Hugo PRATT (1927-1995)


"Je ne peux avoir pour l'Eglise catholique que le genre de respect que l'on peut avoir pour une vieille pute de luxe, dont je respecte la splendeur passée, l'intelligence, la capacité, la fortune, la possibilité qu'elle a de devenir dangereuse."


Corto Maltese

 


Dans La Ballade de la mer salée, première et merveilleuse aventure de Corto Maltese, riche et vaste comme un roman :

"Tu voudrais être ironique, mais tu arrives seulement à être sarcastique. Et entre les deux, il y a la même différence qu'entre en rot et un soupir."

C'est Rinald Groovesnore qui le dit, mais la phrase pourrait être de Corto (qui n'a pas encore pleinement ici son statut de personnage central).

Slütter, personnage d'abord fade et quasi-inexistant, devient peu à peu un personnage magnifique, à mon avis le vrai héros de la Ballade, plus encore que Corto Maltese (qui se rattrapera dans les volumes suivants). Cette évolution inattendue des personnages, c'est un des charmes de ce livre plein d'ellipses, qui prend son temps et qui suit librement sa route sans qu'on sache où il nous mène.

Autres propos mémorables :

* Corto : "Quand j'étais petit, je me suis aperçu que je n'avais pas de ligne de chance, alors, avec le rasoir de mon père ... zac, je m'en suis fait une comme je voulais."

* Deux indigènes, à l'arrivée de Pandora sur l'Escondida :

Caïn finit par avoir le même visage que Pandora, et passe comme elle vis-à-vis de Corto de l'agression à l'affection.

Autre épisode remarquable :

Ou encore ceci :

 


Sous le Signe du Capricorne

Le Secret de Tristan Bantam. Quelques épisodes qui campent bien le personnage de Corto pour qui le découvrirait :

* La rencontre avec l'avocat Kerster et la façon dont il fait ensuite parler son complice avec de fausses promesses : "Bien sûr que je suis un menteur. Surtout avec toi."

Samba avec Tir Fixe.

* Corto se foutant ouvertement de la grande prêtresse vaudou Bouche Dorée ("Oui ... oui ...")

* A Steiner : "Je ne suis pas assez sérieux pour donner des conseils et je le suis trop pour en recevoir."


Corto toujours un peu plus loin

C'est dans ce volume qu'on trouve notamment la superbe histoire intitulée La Lagune des Beaux Songes, remarquable autant par la quasi-absence de Corto Maltese que par l'invention graphique (mélange rêve-réalité, disposition des visages dans la case,...).

Echantillons :


Les Celtiques

L'Ange à la fenêtre d'Orient

A Venise, au terme d'une aventure inattendue durant laquelle Corto, associé un peu par hasard au capitaine des carabiniers Sorrentino, a été amené à abattre un avion autrichien, puis à découvrir qu'une pseudo-paralytique est en fait la redoutable espionne Venexiana Stevenson, notre héros s'apprête à partir pour de nouvelles aventures lorsqu'il constate que les nouvelles vont vite ...

Un peu plus tard ...

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Les cinq récits suivants sont un peu plus clairement celtiques.

Il est certain que, si toute l'oeuvre de Pratt n'est pas forcément du même niveau, en revanche il n'y a que de l'excellent dans les aventures de Corto Maltese, très variées dans la forme (de la gigantesque Ballade initiale aux récits plus brefs), dans le contenu et dans le ton, mais toujours remarquables. Cette réussite totale tient évidemment beaucoup au personnage de Corto qui est une trouvaille magnifique, un de ces personnages destinés, à peine créés, à devenir mythiques, un coup de génie, un peu comme Fantômas le fut dans un genre très différent.

Tout Corto est formidable donc, mais j'ai une petite préférence pour le recueil des Celtiques (même si le plus beau récit de Pratt, La Lagune des Beaux Songes, se trouve dans le recueil précédent) : on y trouve le borgèsien Concert en O mineur pour harpe et nitroglycérine (quel titre génial ! mal traduit, hélas ! "Concerto" serait meilleur), et surtout le merveilleux Songe d'un matin d'hiver, où Corto, recruté à son insu par les esprits magiques, se retrouve affublé de Puck incarné en corbeau.

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C'est dans Songe d'un matin d'hiver que Pratt commence nettement à modifier sa façon de dessiner le visage de Corto, à le styliser, à effacer de plus en plus plis et ombres (si nombreux dans les premières cases où il apparaît, dans la Ballade), à privilégier l'usage de quelques traits épais. L'évolution se fera ensuite jusqu'à Mu où, contre toute logique temporelle, Corto est incroyablement juvénile (mais l'explication réside sans doute quelque part dans les Helvétiques ...)

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Sous le drapeau de l'argent n'est pas sans rappeler l'intrigue et le délectable cynisme du film de Brian G. Hutton, De l'Or pour les braves, avec Clint Eastwood et Donald Sutherland.

On y trouve par ailleurs cette réplique : "Toujours la même malchance ... Tu peux parier ... Le jour où il pleuvra de la soupe, c'est une fourchette que j'aurai en main."

L'avant-dernière planche présente une case de soldats en train de courir et les bulles contiennent cet échange :

"Eh ! toi ... inutile d'être là avec la jambe levée en faisant semblant de courir ... J'ai bien vu que tu restes toujours à la même place ... Avance ...

- Mêle-toi de tes affaires !"


Les Ethiopiques

Il y a beaucoup de charme et d'aisance dans la façon dont Corto se balade amicalement en compagnie de types susceptibles (pour ne pas dire de dangereux psychopathes) comme Raspoutine ou, ici, Cush, en parlant de choses et d'autres, en faisant de l'humour,...

 

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Un des grands talents de Pratt est celui de créer une unité graphique pour certaines planches, souvent sans personnage apparent (cf. ci-dessus la case de Raspoutine s'effrondrant peu à peu, dans La Ballade de la mer salée). En général, il travaille de cette façon sur certaines planches d'introduction, nous faisant entrer dans le récit d'une façon mystérieuse, faisant en apparence converser des revolvers (La Conga des bananes), des boules de billard (Tango), des poissons et des statues englouties (Mu) ou, comme ici, dans un épisode des Ethiopiques, des zèbres.

(la suite est plus classique graphiquement, mais typique des dialogues de Pratt)

On goûtera aussi les deux premières pages de cet autre épisode, Le Coup de grâce :


Corto Maltese en Sibérie


Fable de Venise (Sirat al-Bunduqiyyah)

Dans la préface de Pratt concernant ses souvenirs d'enfance du ghetto juif de Venise, de belles et borgèsiennes considérations sur l'espace. D'abord, la fameuse Corte Sconta detta Arcana (Cour secrète des Arcanes, ou plutôt dite de l'Arcane) qui ouvrait Corto Maltese en Sibérie et lui donnait son titre original, à laquelle on accède par sept portes : "La dame juive (...) ouvrait ensuite une porte au fond de la cour et me faisait passer par une ruelle aux herbes hautes, qui menait à une autre petite place merveilleuse. Je la revis plus tard, pleine de fleurs, dans une maison de la Juderia de Cordoue."

Il est question plus loin de "cours cachées aujourd'hui encore derrière des murs jaloux, dont les numéros changent sous le regard trop insistant d'un profane."

 


Mu

 

Dans cette dernière aventure, Corto déclare :

"J'ai vu dans le Pacifique des murailles qui rappellent les temples mayas, des sculptures que l'on croirait olmèques. Fariboles, mythes, mensonges ... trop beaux pour ne pas s'y arrêter, trop naïfs pour que l'on y croie."

Autre grand moment de cet album : la rencontre de Raspoutine avec Tracy Eberhard.


Ce qui compte dans Corto Maltese, c'est moins l'action elle-même (souvent vouée à l'échec) que le mystère et l'humour qui l'entoure, les moments de pause, les conversations complices ou énigmatiques,... Une des scènes les plus marquantes, et qui définit bien le héros de la série, se trouve dans Fable de Venise, bref intermède inattendu entre les néo-platoniciens, les fascistes vénitiens et la recherche de la mystérieuse "clavicule de Salomon". Corto attend quelqu'un dans une de ces petites cours vénitiennes, tranquillement appuyé au puits central. Un croissant de lune dans le ciel. Une dizaine de chats, pour la plupart assis, sont tournés avec attention vers Corto, qui leur raconte une histoire :

On trouvait déjà un de ces détournements religieux dans la première des Ethiopiques. El Oxford, mourant, demande à Corto de réciter pour lui la sourate de "l'aube naissante". Ne la connaissant évidemment pas, Corto l'invente :


Est-ce le signe d'une famille d'esprit commune, de références communes, ou est-ce simplement moi qui relie artificiellement des oeuvres que j'aime, mais cette scène entre Corto et El Oxford n'est pas sans me faire penser à la mort du soldat auquel Clint Eastwood offre un dernier cigarillo dans Le Bon, la Brute et le Truand (1966). Même grandeur d'âme, même compassion, chez un personnage réputé froid et cynique.

On trouve d'autres échos, parfois au niveau de tout un récit. "Fables et grands-pères", dans Corto toujours un peu plus loin (1979) évoque La Forêt d'émeraude (1985) de John Boorman : peut-être Pratt s'est-il inspiré du même fait divers.

Beaucoup plus nette est à mon avis l'influence de Jorge-Luis Borges, en particulier dans "Concert en O mineur pour harpe et nitroglycérine" (Les Celtiques) qui reprend l'intrigue de "Thème du traître et du héros", et dans "Le Coup de grâce" (Les Ethiopiques) qui reprend (dans le récit du capitaine Bradt) celle de "La Forme de l'épée" (les deux nouvelles de Borges se trouvent dans Fictions). L'inspiration est évidente, mais Pratt ne cita jamais vraiment Borges comme une de ses sources principales, préférant comme à son habitude évoquer des inspirateurs mineurs. Il lui rendra cependant un hommage détourné et discret dans Tango, en arrière-plan, faisant apparaître le panneau de la station Borges.

 

Une autre influence borgèsienne, sans doute, sur des formulations comme celle de la première case de La Lagune des Beaux Songes (cf. Corto toujours un peu plus loin): "là où l'Orénoque invente son delta".


Goossens, dans La Porte de l'Univers. Citation : "Corto Maltese, c'est juste le prestige de l'uniforme, le p'tit foulard, les p'tits galons, la casquette de marin (...) Si Corto Maltese avait eu le même succès avec une casquette Pernod, j'aurais dit : chapeau l'artiste !"


Océan noir, nouveau Corto hors-série par Vivès et Quenehen, qui situent l'action en 2001 ... C'est audacieux, mais ça passe assez bien : l'esprit d'origine est assez bien conservé et, après tout, le personnage ne vieillit plus depuis les Helvétiques (mais ça n'était pas censé concerner aussi Raspoutine ...)

Depuis la mort de Pratt, trois albums ont également été créés par Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero. Sans être tout à fait du niveau des albums de Pratt, ils en retrouvent plutôt bien l'esprit. Le Jour de Tarowean, le troisième et sans doute le meilleur album de cette continuation, très agréable et très réussi, se situe juste avant la Ballade de la mer salée.

 


Cf. aussi : Une aventure inédite et apocryphe de Corto Maltese.


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