembours vaseux, Ruquier n'a guère de qualités d'esprit. Il y eut une époque où il faisant entendre sur France Inter des gens intéressants, tels que Patrick Font ou Guy Carlier (oui, Guy Carlier, en d'autres temps, a été intéressant, comme Michel Onfray, Dieudonné ou Philippe Val sauf que Carlier n'est pas tombé depuis aussi bas que ceux-là) et où son effarante inculture pouvait être excusée par une relative lucidité et humilité devant ses carences.

Environ dix ans plus tard, triomphant à la radio, à la télé et au théâtre, Ruquier est toujours aussi ignare, mais il n'en paraît plus du tout gêné et se sent même autorisé à donner sans frémir ses avis ineptes sur des tas de sujets, sans doute décomplexé sur ce point par son chroniqueur Steevy. Le recyclage des déchets de la télé-réalité coïncide d'ailleurs plus généralement avec la constitution de toute une nouvelle équipe, tout à fait propre à faire regretter l'ancienne (qui l'eût cru ?!). C'est comme si désormais l'estampille Ruquier suffisait à remplacer toute trace de talent réel ... D'une équipe globalement progressiste et capable à l'occasion de dire deux ou trois choses drôles (période Miller-Mergault-Derec-Dubosc-...), on passe à une galerie de zombies massivement réacs, totalement dénués d'humour et, pour certains, d'une bêtise si insondable qu'elle semble n'avoir rien à envier à celle de Ruquier lui-même (période Wermus-Elisabeth Lévy-Hebey-Steevy-Maureen Dor-...). Evidemment, au milieu de tout cela, Ruquier n'apparaît plus que pour ce qu'il est, à savoir pas grand chose.

***

Il faut rendre tout de même cette justice à Ruquier (outre sa promptitude à forger des calembours vaseux), c'est que, si son engagement à gauche est pour le moins limité en intensité, il le définit plutôt intelligemment en disant que ça signifie pour lui "ne pas se plaindre de payer des impôts". C'est une bonne base en effet et cette honnête simplicité vaut mieux, après tout, que la posture de rebelles de gens qui soutiennent la même gauche socialiste molle. Si Ruquier n'est ni Jean-Paul Sartre, ni Che Guevara, on lui saura en tous cas gré de le savoir et ne pas se prendre pour ces gens-là (ni pour BHL).


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