LES ILES BIENHEUREUSES

Une aventure inédite et apocryphe de Corto Maltese

 

Malgré le cynisme désenchanté qu’il se plaisait à afficher, il était évident que le capitaine Corto Maltese était resté un idéaliste dans l’âme. Il s’était accommodé de l’imperfection du monde et, d’escale en voyage, de port en traversée, il s’efforçait de tirer de ce monde et des rencontres qu’on pouvait y faire au gré du hasard, le maximum de bonheur : bonheur imparfait, approximatif, bancal pour tout dire, mais bonheur tout de même en fin de compte.

Dans le port d’Amsterdam, quelques marins pleuraient au comptoir de l’Ancre Rouge. David Deskhaart feuilletait avec désinvolture l’antique volume de Thomas More.

- Maintenant que ton cher ami le capitaine Raspoutine est parti cuver son vin ou assassiner Dieu sait qui, peut-être vas-tu enfin me dire ce que ce livre a de particulier ? D’où sort-il, d’abord ?

- De la bibliothèque d’un monastère vénitien, où je compte quelques amis. Mais le plus intéressant est à mon avis ce qui était cousu dans la reliure.

Corto sortit de sa poche un parchemin miteux que Deskhaart identifia aussitôt comme une carte maritime.

- Mmmh ... les Iles bienheureuses ? Hérodote en parle au Livre III de son Enquête.

- Et Strabon. Et Platon dans La République.

- Elles seraient les seuls vestiges du continent de l’Atlantide. Des prêtres égyptiens lui avaient raconté cette vieille fable.

- Selon un manuscrit hermétiste du II° siècle, il n’y aurait en réalité qu’une seule île bienheureuse. Un univers de perfection absolue, l’Eden primitif, le paradis retrouvé pour ceux qui ont su en rester dignes.

David Deskhaart ricana en rejetant un peu de fumée :

- Les coordonnées manquent singulièrement de précision !

- Océan Pacifique, dans un secteur éloigné de toute autre terre émergée. Officiellement, aucune île n’y est répertoriée. La carte a été établie par un marin de Liverpool, seul rescapé du naufrage de la Lyndon Cross en 1632.

- Le seul à avoir retrouvé les Iles bienheureuses. Personne n’a jamais voulu le croire jusqu’à ce qu’un fou comme toi ne se décide à aller voir sur place. Car c’est bien ce que tu comptes faire, n’est-ce pas ?

Corto Maltese se contenta de répondre par un léger sourire.

- Corto ! s’écria Dave Deskhaart. Ca rime à quoi de vivre au Sud pour avoir froid ?

 

A SUIVRE ...

 

 

 

 

- Et tu crois que tu as su « rester digne » au point de pouvoir avoir accès à ce monde parfait ?

- J’en doute autant que toi. Mais tu sais que je suis curieux. J’ai envie de vérifier.

Le lendemain, la corvette de Corto Maltese appareillait.

Tout cynisme, tout scepticisme semblait avoir été jeté par dessus bord. Corto se retrouvait embarqué pour une grande quête : après tout, il avait bien réussi à accéder au Graal dans la résidence helvète de Thomas Mann. En rêve, certes, mais était-ce bien un rêve ?

Des semaines plus tard, il se trouvait au beau milieu de la zone indiquée sur la carte. Zone fort vaste en vérité. Et relevée sans doute avec les moyens du bord si son auteur avait trouvé l’île après son naufrage. D’ailleurs les instruments de mesure de l’époque étaient loin de permettre d’établir des coordonnées certaines. Il allait donc falloir parcourir méticuleusement chaque kilomètre carré, de long en large, sur toute la surface d’océan susceptible d’abriter le paradis. Cela pouvait prendre des mois.

Cela prit plus d’un an.

Une année entière et rien : pas la moindre trace de cette île. Corto avait bien dû repasser cent fois aux mêmes endroits.

Une nuit pourtant, il vit une forme se profiler derrière la brume. Une forme qui ne pouvait être que celle d’une île. Or, il était sûr de ne pas avoir quitté sa zone de recherche et ce ne pouvait être aucune île connue. Il s’en approcha peu à peu, trop lentement à son goût, le cœur battant. A un moment, une bande brumeuse plus épaisse recouvrit totalement la masse de plus en plus proche de l’île. Elle ne tarda pas à se dissiper, mais l’île ne reparut jamais. Cela n’avait-il été qu’une illusion ?

Les recherches se prolongèrent encore quelques mois, infructueuses.

Corto songeait aux soirées arrosées avec Deskhaart (un agréable compagnon lorsqu’il ne chantait pas "Vanina"), à l’insupportable et irrésistible démence de Raspoutine, à Pandora, à Bouche-Dorée la prêtresse vaudou, à tous les amis d’Irlande, des Caraïbes, des îles Fidji. Après tout, Tarao n’était pas si loin.

Et bien évidemment, Corto fit voile vers les Fidji, première étape de son retour au monde, rentrant vers ses bonheurs imparfaits, résigné à admettre l’inexistence de son idéal, mais heureux tout de même d’avoir su le retrouver pour un temps, d’avoir pu croire à nouveau à l’impossible.

Certains assurent que tandis que la corvette s’éloignait et que Corto fixait l’horizon du retour, une île apparut derrière une nappe de brume.

Mais je les soupçonne d’avoir inventé ce détail de toutes pièces.

 

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