Marcel PROUST (1871-1922)


"Il faudrait choisir ou de cesser de souffrir ou de cesser d'aimer."

"J'appelle ici amour une torture réciproque."

"L'amour, c'est l'espace et le temps rendus sensibles au coeur."

"Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination."

"Chacun appelle idées claires celles qui sont au même degré de confusion que les siennes propres."

"Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent et l'habitude le remplit."

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Dans le film Céleste, de Percy Adlon, Proust, lui-même mourant, dit ceci : "César Franck a dû composer cette musique quelques jours avant sa mort : il s'est éteint avec des pensées superbes."

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Il y a quelques années, Alain de Botton a publié Comment Proust peut changer votre vie, dans lequel il montre en quoi Proust est un auteur immensément délectable (et utile par dessus le marché !), et non l'écrivain inaccessible dont on a souvent l'image. L'intention en était bonne, et le contenu pertinent, pour inciter à découvrir cet écrivain. Mais il faut aussi avouer que lorsqu'on connaît Proust, le plaisir et l'intérêt se révèlent encore bien supérieurs à ce qu'annonce ce livre.

A la Recherche du temps perdu, ce pourrait être LE livre absolu, celui qu'on emporte sur une île déserte si on n'a droit qu'à un seul roman (et qu'on peut tricher en choisissant un roman en plusieurs volumes), celui qui contient quasiment tout, celui qui aide à mieux voir le monde, et en prime, un roman écrit dans une langue somptueuse : Proust est certainement un de nos plus grands créateurs de prose poétique, avec Chateaubriand (mais Chateaubriand, s'il écrit aussi bien, n'aborde certainement pas autant de thèmes - aborde-t-il d'ailleurs vraiment un autre thème que sa propre grandeur ? - et ne les aborde pas avec autant d'intelligence et de subtilité) et avec Céline (mais Céline a une prose très différente, déchiquetée, violente, imprécatoire : c'est tout à fait autre chose ; et ne parlons pas de son intelligence du monde, parfois ... contestable, pour ne pas dire plus et pour ne pas dire "souvent", voire "toujours"). Mais je ne vais pas essayer de faire en quelques lignes mieux qu'Alain de Botton. La seule façon de comprendre, c'est de lire Proust.

Lire Proust est un des plus grands plaisirs qui soient, mais c'est un plaisir qui se gagne en luttant un peu avec le texte. Le plus difficile, c'est de parvenir à "entrer" dans le roman. Un roman sans véritable intrigue ni chronologie, un roman qui n'est finalement que la voix de la conscience de son narrateur, un roman souvent constitué de très longues phrases pleines de méandres,... la difficulté de départ est réelle. La longueur des phrases est un faux problème dans la mesure où elles sont généralement d'une grande clarté, mais le vrai problème est que ce roman ne correspond en rien à nos habitudes de lecture. Il faut donc admettre cela, cesser d'attendre d'y trouver une "histoire" conventionnelle, un schéma narratif bien précis, ne rien attendre de précis en fait et y prendre simplement ce qu'on y trouve.

Deux techniques qui ont fait leurs preuves pour entrer dans la Recherche :

1° technique : Commencer par lire Un Amour de Swann. C'est en fait la 2° partie du premier volume, Du Côté de chez Swann, mais Un Amour de Swann peut très bien se lire indépendamment. On peut presque le considérer comme une sorte de petit roman à l'intérieur du roman, mais un roman beaucoup plus conforme à nos habitudes de lecture, d'où l'intérêt de commencer par là. Attention, il faut tout de même bien considérer qu'Un Amour de Swann est à la Recherche du temps perdu ce que Bilbo le Hobbit est au Seigneur des Anneaux (si je puis me permettre cette comparaison ...), à savoir une sorte de brève introduction. Mais ne faisons pas la fine bouche ! On n'y trouvera pas les beautés poétiques de "Combray", mais il y a déjà bien des merveilles dans Un Amour de Swann : la vision proustienne de l'amour, la mère Verdurin qui se décroche la mâchoire, Cottard et ses calembours,...

2° technique : Lire 10 pages sans rien comprendre ; refermer le livre et ne plus l'ouvrir pendant des jours, lire tout à fait autre chose ; le reprendre ensuite, depuis le début bien sûr, et lire 20 pages ; on commence à y comprendre déjà un peu quelque chose, mais ça reste ardu, étouffant, alors on reprend son souffle, on referme le livre et on l'oublie à nouveau pendant quelques semaines ; on renouvelle ainsi l'expérience en allant à chaque fois un peu plus loin, autant de fois qu'il le faut, mais en général l'illumination se fait au bout de trois ou quatre nouveaux départs, et là tout devient subitement très facile et on peut dévorer tout ce qui suit sans rencontrer de difficulté majeure en cours de route. Bien au contraire, il ne nous reste plus à rencontrer que des merveilles de langage, de pensée et d'humour.

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Elisabeth Ladenson, universitaire américaine, raconte qu'un étudiant de première année lui ayant demandé conseil pour se lancer dans Proust, dont il avait entendu parler mais qui l'intimidait, elle lui avait prêté Du côté de chez Swann et qu'un mois plus tard, il lui avait envoyé ce message : "J'ai lu Du Côté de chez Swann, j'ai trouvé ça très bien mais j'ai trouvé ça drôle : est-ce que j'ai eu tort ?"

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Au sujet des adaptations cinématographiques, cf. Raul Ruiz.

Début 2011, Nina Companeez propose une adaptation télévisée en deux parties. La sélection des scènes n'est pas mauvaise, il y a quelques trouvailles mineures de mise en scène (on est loin de Ruiz !), mais tout est tellement appuyé, surjoué, que cela en devient très vite pesant : ce qui était humour subtil chez Proust devient bêtement grotesque (la scène d'ivresse au tout début est particulièrement consternante). Didier Sandre, qui aurait pu être un extraordinaire Charlus, semble imiter Delon jouant le rôle dans Un Amour de Swann. Le lecteur de Proust peut y trouver avec un vague plaisir occasionnel l'illustration de passages fameux, mais je ne suis pas certain que ceux qui découvriront la Recherche par ce biais en tirent le moindre désir d'aller plus loin. C'est pourtant bien l'intérêt de la chose, si je ne me trompe. On ne peut pas reprocher à cette adaptation de n'être pas aussi complexe et cérébrale que celle de Ruiz, parce que son objectif est visiblement d'être une vulgarisation de Proust à destination d'un public beaucoup plus large, ce qui est fort honorable en soi : encore faudrait-il donner à ce grand public une image juste de Proust, et il fallait pour cela en conserver l'humour sans le convertir en lourdeur.


Du Côté de chez Swann (édition Folio 1985)

Combray

A la relecture des premières pages, certaines choses me frappent pour la première fois.

- "la pensée qu'il était temps de trouver le sommeil m'éveillait" (!!!)

- le fait pour le moins saugrenu de se prendre au réveil pour "la rivalité de François I° et de Charles-Quint".

- l'histoire du malade dans la chambre d'hôtel, avec la "raie de jour" sous la porte, est visiblement mémorable puisque je sais à chaque fois que je vais la retrouver là, mais elle est placée à cet endroit de façon purement gratuite (faible point de départ : minuit, c'est l'instant où ...), sans rapport avec les "joues de l'oreiller".

Pg 17. Parlant de l'habitude, qui finit par rendre supportable une chambre d'abord hostile : "L'habitude ! aménageuse habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire, mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l'habitude et réduit à ses seuls moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis habitable."

Pg 22. La fameuse pièce du haut, utilisée pour "la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté" était en fait "destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire". Elle sent l'iris et c'est "la seule qu'il me fût permis de fermer à clef". Bien. Je viens enfin de comprendre qu'il s'agit des toilettes.

23. Opposition sonore entre "le grelot profus et criard" (avec tous les autres R qui suivent) et "le double tintement, ovale et doré".

24-25. L'envolée saugrenue du père de Swann (qui vient de perdre sa femme). Mon grand-père (...) avait réussi (...) à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d'un coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras s'était écrié : "Ah ! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps ! Vous ne trouvez pas ça joli, tous ces arbres, ces aubépines, et mon étang dont vous ne m'avez jamais félicité ? Vous avez l'air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent ? Ah ! on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée !"

34 et sqq. Dès le début, on trouve concentrés (sur une soirée) les caractéristiques décrites auparavant comme habituelles : la grand-tante reprochant de parler bas quand Swann arrive, le père préoccupé de météo,... Un soir particulier, comme tant d'autres.

45. "... comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par l'orchestre du Conservatoire que, quoiqu'on n'en perde pas une note, on croit les entendre cependant loin de la salle de concert et que les vieux abonnés (...) tendaient l'oreille comme s'ils avaient écouté les progrès lointains d'une armée en marche qui n'aurait pas encore tourné la rue de Trévise."

52. Les livres de George Sand offerts à l'enfant. "Ma grand-mère, ai-je su depuis, avait d'abord choisi les poésies de Musset, et volume de Rousseau et Indiana (...) Mais mon père l'ayant presque traitée de folle en apprenant les livres qu'elle voulait me donner, elle était retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire ..." Poursuivant sur cette tendance à n'offrir que des cadeaux ayant une valeur culturelle, instructive, même en offrant un cadeau pratique, fauteuil ou canne, qu'elle préférait choisir anciens : "Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l'art de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants (...) On ne pouvait plus faire le compte (...) des fauteuils offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux époux qui, à la première tentative qu'on avait faite pour s'en servir, s'étaient immédiatement effondrés sous le poids d'un des destinataires."

82. Le coquillage "glacé d'émail". Procédé habituel de métaphore liant naturel et artificiel. Et aussi, peut-être, référence à la nourriture (sucre glacé ?). Proust se souvient souvent de la synesthésie baudelairienne et des voyelles de Rimbaud associées à des couleurs.

107. "Quelquefois, j'étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l'après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage on oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant : Les voilà, les voilà !" pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle."

112-113. La visite de Bloch à Combray, son indifférence scandaleuse à la météo, ses projets de réhabilitation de la pipe d'opium et du kriss malais, ses révélations sur la jeunesse sulfureuse de la grand-tante du narrateur,...

Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt :

— Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc ? est-ce qu’il a plu ? Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent.

Il n’en avait tiré que cette réponse :

— Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.

— Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu’il fait ! Mais il n’y a rien de plus intéressant ! C’est un imbécile.

Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le déjeuner comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.

— Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou.

Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s’excuser, il avait dit :

— Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss malais, mais j’ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie.

121. Après avoir évoqué le prestige de l'uniforme auprès des femmes, prestige qui "les rend moins difficiles pour le visage", Proust ajoute cette observation : "et un jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays étrangers qu'il visite, n'a pas besoin du profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier." Peut-être, en effet ...

122. Nouvelle scène avec l'impayable tante Léonie, qui a vu Mme Goupil sortir avec sa nouvelle robe et sans parapluie : "Si elle a loin à aller avant vêpres, elle pourrait bien la faire saucer." La voici donc à surveiller anxieusement les nuages : "Bien sûr que la journée ne passera pas sans pluie. Ce n'était pas possible que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant que l'orage n'aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma tante dans l'esprit de qui le désir de hâter la descente de l'eau de Vichy l'emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe."

132. Le narrateur surprend sur le visage de Tante Léonie endormie une expression de terreur. S'éveillant de ce cauchemar et se croyant seule, elle a "un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle que les rêves", puis se dit à haute voix : "Dieu soit loué ! Nous n'avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu'il voulait me faire faire une promenade tous les jours !"

144 et sqq. "Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied - encore souillé pourtant du sol de leur plant - par des irisations qui ne sont pas de la terre (...) Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus." Mais un peu plus loin, le narrateur voit Françoise en train de "tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d'elle, tandis qu'elle cherchait à lui fendre le cou sous l'oreille, des cris de "sale bête ! sale bête !" mettait la sainte douceur et l'onction de notre servante un peu moins en lumière qu'il n'eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d'or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d'un ciboire (...) Je remontai tout tremblant ; j'aurais voulu qu'on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m'eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même ... ces poulets ? Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi."

149. Legrandin, qui prétend n'accorder aucune importance au rang social, est présenté à "la femme d'un autre gros propriétaire terrien des environs". "Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher, et tandis qu'il allait jusqu'à la voiture, l'empreinte de joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu'il n'en avait l'habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l'air, tant il s'y abandonnait entièrement en n'ayant plus souci du reste, d'être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de son regard soudain chargé d'une rêverie profonde un point si éloigné de l'horizon qu'il ne put nous voir et n'eut pas à nous saluer."

152. Référence à Saint Sébastien. "... le regard restait douloureux, comme celui d'un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches." On appréciera au passage l'épithète, a priori inutile et assez déplacée. Un peu plus loin, l'idée est reprise plus explicitement, Legrandin étant qualifié de "Saint Sébastien du snobisme". D'abord l'allusion, qu'on laisse au lecteur l'éventuel plaisir de percevoir et de comprendre par lui-même , puis seulement ensuite une confirmation (ou une explication) de l'allusion. Cet ordre est évidemment préférable, moins lourd, plus efficace, plus générateur de plaisir, que l'ordre inverse. De même, il est préférable (et c'est généralement ce que fait Proust) de synthétiser une métaphore filée après l'avoir déroulée, plutôt que de l'annoncer d'abord puis de la développer.

156. Ayant démasqué le snobisme de Legrandin, le père du narrateur, faisant semblant d'ignorer que Legrandin leur a déjà dit que sa soeur, devenue Mme de Cambremer, habitait près de Balbec, lui annonce que son fils et sa belle-mère doivent séjourner à Balbec et demande à Legrandin s'il y connaît du monde. L'autre fait d'abord mine de ne pas avoir entendu la question. "Mais mon père, curieux, irrité et cruel, reprit :

- Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez si bien Balbec ?

Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction, mais pensant sans doute qu'il n'y avait plus qu'à répondre, il nous dit :

- J'ai des amis partout où il y a des troupes d'arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n'a pas pitié d'eux.

- Ce n'est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n'importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde ?

- Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite ; beaucoup les choses et fort peu les personnes."

Suit un autre de ses morceaux d'éloquence à la Chateaubriand, dans lequel il finit par déconseiller formellement Balbec à un jeune homme, alors qu'il en faisait encore un vibrant éloge avant qu'on ne lui pose cette foutue question.

167. Je ne sais pas si quelqu'un a déjà noté (et éventuellement analysé) la tendance de Proust à faire suivre un nom de deux adjectifs. J'ai déjà cité ici ceux de la page 23 (ovale et doré, profus et criard) et on se souvient certainement du plissage "sévère et dévot" des petites madeleines, "gâteaux courts et dodus". Deux autres occurences frappantes sur cette page 167 : "l'arbuste catholique et délicieux", "l'éventail vertical et prismatique".

170. "C'est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s'enveloppe dans sa chrysalide, et qu'on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels, et qui à partir d'une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s'écrire et savent qu'ils ne communiqueront plus en ce monde."

177. Perversion de la causalité : "Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue des deux que nous faisions autour de Combray et qu'à cause de cela on la réservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise était assez pluvieux."

184. "Et voyant sur l'eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m'écriai dans tout mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : "Zut, zut, zut, zut." Mais en même temps, je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement."

"Et c'est à ce moment-là encore - grâce à un paysan qui passait, l'air déjà d'être d'assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes "beau temps, n'est-ce pas, il fait bon marcher" - que j'appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes."

185-186. Désir d'une paysanne de Méséglise ou d'une pêcheuse de Balbec. C'est fou ce que le féminin de "paysan" choque moins à la lecture que celui de pêcheur. Une "pêcheuse" ! Ben voyons !

187. Le fameux passage du "colimaçon". Euh ... assez paradoxalement, la pièce étant ici qualifiée de "cabinet", je ne suis plus si sûr qu'il s'agisse des toilettes. De plus, j'ai du mal à visualiser par quelle acrobatie on peut tracer un pareil colimaçon sur une feuille de cassis entrant par une fenêtre que je suppose assez haute ...

Hélas, c'était en vain que j'implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant (une paysanne) de son village, comme au seul confident que j'avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l'iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entr'ouverte, pendant qu'avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu'au moment où une trace naturelle comme celle d'un colimaçon s'ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu'à moi.

196. Très beau passage sur les heures sonnant au clocher, à approfondir , en relation avec une image de même type située plus tôt (vers la scène de lecture dans le jardin). Dans les deux cas, le temps (et le son) est exprimé dans l'espace. Et, ici plus encore, le temps est consistant.

199. Le nénuphar qui va sans cesse d'une rive à l'autre. Mouvement banal décrit avec une drôlerie cruelle, permise par la personnification de la "pauvre plante" ramenée "à ce qu'on peut d'autant mieux appeler son point de départ qu'elle n'y restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manoeuvre." Compare cela aux neurasthéniques comme la tante Léonie : "le déclic de leur diététique étrange, inéluctable et funeste." On a ensuite une sorte de mouvement héroï-comique, de redescente du grandiose au banal : "Tel était ce nénufar (sic), pareil aussi à quelqu'un de ces malheureux dont le tourment singulier, qui se répète indéfiniment durant l'éternité, excitait la curiosité de Dante, et dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile, s'éloignant à grands pas, ne l'avait forcé à le rattraper, comme moi mes parents."

On trouve un glissement du même type, pg 214, lorsque le narrateur, assis à côté du cocher du docteur Percepied, vient de rédiger sa première "oeuvre littéraire", exposant ses impression devant le mouvement des clochers de Martinville : "Je ne repensai jamais à cette page, mais ce moment-là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les volailles qu'il avait achetées au marché de Martinville, j'eus fini de l'écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu'elle m'avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu'ils cachaient derrière eux, que comme si j'avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un oeuf, je me mis à chanter à tue-tête."

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Un Amour de Swann

Outre son analyse de l'amour et de la jalousie, cette deuxième partie vaut aussi par sa dimension humoristique dans la peinture du clan Verdurin, plus particulièrement du docteur Cottard, de ses calembours et de ses démêlés continuels avec le langage.

224. ... Mme Verdurin, à qui, - tant elle avait l'habitude de prendre au propre les expressions figurées des émotions qu'elle éprouvait - le docteur Cottard dut un jour remettre sa mâchoire qu'elle avait décrochée pour avoir trop ri.

227. De même que ce n'est pas à un autre homme intelligent qu'un homme intelligent aura peur de paraître bête, ce n'est pas par un grand seigneur, c'est par un rustre qu'un homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des frais d'esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu'ils ne faisaient que diminuer, l'ont été pour des inférieurs.

256. Cottard offre à Swann "une carte d'invitation pour l'exposition dentaire" et précise : "Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez, je vous dis cela parce que j'ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s'en sont mordus les doigts." (bien sûr, ici, la plaisanterie est visiblement involontaire)

268. M. Verdurin parlant de Swann à sa femme : "Je ne sais si tu as entendu ce qu'il lui débitait l'autre soir sur la sonate de Vinteuil ; j'aime Odette de tout mon coeur, mais pour lui faire des théories d'esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard !"

 371. Dans ce temps-là, à tout ce que (Swann) disait, (Odette) répondait avec admiration : "Vous, vous ne serez jamais comme tout le monde" ; elle regardait sa longue tête un peu chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient : "Il n'est pas régulièrement beau, si vous voulez, mais il est chic : ce toupet, ce monocle, ce sourire !", et, plus curieuse peut-être de connaître ce qu'il était que désireuse d'être sa maîtresse, elle disait : "Si je pouvais savoir ce qu'il y a dans cette tête-là !" Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d'un ton parfois irrité, parfois indulgent : "Ah ! tu ne seras donc jamais comme tout le monde !" Elle regardait cette tête qui n'était qu'un peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même aptitude qui permet de découvrir les intentions d'un morceau symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances d'un enfant quand on connaît sa parenté : "Il n'est pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule : ce toupet, ce monocle, ce sourire !", réalisant dans leur imagination suggestionnée la démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une tête d'amant de coeur et une tête de cocu), elle disait : "Ah ! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu'il y a dans cette tête-là."

398. La duchesse de Guermantes, parlant au duc de la liaison de Swann avec Odette. "Je trouve ridicule au fond qu'un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui n'est même pas intéressante, car on la dit idiote", ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux, qui trouvent qu'un homme d'esprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine ; c'est à peu près comme s'étonner qu'on daigne souffrir du choléra par le fait d'un être aussi petit que le bacille virgule.

398. Le général de Froberville : "Dites donc, Swann, j'aimerais mieux être le mari de cette femme-là que d'être massacré par les sauvages, qu'en dites-vous ?"

412 et sqq. Les fascinantes réflexions de Swann pour deviner qui, parmi ses connaissances, a pu lui envoyer la lettre anonyme. Conclusion : "Au fond, il n'y avait pas une seule des personnes qu'il connaissait qui ne pût être capable d'une infamie."

434. Parlant à Swann, rencontré par hasard, d'un tableau de Machard qu'elle admire, Mme Cottard profite de l'absence de tout membre du clan Verdurin pour donner son opinion sur le peintre Biche : "Je reconnais les qualités qu'il y a dans le portrait de mon mari, c'est moins étrange que ce qu'il fait d'habitude, mais il a fallu qu'il lui fasse des moustaches bleues."

438. Dans le rêve final de Swann, on trouve ça et là un véritable "rendu" onirique (même si cela n'atteint pas à la perfection qu'on trouve si souvent dans ce domaine, mais appliquée à la réalité et non à un véritable rêve, chez Kafka) : "Par moments les vagues sautaient jusqu'au bord, et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis d'elle, ainsi que d'être en chemise de nuit. Il espérait qu'à cause de l'obscurité on ne s'en rendait pas compte, mais cependant Mme Verdurin le fixa d'un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez s'allonger et qu'elle avait de grandes moustaches (bleues ?)." Et plus loin, cette aberration si bien observée : "Au bout d'une seconde, il y eut beaucoup d'heures qu'elle était partie."

***

Noms de pays : le nom

465. "Plus tard, il arrive que, devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à la réalité, et aussi de celui de l'aimer sans avoir besoin d'être certains qu'elle nous aime ; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour elle, afin d'entretenir plus vivace l'inclination qu'elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui, pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres."

466. Où l'on apprend que Swann consomme beaucoup de pain d'épice, par hygiène, "souffrant d'un eczèma ethnique (!) et de la constipation des Prophètes."

474. Le narrateur imagine la lettre que Gilberte pourrait lui écrire : "Je croyais la lire, je m'en récitais chaque phrase. Tout d'un coup, je m'arrêtais effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas être celle-là, puisque c'était moi qui venais de la composer."


Contre Sainte-Beuve

(Parenthèse : Les Mystères du colimaçon)

Première version de l'épisode du "colimaçon". J'ai déjà été surpris de retrouver celui de la Recherche moins allusif que je ne le pensais, mais celui-ci, que je croyais seulement un peu plus explicite, est carrément obscène. Pas un mot déplacé, certes, mais on sent le plaisir de celui qu'un langage maîtrisé autorise à se laisser aller aux moindres détails sur un sujet délicat : le "jet d'opale" donne lieu à une comparaison démentielle et épique avec le jet d'eau de Saint-Cloud ! Et vas y que je t'explique que je peux tendre le fil d'argent à l'infini !

Ceci dit, le mystère du cabinet (à savoir : de quelle pièce s'agit-il exactement ?) reste entier. Une odeur de linge mouillé laisserait tout de même supposer un "cabinet de toilette", sens possible au moins depuis le XVIII° siècle.

Reprenons. Contre Sainte-Beuve, I, "Sommeils" : "Mais à douze ans, quand j'allais m'enfermer pour la première fois dans le cabinet qui était en haut de notre maison à Combray, où les colliers de graines d'iris étaient suspendus,..." S'il s'agit des toilettes ou même d'un cabinet de toilette, on peut s'étonner qu'il s'y enferme pour la première fois. Peut-être faut-il distinguer ce cabinet "qui était en haut" d'un autre, qui était en bas et qui était plus généralement utilisé. Des informations sur l'usage de "colliers de graines d'iris" seraient sans doute éclairantes, mais pour l'instant je ne trouve rien de particulier. Cela dit, l'iris est utilisée en parfumerie et en tant que désodorisant : on voit mal pourquoi des colliers de graines d'iris seraient accrochés au mur d'un cabinet de lecture, par exemple, du moins dans une respectable famille bourgeoise de cette époque (nous ne parlons pas ici de zazous bio, capables de tout).

C'était pour un cabinet une très grande pièce. Elle fermait parfaitement à clef, mais la fenêtre en était toujours ouverte, laissant passage à un jeune lilas qui avait poussé sur le mur extérieur et avait passé par l'entrebâillement sa tête odorante. Si haut (dans les combles du château), j'étais absolument seul, mais cette apparence d'être en plein air ajoutait un trouble délicieux au sentiment de sécurité que de solides verrous donnaient à ma solitude. L'exploration que je fis alors en moi-même, à la recherche d'un plaisir que je ne connaissais pas, ne m'aurait pas donné plus d'émoi, plus d'effroi, s'il s'était agi pour moi de pratiquer à même ma moelle et mon cerveau une opération chirurgicale. A tout moment, je croyais que j'allais mourir. Mais que m'importait ! ma pensée exaltée par le plaisir sentait bien qu'elle était plus vaste, plus puissante, que cet univers que j'apercevais au loin par la fenêtre, dans l'immensité et l'éternité duquel je pensais en temps habituel avec tristesse que je n'étais qu'une parcelle éphémère. En ce moment, aussi loin que les nuages s'arrondissaient au-dessus de la forêt, je sentais que mon esprit allait encore un peu plus loin, n'était pas entièrement rempli par elle, laissait une petite marge encore. Je sentais mon regard puissant dans mes prunelles porter comme de simples reflets sans réalité les belles collines bombées qui s'élevaient comme des seins des deux côtés du fleuve. Tout cela reposait sur moi, j'étais plus que tout cela, je ne pouvais mourir. Je repris haleine un instant ; pour m'asseoir sur le siège sans être dérangé par le soleil qui le chauffait, je lui dis : "Ote-toi de là, mon petit, que je m'y mette" et je tirai le rideau de la fenêtre, mais la branche de lilas l'empêchait de fermer. Enfin, s'éleva un jet d'opale, par élans successifs, comme au moment où s'élance le jet d'eau de saint-Cloud, que nous pouvons reconnaître - car dans l'écoulement incessant de ses eaux, il a son individualité que dessine gracieusement sa courbe résistante - dans le portrait qu'en a laissé Hubert Robert (...)

A ce moment, je sentis comme une tendresse qui m'entourait. C'était l'odeur du lilasn que dans mon exaltation j'avais cessé de percevoir et qui venait à moi. Mais une odeur âcre, une odeur de sève s'y mêlait, comme si j'eusse cassé la branche. J'avais seulement laissé sur la feuille une trace argentée et naturelle, comme fait le fil de la Vierge ou le colimaçon. Mais sur cette branche, il m'apparaissait comme le fruit défendu sur l'arbre du mal. Et comme les peuples qui donnent à leurs divinités des formes inorganisées, ce fut sous l'apparence de ce fil d'argent qu'on pouvait tendre presque indéfiniment sans le voir finir, et que je devais tirer de moi-même en allant tout au rebours de ma vie naturelle, que je me représentai dès lors pour quelque temps le diable.

L'épisode de la madeleine est certainement le plus communément cité lorsqu'il est question de Proust, y compris entre des gens qui ne l'ont pas lu. Mais l'épisode plus discret, plus crypté, du cabinet sentant l'iris est certainement aussi emblématique pour tous les lecteurs attentifs, lesquels ne manquent pas de l'évoquer en comité restreint. Le lien entre ces deux épisodes est peut-être plus étroit qu'il n'en a l'air et certains suggèrent une sorte d'équivalence entre eux, le plaisir clairement et fortement exprimé lors de la réminiscence amenée par la madeleine n'étant qu'une traduction plus explicite du plaisir éprouvé dans le cabinet sentant l'iris. Un intéressant article d'Alain Garric synthètise cette approche et rappelle également l'épisode éjaculatoire des Champs-Elysées (voilà ce qui arrive quand on veut se frotter à Gilberte Swann), durant lequel passe justement un "grand nuage valvé qui ressemblait à une coquille de Saint-Jacques".

"Le moyen d’en rester là serait d’accepter l’association de la première masturbation du Contre Sainte-Beuve (qui serait l’élément poétique majeur) et de la bouchée de madeleine de la Recherche faite autrefois par Philippe Lejeune : la réminiscence produit les mêmes effets que l’acte solitaire. Les mots qui disaient celui-ci expriment celle-là et de la même façon qu’opère l’amour, le plaisir délicieux apporté par la madeleine répète le sentiment d’immensité, d’éternité, de puissance, et d’indifférence aux vicissitudes de la vie. D’où venait-elle cette puissante joie ? Quel est le souvenir visuel lié à elle ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui jusqu’à porter sur une gouttelette presque impalpable, son édifice immense. En somme, biscotte + première masturbation = madeleine."


A l'Ombre des Jeunes Filles en fleur

Pg 26. Françoise et le jambon de Nev'York. Préparant le repas pour M. de Norpois : "Comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la composition de son oeuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de boeuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II. Françoise dépensait dans ces allées et venues une telle ardeur que maman voyant sa figure enflammée craignait que notre vieille servante ne tombât malade de surmenage comme l'auteur du Tombeau des Médicis dans les carrières de Pietrasanta."

35. Les oeuvres de l'écrivain que connaît Norpois ne sont pas sans évoquer la monographie de Georges (Goossens, "Georges et Louis romanciers") sur le poney andalou. La première porte sur "le sentiment de l'Infini sur la rive occidentale du lac Victoria-Nyanza" et la seconde sur "le fusil à répétition dans l'armée bulgare." Norpois finit par tendre sa carte au narrateur en lui disant d'aller voir ce grand écrivain de sa part afin d'en recevoir d'utiles conseils, "me causant par ces mots une agitation aussi pénible que s'il m'avait annoncé qu'on m'embarquerait le lendemain comme mousse à bord d'un voilier."

46. Et quelques personnes pensèrent même que (Norpois) ne serait pas déplacé à l'Académie française, le jour où, voulant indiquer que c'est en resserrant l'alliance russe que nous pourrions arriver à une entente avec l'Angleterre, il n'hésita pas à écrire : "Qu'on le sache bien au quai d'Orsay, qu'on l'enseigne désormais dans tous les manuels de géographie qui se montrent incomplets à cet égard, qu'on refuse impitoyablement au baccalauréat tout candidat qui ne saura pas le dire : Si tous les chemins mènent à Rome, en revanche la route qui va de Paris à Londres passe nécessairement par Pétersbourg."

55. Si on a perdu de vue pendant vingt ans toutes les personnes à cause desquelles ou aurait aimé entrer au Jockey ou à l'Institut, la perspective d'être membre de l'un ou de l'autre de ces groupements ne tentera nullement.

55. C'est parce qu'ils impliquent le sacrifice d'une situation plus ou moins flatteuse à une douceur purement intime, que généralement les mariages infamants sont les plus estimables de tous.

63. Pendant qu'il disait ces mots, M. de Norpois était, pour quelques secondes encore, dans la situation de toutes les personnes qui, m'entendant parler de Swann comme d'un homme intelligent, de ses parents comme d'agents de change honorables, de sa maison comme d'une belle maison, croyaient que je parerais aussi volontiers d'un autre homme aussi intelligent, d'autres agents de change aussi honorables, d'une autre maison aussi belle ; c'est le moment où un homme sain d'esprit qui cause avec un fou ne s'est pas encore aperçu que c'est un fou.

66. ... de même qu'au moment où un inconnu, avec qui nous venions d'échanger agréablement des impressions que nous avions pu croire semblables sur des passants que nous nous accordions à trouver vulgaires, nous montre tout à coup l'abîme pathologique qui le sépare de nous en ajoutant négligemment tout en tâtant sa poche : "C'est malheureux que je n'aie pas mon revolver, il n'en serait pas resté un seul" ...

73. Françoise, parlant de M. de Norpois : "C'est un bon vieux comme moi."

84. Jeux innocents ...

144. Dès que Mme Swann voulait me dire quelque chose qu'elle désirait que les personnes des tables voisines ou même les garçons ne comprissent pas, elle me le disait en anglais comme si c'eût été un langage connu de nous deux seulement. Or tout le monde savait l'anglais, moi seul je ne l'avais pas encore appris et étais obligé de le dire à Mme Swann pour qu'elle cessât de faire sur les personnes qui buvaient du thé ou sur celles qui l'apportaient des réflexions que je devinais désobligeantes sans que j'en comprisse, ni que l'individu visé en perdît, un seul mot.

221. Quand on aime, l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de départ, et c'est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme plus qu'à l'aller, parce que nous ne reconnaissons pas qu'elle vient de nous.

251. On construit sa vie pour une personne et, quand enfin on peut l'y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt pour nous et on vit prisonnier dans ce qui n'était destiné qu'à elle.

267. Ceux qui aiment et ceux qui ont du plaisir ne sont pas les mêmes.

274-276. Les effets de l'alcool. Passage intéressant quant à la distance infime entre héros et narrateur.

277. Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages en chemin de fer, comme les oeufs durs, les journaux illustrés, les jeux de cartes, les rivières où des barqus s'évertuent sans avancer.

278. Belle description d'un coucher de soleil. "Bientôt s'amoncelèrent derrière (cette couleur) des réserves de lumière." Le style de Proust suffirait sans doute à la distinguer d'autres descriptions de la même chose, mais il s'y ajoute :

- la présence de la modernité mécanique puisque le lever de soleil est vu depuis le train.

- la perception fragmentaire due aux changements de direction du train (qui obligent le narrateur à courir d'une fenêtre à l'autre), la nécessité de reconstituer la chose à partir de "fragments intermittents et composites". Les changements de direction rappellent bien sûr les clochers de Martinville.

Aussitôt après, c'est la "rencontre" de la jeune paysanne servant du café au lait aux voyageurs. Page intéressante, celle-ci, parce qu'elle éveille un véritable écho en nous par sa justesse psychologique. C'est dense, c'est riche, cette histoire de paysanne. En plus de l'évocation de la "belle passante" qu'on ne reverra jamais (thème classique - cf. Baudelaire - mais analysé ici, disséqué, d'un point de vue plus psychologique que poétique), il y a une réflexion sur la différence énorme entre l'idée de beauté et la beauté individuelle (réflexion étendue à la littérature), et une réflexion sur le goût du bonheur. S'il parvenait réellement à la revoir, à l'aimer, il est évident que le bonheur ne durerait pas.

302. L'évocation des diverses activités des vacanciers, puis la grand-mère ouvrant la vitre, cet ensemble évoque à l'avance Tati et Les Vacances de Monsieur Hulot.

331-332. Condescendance évolutive de la princesse de Luxembourg. "Par un merveilleux progrès de l'évolution, ma grand-mère n'était plus un canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé un "baby"."

370. Rapidité étonnante dans la manière d'exposer le changement d'attitude radical de Saint-Loup.

383-384. L'idée que l'on tend à déplorer chez les autres notre principal défaut.

412. Sur la plage, "comme M. de Charlus s'était approché de moi pour m'avertir que ma grand-mère m'attendait aussitôt que je serais sorti de l'eau, je fus bien étonné de l'entendre me dire, en me pinçant le cou, avec une familiarité et un rire vulgaires :

- Mais on s'en fiche bien de sa vieille grand-mère, hein ? petite fripouille !

- Comment, Monsieur, je l'adore !...

- Monsieur, me dit-il en s'éloignant d'un pas, et avec un air glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en profiter pour apprendre deux choses : la première, c'est de vous abstenir d'exprimer des sentiments trop naturels pour n'être pas sous-entendus ; la seconde, c'est de ne pas partir en guerre pour répondre aux choses qu'on vous dit avant d'avoir pénétré leur signification. Si vous aviez pris cette précaution, il y a un instant, vous vous seriez évité d'avoir l'air de parler à tort et à travers comme un sourd et d'ajouter par là un second ridicule à celui d'avoir des ancres brodées sur votre costume de bain.

417. Le père Bloch et la lecture de Bergotte. "Ce que cet animal-là peut être embêtant. C'est à se désabonner. Comme c'est emberlificoté ! quelle tartine !"

468. J'étais enfermé dans le présent, comme les héros, comme les ivrognes.

513-514. Analyse fine et amusante des ressorts égoïstes de l'altruisme. Avec cette conclusion : "Je les trouve fort sages de préserver leur vie, tout en ne pouvant m'empêcher de faire passer au second plan la mienne, ce qui est particulièrement absurde et coupable, depuis que j'ai cru reconnaître que celle de beaucoup de gens devant qui je me place quand éclate une bombe, est plus dénuée de prix."

Suit une scène grotesque où le narrateur fait tout pour orienter et prolonger sa promenade avec Elstir, usant d'arguments esthétiques, dans le seul but de se faire présenter à Albertine. Les pages qui suivent donnent à cet espoir une issue tout aussi réjouissante.

525. Il n'y a pas d'homme si sage qu'il soit, me dit (Elstir), qui n'ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir lui soit désagréable et qu'il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu'il ne peut être assuré d'être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s'il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là (...) On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner.

541. En parlant, Albertine gardait la tête immobile, les narines serrées, ne faisait remuer que le bout des lèvres. Il en résultait ainsi un son traînard et nasal dans la composition duquel entraient peut-être des hérédités provinciales, une affectation juvénile de flegme britannique, les leçons d'une institutrice étrangère et une hypertrophie congestive de la muqueuse du nez.

543. A propos du jeune Octave, crétin sportif qualifié par Albertine de "gigolo" et inspiré paraît-il de Cocteau : Car il ne pouvait jamais "rester sans rien faire", quoiqu'il ne fît d'ailleurs jamais rien. Et comme l'inactivité complète finit par avoir les mêmes effets que le travail exagéré, aussi bien dans le domaine moral que dans la ie du corps et des muscles, la constante nullité intellectuelle qui habitait sous le front songeur d'Octave avait fini par lui donner, malgré son air calme, d'inefficaces démangeaisons de penser qui la nuit l'empêchaient de dormir, comme il aurait pu arriver à un métaphysicien surmené.

547. A propos d'Albertine : J'étais embarrassé devant certains de ses regards, de ses sourires. Ils pouvaient signifier moeurs faciles, mais aussi gaîté un peu bête d'une jeune fille sémillante mais ayant un fond d'honnêteté.

558. Explication du titre. On peut déjà deviner chez ces jeunes filles les laideurs à venir. "Je les avais vues, en de vieilles dames, sur cette plage de Balbec, ces dures graines, ces mous tubercules que mes amies seraient un jour. Mais qu'importait ? en ce moment, c'était la saison des fleurs."

Des pages amusantes sur la perception scolaire de la littérature à l'époque (mais est-elle moins grotesque au temps d'Alain Viala et de Philippe Meirieu ?), entre "D'Alceste ou de Philinte, qui préféreriez-vous avoir comme ami ?" (554-555) et "Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l'insuccès d'Athalie" (581-585)

Petit chef-d'oeuvre d'ambiguïté dans la voix narrative : la perception du personnage d'Andrée, dont Proust nous fait sentir la réalité jalouse et malveillante, tout en ne sortant jamais de la vision positive et naïve qu'en a le héros.

Belle fin. Une fausse fin d'abord, mélancolique à souhait, sur le Grand Hôtel déserté à la fin de la saison (avec son directeur errant comme le spectre d'un roi dans les couloirs). Mais Proust finit en réalité avec un flash-back sur les matinées passées au lit à Balbec (le 2° tome se fermant ainsi presque comme avait commencé le 1°). Les dernières lignes, étonnantes et dont on ne sait si elles sont grandioses ou grotesques, montrent Françoise ouvrant les rideaux, et comparent son action à celle de démailloter une momie (ici, le jour radieux et immémorial, "acteur de drames très-antiques" dont parle Rimbaud), chose qu'on imagine mal faire à Françoise (et à qui que ce soit d'ailleurs : les momies sont faites pour être emmaillotées, il me semble : quel sagouin se permettrait donc de les démailloter ?).


Le Côté de Guermantes I

De très belles pages sur Doncières, le paysage et les effets atmosphériques, et surtout l'étrange hôtel où s'est installé le narrateur.

***

Pg 219-220. Une scène irrésistible. Dans les coulisses du théâtre où Saint-Loup se dispute avec sa maîtresse, quatre journalistes indiscrets se sont rapprochés. Rachel partie, Saint-Loup se donne une contenance en leur demandant de ne pas fumer ici, son ami (le narrateur) étant malade, ce à quoi l'un des journalistes répond que, "quand on est malade, on n'a qu'à rester chez soi" ...

— En tout cas, monsieur, vous n’êtes pas très aimable, dit Saint-Loup au journaliste, toujours sur un ton poli et doux, avec l’air de constatation de quelqu’un qui vient de juger rétrospectivement un incident terminé.

À ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de sa tête comme s’il avait fait signe à quelqu’un que je ne voyais pas, ou comme un chef d’orchestre, et en effet — sans plus de transition que, sur un simple geste d’archet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes violents succèdent à un gracieux andante — après les paroles courtoises qu’il venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste.

Maintenant qu’aux conversations cadencées des diplomates, aux arts riants de la paix, avait succédé l’élan furieux de la guerre, les coups appelant les coups, je n’eusse pas été trop étonné de voir les adversaires baignant dans leur sang. Mais ce que je ne pouvais pas comprendre (comme les personnes qui trouvent que ce n’est pas de jeu que survienne une guerre entre deux pays quand il n’a encore été question que d’une rectification de frontière, ou la mort d’un malade alors qu’il n’était question que d’une grosseur du foie), c’était comment Saint–Loup avait pu faire suivre ces paroles qui appréciaient une nuance d’amabilité, d’un geste qui ne sortait nullement d’elles, qu’elles n’annonçaient pas, le geste de ce bras levé non seulement au mépris du droit des gens, mais du principe de causalité, en une génération spontanée de colère, ce geste créé ex nihilo. Heureusement le journaliste qui, trébuchant sous la violence du coup, avait pâli et hésité un instant ne riposta pas. Quant à ses amis, l’un avait aussitôt détourné la tête en regardant avec attention du côté des coulisses quelqu’un qui évidemment ne s’y trouvait pas; le second fit semblant qu’un grain de poussière lui était entré dans l’oeil et se mit à pincer sa paupière en faisant des grimaces de souffrance; pour le troisième, il s’était élancé en s’écriant:

— Mon Dieu, je crois qu’on va lever le rideau, nous n’aurons pas nos places.

J’aurais voulu parler à Saint–Loup, mais il était tellement rempli par son indignation contre le danseur, qu’elle venait adhérer exactement à la surface de ses prunelles; comme une armature intérieure, elle tendait ses joues, de sorte que son agitation intérieure se traduisant par une entière inamovibilité extérieure, il n’avait même pas le relâchement, le «jeu» nécessaire pour accueillir un mot de moi et y répondre. Les amis du journaliste, voyant que tout était terminé, revinrent auprès de lui, encore tremblants. Mais, honteux de l’avoir abandonné, ils tenaient absolument à ce qu’il crût qu’ils ne s’étaient rendu compte de rien. Aussi s’étendaient-ils l’un sur sa poussière dans l’oeil, l’autre sur la fausse alerte qu’il avait eue en se figurant qu’on levait le rideau, le troisième sur l’extraordinaire ressemblance d’une personne qui avait passé avec son frère. Et même ils lui témoignèrent une certaine mauvaise humeur de ce qu’il n’avait pas partagé leurs émotions.

— Comment, cela ne t’a pas frappé ? Tu ne vois donc pas clair ?

— C’est-à-dire que vous êtes tous des capons, grommela le journaliste giflé.

Inconséquents avec la fiction qu’ils avaient adoptée et en vertu de laquelle ils auraient dû — mais ils n’y songèrent pas — avoir l’air de ne pas comprendre ce qu’il voulait dire, ils proférèrent une phrase qui est de tradition en ces circonstances: «Voilà que tu t’emballes, ne prends pas la mouche, on dirait que tu as le mors aux dents !»

 

Deux pages plus loin, Saint-Loup, décidément bien remonté, administre "une roulée" à un homme qui lui a fait des avances, "lequel parut perdre à la fois toute contenance, une mâchoire et beaucoup de sang."


Le Côté de Guermantes II

319-320. Invité chez Charlus, qui lui dit de se mettre "dans le siège Louis XV", le narrateur prend le fauteuil le plus proche, suscitant l'ironie de son hôte : "Ah ! voilà ce que vous appelez un siège Louis XV ! Je vois que vous êtes un jeune homme instruit." Voulant ensuite faire comprendre au narrateur que les myosotis représentés sur le livre qu'il lui avait offert à Balbec étaient une façon de lui dire de ne pas l'oublier, Charlus lui demande :

"Qu'y avait-il comme décoration autour du livre que je vous fis parvenir ?

- De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.

- Ah ! répondit-il d'un air méprisant, les jeunes Français connaissent peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois qui ne connaîtrait pas la Walkyrie ? Il faut d'ailleurs que vous ayez des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-là, vous m'avez dit que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles ; ne protestez pas pour les styles, cria-t-il d'un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur quoi vous vous asseyez, vous offrez à votre derrière une chauffeuse Directoire pour une bergère Louis XV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que vous y ferez."

 


Sodome et Gomorrhe

29. "Laissons pour le moment de côté ceux qui, le caractère exceptionnel de leur penchant les faisant se croire supérieurs à elles, méprisent les femmes, font de l'homosexualité le privilège des grands génies et des époques glorieuses et, quand ils cherchent à faire partager leur goût, le font moins à ceux qui leur semblent y être prédisposés, comme le morphinomane fait pour la morphine, qu'à ceux qui leur en semblent dignes, par zèle d'apostolat, comme d'autres prêchent le sionisme, le refus du service militaire, le saint-simonisme, le végétarisme et l'anarchie."

33-36. Proust développe un cas fictif sur quelques pages, en une sorte de mini-roman concentrant presque toute une vie, pages d'autant plus curieuses (outre un beau passage sur les méduses) qu'elles sont très proches de l'intrigue de Maurice. Peut-être est-ce un hasard, mais on peut raisonnablement penser que Forster avait lu cela. Quant aux méduses : "(...) délicieuses girandoles d'azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurs pétales, comme les mauves orchidées de la mer ?"

38-39. Le narrateur précise qu'il suffisait à Charlus, avec certains individus (tels que le narrateur lui-même, cf. Guermantes II, pg 319-320), de "les tenir sous la domination de sa parole" pour que son désir en soit apaisé : "l'assouvissement avait lieu grâce à une violente semonce que le baron jetait à la figure du visiteur, comme certaines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à distance l'insecte inconsciemment complice et décontenancé."

69-70. Or, au moment où Mme d'Arpajon allait s'engager dans l'une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit le jet d'eau et inonda si complètement la belle dame que, l'eau dégoulinant de son décolletage dans l'intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l'avait plongée dans un bain. Alors, non loin d'elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par périodes comme s'il s'adressait non pas à l'ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c'était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son coeur en voyant l'immersion de Mme d'Arpajon, une des choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au Moscovite qu'un mot de condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout en s'épongeant avec son écharpe, sans demander le secours de personne, se dégageait malgré l'eau qui mouillait malicieusement la margelle de la vasque, le Grand-Duc, qui avait bon coeur, crut devoir s'exécuter et, les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau grondement plus violent encore que l'autre. "Bravo, la vieille !" s'écriait-il en battant des mains comme au théâtre. Mme d'Arpajon ne fut pas sensible à ce qu'on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et, comme quelqu'un lui disait, assourdi par le bruit de l'eau, que dominait pourtant le tonnerre de Monseigneur : "Je crois que Son Altesse Impériale vous a dit quelque chose. - Non ! c'était à Mme de Souvré", répondit-elle.

88. La duchesse de Guermantes se moque de gens dont le duc vient de lui citer les noms : "Basin, vous faites ma joie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher ces noms, mais je vous fais tous mes compliments. Si j'ignorais Chaussepierre, j'ai lu Balzac, vous n'êtes pas le seul, et j'ai même lu Labiche. J'apprécie Chanlivault, je ne hais pas Charleval, mais j'avoue que du Merlerault est le chef-d'oeuvre. Du reste, avouons que Chaussepierre n'est pas mal non plus. Vous avez collectionné tout ça, ce n'est pas possible. Vous qui voulez faire un livre, me dit-elle, vous devriez retenir Charleval et du Merlerault. Vous ne trouverez pas mieux. - Il se fera faire tout simplement procès et ira en prison ; vous lui donnez de très mauvais conseils, Oriane."

103. "Certaines qualités aident plutôt à supporter les défauts du prochain qu'elle ne contribuent à en faire souffrir ; et un homme de grand talent prêtera d'habitude moins d'attention à la sottise d'autrui que ne ferait un sot."

104. Sur une dame ennuyée de tout : "Finalement ce fut la vie elle-même qu'elle vous déclara une chose rasante, sans qu'on sût bien où elle prenait son terme de comparaison."

120. Swann vieilli et malade : "Même quand on ne tient plus aux choses, il n'est pas absolument indifférent d'y avoir tenu, parce que c'était toujours pour des raisons qui échappaient aux autres. Le souvenir de ces sentiments-là, nous sentons qu'il n'est qu'en nous ; c'est en nous qu'il faut rentrer pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, mais ce que je veux dire, c'est que j'ai beaucoup aimé la vie et que j'ai beaucoup aimé les arts. Hé bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi, que j'ai eux, me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m'ouvre à moi-même mon coeur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d'amours que les autres n'auront pas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché encore qu'aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin pour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce sera bien embêtant de quitter tout cela."

 

Vers la fin, des dizaines de pages extrêmement savoureuses, notamment autour de Charlus, avec son duel fictif, et cette scène incroyable avec Cottard (532) : "Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. Mais Cottard, qui n'avait jamais laissé voir au baron qu'il eût même entendu courir de vagues mauvais bruits sur ses moeurs, et ne l'en considérait pas moins, dans son for intérieur, comme faisant partie de la classe des "anormaux" (même, avec son habituelle impropriété de termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d'un valet de chambre de M. Verdurin : "Est-ce que ce n'est pas la maîtresse du baron ?"), personnages dont il avait peu l'expérience, se figura que cette caresse de la main était le prélude immédiat d'un viol, pour l'accomplissement duquel il avait été, le duel n'ayant servi que de prétexte, attiré dans un guet-apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où il allait être pris de force. N'osant quitter sa chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d'épouvante, comme tombé aux mains d'un sauvage dont il n'était pas bien assuré qu'il ne se nourrît pas de chair humaine."


La Prisonnière

27. "Le bien-être résultant pour nous beaucoup moins de notre bonne santé que de l'excédent inemployé de nos forces, nous pouvons y atteindre, tout aussi bien qu'en augmentant celles-ci, en restreignant notre activité."

30. Une image assez saugrenue pour évoquer le regard qui, de la fenêtre, suit une belle passante : "Que de fois, au moment où la femme inconnue dont j'allais rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regard qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l'embrasure de ma fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel (...)"

34. "Les choses dont on parle le plus souvent en plaisantant sont généralement, au contraire, celles qui nous ennuient mais dont on ne veut pas avoir l'air d'être ennuyé, avec peut-être l'espoir inavoué de cet avantage supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous entendant plaisanter de cela, croira que cela n'est pas vrai."

34. "Les brimborions de la parure causaient à Albertine de grands plaisirs." Ces "brimborions de la parure" me font par ailleurs penser à une récente émission de France Culture où un intervenant disait que le Bouddha avait compris "la futilité de la luxure".


Le Temps retrouvé

A la relecture du passage concernant la révélation littéraire, j'ai été amené à m'interroger là-dessus. Je ne parviens plus à adhérer à certains aspects mystico-idéalistes de sa théorie. Mais quant à la valeur de l'art opposée à la vanité de tout le reste, difficile de contester.



Deleuze, Proust et les signes

J'avais un bon souvenir de ce livre lu quand j'étais étudiant, après ou durant ma première lecture de la Recherche, et qui m'avait alors semblé clair et intéressant. Le relisant aujourd'hui, je le trouve relativement jargonnant (même si Deleuze a fait pire dans ce domaine) et abscons. Lorsqu'enfin je parviens à saisir une idée, elle me semble souvent inepte. Peut-être suis-je simplement devenu plus con. Peut-être est-ce surtout lié à ce que j'écrivais ci-dessus concernant la "mystique" du Temps retrouvé. Deleuze explique et commente parfaitement cette philosophie des signes et des essences, et j'ai sans doute apprécié autrefois son commentaire d'une oeuvre que je découvrais avec passion. Ayant pris depuis lors beaucoup de distance, certes pas avec le style de Proust, mais avec ces aspects platonisants de sa pensée (préférant largement le poète au philosophe, surtout si l'on prend sa philosophie trop à la lettre), il semble naturel que je ne puisse pas relire Deleuze (qui se concentre largement sur ces aspects) sans trouver cela aussi vain qu'emberlificoté.


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