Jorge-Luis BORGES (1899-1986)


La finesse de cet homme ! Sa sobriété. Sa modestie. Son sens du mot juste et de la litote. Sa confiance permanente en l'intelligence du lecteur. Son sourire indulgent et constant sur le monde, malgré la lucidité de son esprit et le malheur de la cécité.

Sa proposition iconoclaste pour rafraîchir à volonté la littérature : "Parcourir l'Odyssée comme si elle était postérieure à l'Enéide, attribuer l'Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline."

Curieusement, on retrouve le même exemple dans une confidence de Rodin à Rilke, que celui-ci rapporte dans une lettre à Balthus du 24/11/1920. Illustrant lui aussi la liberté d'interprétation des oeuvres, Rodin expliquait "qu'en lisant L'Imitation de Jésus-Christ, il remplaçait partout le nom de Dieu par le mot "sculpture"." Certes, la liberté d'interprétation a ses limites, qu'Umberto Eco a étudiées dans son ouvrage justement intitulé Les Limites de l'interprétation. Si l'on considère qu'une interprétation mérite l'attention dès lors qu'elle enrichit l'oeuvre et en propose une lecture intelligente, on pourra aisément affirmer que la déformation exercée par Rodin donne au texte un sens infiniment supérieur à celui qu'il a dans son intention originelle.

"Etre amoureux, c'est se créer une religion dont le dieu est faillible."

"La richesse est sans doute la forme la plus gênante de la vulgarité." (Utopie d'un homme qui est fatigué)

Au sujet du Prix Nobel, qu'il ne reçut jamais : "Ils croient sans doute me l'avoir déjà donné."

Quatre jours avant sa mort, Borges fit à Jean-Pierre Bernès une sorte de panorama de la littérature universelle : "Si je disais la France, je dirais ... Si je disais l'Italie, je dirais ...", citant à chaque fois au moins trois noms d'écrivains. Arrivé à l'Espagne : "Je dirais Cervantès". Bernès lui dit : "Et puis vous pourriez quand même dire à la fin : Borges ! Et entre les deux ?..." Borges répondit : "Je crains que ce ne soit pas très encombré."

A 22 ans déjà, dans un article de sa période ultraïste en Espagne, il caractérisait déjà avec finesse et concision "deux visions littéraires déjà dépassées : celle du naturalisme (lien vigoureux de causalité, maladies héréditaires, levers ou couchers de soleil dans les moments opportuns ...) et celle des débuts du futurisme (beauté de l'effort, Whitman mal traduit en italien, installation de lumière électrique dans la rhétorique)" Dans une lettre de cette même période espagnole, il observe que les Espagnols de l'époque sont germanophiles surtout "par mépris des Français qu'ils considèrent comme de petits hermaphrodites malingres et parleurs." Dans un autre article de 1921, il "définit" également à sa façon le classicisme : "l'idée que la grande majorité des classiques se sont faits de la poésie lyrique, - à savoir la confection de narrations en vers pavoisées d'images, ou bien le développement dialectique sonore de n'importe quelle intention ascétique ou de propos érotiques fanfarons, n'a plus guère cours aujourd'hui, où que ce soit."

Alors qu'il était encore employé d'une bibliothèque municipale, Borges était déjà devenu un auteur très connu, apparemment partout en Argentine sauf dans sa bibliothèque, si bien qu'un jour, raconte-t-il, un de ses collègues tomba sur un Jorge-Luis Borges dans une encyclopédie et s'étonna "de l'identité de nos noms et de nos dates de naissance".

 


Le Livre des êtres imaginaires

Les écrivains comme Borges, Proust et quelques autres, sont inépuisables, et la lecture ou la relecture d'une seule de leurs pages suffit à effacer l'impression mallarméenne qu'hélas ! on a lu tous les livres (*).

(*) : Concernant l'éventuelle tristesse de la chair, on cherchera sa réfutation ailleurs que chez Borges, pour qui, rappelons le, "les miroirs et la copulation sont abominables car ils multiplient le nombre des hommes." ("Tlön Uqbar Orbis Tertius", dans Fictions).

Les seules préfaces de ce livre sont déjà jubilatoires.

Dans celle de 1954, Borges s'étonne que la découverte du zoo apporte du plaisir aux enfants, et non de la terreur (on y retrouve son propre émerveillement, devenu obsessionnel, devant les tigres) : "Nous pouvons bien entendu le nier. Nous pouvons prétendre que les enfants brusquement emmenés au jardin zoologique souffrent, vingt ans après, de névrose ; le fait est qu'il n'y a pas d'enfant qui n'ait découvert le jardin zoologique et qu'il n'y a pas de personne adulte qui, bien examinée, ne soit névrosée."

La préface de 1967 commence, elle, par une énumération : "Le titre de ce livre pourrait justifier l'inclusion du prince Hamlet, du point, de la ligne, de la surface, de l'hypercube, de tous les termes génériques et, peut-être, de chacun de nous et de la divinité."

La dimension métaphysique en plus, le côté saugrenu de cette énumération n'est pas sans rappeler la délectable classification, tirée d'une encyclopédie chinoise, qu'il cite dans un autre livre : "les animaux se divisent en : a) appartenant à l'empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches."

Tâche infinie que de prétendre sélectionner les perles chez un auteur qui les accumule à ce point. L'article sur les "animaux des miroirs", qu'on pourrait croire le fruit de la seule imagination de Borges (présence du miroir, du tigre) si les noms propres cités (Zallinger et Herbert Allen Giles) ne lui donnaient malgré tout l'apparence d'une légende effectivement plus ancienne, cet article au contenu fascinant et magnifique mériterait d'être cité intégralement (mais j'ai la flemme, il est trop long). Le précédent, sur les anges de Swedenborg, juxtapose diverses caractéristiques prêtées par Swedenborg à ces créatures, dont certaines méritent le détour (personne mieux que Borges ne tire le meilleur, et souvent le plus divertissant, du penseur le plus rébarbatif) :

"deux êtres qui se sont aimés sur terre ne forment qu'un seul ange"

"au Ciel, les riches continuent d'être plus riches que les pauvres car ils sont habitués à la richesse"

"les Anges d'origine anglaise sont enclins à la politique ; les juifs au commerce des bijoux ; les Allemands transportent des livres qu'ils consultent avant de répondre"

"comme les musulmans sont accoutumés à vénérer Mahomet, Dieu les a pourvus d'un Ange qui feint d'être le Prophète"

"les pauvres d'esprit et les ascètes sont exclus des joies du paradis car ils ne les comprendraient pas".

* Après avoir évoqué la rencontre de Sindbad avec l'oiseau Rock dans les 1001 Nuits, Borges conclut paisiblement son paragraphe ainsi : "Le narrateur ajoute que le Rock alimente sa couvée avec des éléphants." Visiblement charmé par ce point, il cite ensuite un texte dans lequel Marco Polo explique que le Rock soulève de terre les éléphants, puis les tue en les laissant retomber de très haut (ce qui n'est pas sans rappeler la fameuse affaire de la vache volante - cf blog 15 janvier 1998).

* Le Cerbère. "La Théogonie d'Hésiode lui attribue cinquante têtes ; pour une plus grande commodité des arts plastiques, ce nombre a été rabaissé et les trois têtes du Cerbère sont de notoriété publique."

* Le Dragon. "Il y a (dans les représentations connues de dragons) des spécimens auxquels manquent les oreilles et qui entendent au moyen de leurs cornes." (on peut supposer que cette dernière déduction vient de Borges lui-même, j'aime à le croire en tous cas).

"Tchouang-Tcheou nous parle d'un homme tenace qui, au bout de trois pénibles années, maîtrisa l'art de tuer les dragons, et qui, dans le restant de ses jours, ne trouva pas une seule occasion de le mettre en pratique."

* Au Chili, le Chonchon est une dangereuse tête humaine qui utilise ses très grandes oreilles pour voler durant les nuits sans lune. "On donne le conseil judicieux de réciter ou de psalmodier une prière connue seulement de quelques personnes qui refusent obstinément de la divulguer."

* Chine. "Le Hsiao est comme une chouette, mais il a visage d'homme, corps de singe et queue de chien."

* Dans les campements de bûcherons du Wisconsin et du Minnesota, on évoque les créatures suivantes :

- "l'Axehandle Hound a la tête en forme de hache, le corps en forme de manche de hache, les pattes courtes, et il s'alimente exclusivement de manches de hache".

- "le Goofang marche en arrière pour que l'eau ne lui rentre pas dans les yeux ; il est de la taille exacte du poisson-roue, mais beaucoup plus grand".

* Phénix chinois. "Au I° siècle de notre ère, l'audacieux athée Wang Tch'oung nia que le Phénix cnstituât une espèce fixe. Il déclara qu'ainsi que le serpent se transforme en poisson et le rat en tortue, le cerf, aux époques de prospérité générale, assume souvent la forme de l'unicorne, et le jars celle du Phénix."

* Dans une vision d'Ezéchiel, "on trouve quatre animaux ou anges ; "chacun avait quatre visages (homme, lion, boeuf et aigle) et quatre ailes", dit Ezéchiel. Chacun marche "droit devant son visage, ou devant leurs quatre visages, peut-être grandissant magiquement vers les quatre directions. Quatre roues "si hautes qu'elles étaient horribles" suivaient les anges et elles étaient pleines d'yeux tout autour." On retrouve plus ou moins ces quatre créatures dans l'Apocalypse : "et les quatre animaux avaient chacun pour soi six ailes autour ; et à l'intérieur ils étaient pleins d'yeux ; et ils n'avaient repos ni jour, ni nuit, disant : Saint, Saint, Saint est le Seigneur Dieu Tout-Puissant". Borges signale ensuite que "Stevenson se demanda ce qu'il y aurait en Enfer si de pareilles choses se trouvaient au ciel."

* Hercule et l'Hydre de Lerne : "Un crabe, ami de l'Hydre, mordit durant la lutte le talon du héros."

* Hochigan : "Descartes rapporte que les singes pourraient parler s'ils le voulaient mais qu'ils ont décidé de garder le silence pour qu'on ne les oblige pas à travailler."

* Le Kami est un poisson géant (ou une anguille) qui porte le Japon sur son dos et produit les tremblements de terre lorsqu'il remue. "En certaines régions il est remplacé sans avantage appréciable par le Scarabée des Tremblements de Terre." Une "page célèbre" dit ceci : "Sous la Terre - de plaines de jonc - gisait un Kami (un être surnaturel) qui avait la forme d'un barbeau et qui, en bougeant, faisait trembler la terre jusqu'à ce que le Grand Dieu de l'Ile des Cerfs enfonçât la lame de son épée dans la terre et lui traversât la tête. Quand le Kami s'agite, le Grand Dieu s'appuie sur le pommeau et le Kami redevient calme" Suit cette parenthèse : (le pommeau de l'épée, taillé en pierre, sort du sol à quelques pas du temple de Kashima. Au XVII° siècle, un seigneur féodal creusa six jours et six nuits, sans arriver au bout de la lame).

* Il y a vraiment des images mythologiques qui seraient très impressionnantes au cinéma avec les moyens dont celui-ci dispose aujourd'hui. Par exemple, dans l'article Houmbaba, ces hommes-scorpions gardant entre les montagnes une porte par où sort le soleil, ou encore dans l'article sur les Lamies : "Jusqu'à la taille, leur forme était celle d'une belle femme, le bas du corps était celui d'un serpent (...) Il leur manquait la parole mais leurs sifflements étaient mélodieux. Dans les déserts, elles attiraient les voyageurs pour ensuite les dévorer."

* A propos du Kraken, dragon de mer scandinave et "magnification du poulpe", Borges cite un texte superbe de Tennyson :

"Sous les tonnerres de la surface, dans les profondeurs de la mer abyssale, le Kraken dort d'un sommeil antique, inviolé, sans rêves. De pâles reflets dansent autour de sa forme obscure ; de vastes éponges poussées et élevées depuis des millénaires, se gonflent sur lui, et dans la profondeur de la lumière maladive, des pieuvres innombrables et énormes battent, avec leurs bras gigantesques, l'immobilité verdâtre, depuis des cellules secrètes et des grottes merveilleuses. Il gît là depuis des siècles, et il restera, se gavant endormi d'immenses vers marins jusqu'à ce que le feu du Jugement Dernier réchauffe l'abîme. Alors, pour se montrer une seule fois aux hommes et aux anges, il surgira en rougissant et mourra à la surface."

Il s'agit évidemment d'une traduction française, mais elle est superbe ! Borges, à l'origine, donnait peut-être une traduction en espagnol ou, plus certainement, le texte anglais original. Il me vient la curiosité tardive de consulter cet original, que voici :

Below the thunders of the upper deep,

Far, far beneath in the abysmal sea,

His ancient, dreamless, uninvaded sleep

The Kraken sleepeth: faintest sunlights flee

About his shadowy sides; above him swell

Huge sponges of millennial growth and height;

And far away into the sickly light,

From many a wondrous grot and secret cell

Unnumbered and enormous polypi

Winnow with giant arms the slumbering green.

There hath he lain for ages, and will lie

Battening upon huge sea worms in his sleep,

Until the latter fire shall heat the deep;

Then once by man and angels to be seen,

In roaring he shall rise and on the surface die.

Il serait très borgèsien d'affirmer que la traduction française est encore meilleure que l'original, mais je m'en abstiendrai.

On peut relever une erreur de traduction ou plus certainement une coquille, puisque "roaring" est traduit pas "en rougissant" et non par "en rugissant". Et pourtant ... Oui, je vais le dire, pourtant je préférais la version fautive. Evidemment, il ne s'agit pas d'imaginer le Kraken rougissant par timidité de se montrer ainsi aux hommes et aux anges ... Mais devant cette traduction inexacte, je le voyais changer de couleur en émergeant de l'océan, entrer quasiment en fusion au moment de mourir à la surface (un peu comme périssaient les fameux Envahisseurs qui tracassaient tant l'architecte David Vincent). L'image me plaisait et elle correspondait finalement qu'un rugissement à ce monstre venu du silence. Je conserve donc ma version première et j'ajoute cet encadré plutôt que de la corriger.

Une coquille que l'on répare en supprimant l'O, tout cela est d'ailleurs terriblement maritime et je soupçonne Borges d'avoir supervisé la traduction française et introduit lui-même l'erreur pour conduire le lecteur à toutes ces considérations ...

* Les Lémures "erraient de par le monde en semant la terreur parmi les hommes. Ils torturaient impartialement les impies et les justes". Comme très souvent chez Borges, tout est dans un adjectif ou un adverbe étrangement choisi.

* Le lièvre lunaire. Pour nourrir le Bouddha affamé, un lièvre se jeta de lui-même dans le feu. "Le Bouddha, en récompense, envoya son âme à la lune." Cela rappelle le récit, plus poétique que moralisant, de ce que Borges appelle "un miracle de courtoisie" et qu'il cite dans sa conférence sur le bouddhisme. Des 33 ciels, 33 dieux lancent une ombrelle au Bouddha qui doit traverser un désert en plein midi. "Le Bouddha ne veut faire d'affront à aucun des dieux, il se multiplie en trente-trois Bouddhas si bien que chacun des dieux voit, d'en haut, un Bouddha protégé par l'ombrelle qu'il lui a lancée."

* A propos du martichore (ou manticore), Borges cite la description qu'en a fait Flaubert dans La Tentation de saint Antoine :

"Le Martichoras, gigantesque lion rouge, à figure humaine avec trois rangées de dents :

Les moires de mon pelage écarlate se mêlent au miroitement des grands sables. Je souffle par mes narines l'épouvante des solitudes. Je crache la peste. Je mange les armées, quand elles s'aventurent dans le désert.

Mes ongles sont tordus en vrille, mes dents sont taillées en scie ; et ma queue, qui se contourne, est hérissée de dards que je lance à droite, à gauche, en avant, en arrière - Tiens ! Tiens !

Le Martichoras jette les épines de sa queue, qui s'irradient comme des flèches dans toutes les directions. Des gouttes de sang pleuvent, en claquant sur le feuillage."

"Un animal inconcevable est le Myrmécoléo, ainsi défini par Flaubert : "Lion par-devant, fourmi par-derrière, et dont les génitoires sont à rebours"."

A l'origine, une difficulté pour traduire cette phrase, "le vieux lion meurt par manque de proie", où le mot hébreu inhabituel employé ici pour dire "lion" avait été traduit en grec par "myrmicoléo" à partir de "myrmex" désignant une variété de lion. Avec le temps, le mot a été confondu avec le "myrmex" désignant la fourmi. Restait à expliquer pourquoi ce "lion-fourmi meurt par manque de proie" :

"Le père a forme de lion, la mère de fourmi ; le père se nourrit de viande, et la mère d'herbes. et ceux-ci engendrent le lion-fourmi, qui est mélange des deux et qui ressemble aux deux, car la partie antérieure est de lion, la postérieure de fourmi. Ainsi constitué, il ne peut pas manger de viande, comme le père, ni d'herbes, comme la mère ; par conséquent, il meurt."

* La panthère fut souvent considérée comme charmeuse dans l'Occident médiéval, et associée au Christ. "Rappelons, explique Borges, que la Panthère n'était pas une bête féroce pour les Saxons, mais un son exotique, dépourvu de représentation concrète." Il cite ensuite un texte partiellement mieux informé de Léonard de Vinci : "Sa beauté charme les animaux, qui seraient toujours autour d'elle, n'était son terrible regard. La Panthère, qui n'ignore pas cette circonstance, baisse les yeux ; les animaux s'en approchent pour jouir de tant de beauté et elle s'empare de celui qui est le plus près et le dévore."

* Comme souvent, Borges s'amuse à inventer des références imaginaires (de la même façon qu'il invente de toutes pièces, dans Fictions, des écrivains comme Herbert Quain, dont il résume et commente les pseudo-romans) et à les présenter comme vraies au milieu des autres. C'est du moins ce qu'il me semble de ces Péritios mi-cerfs mi-oiseaux au sujet desquels toutes les sources ont comme par hasard disparu ; l'ultime source, prétendument recopiée ici par Borges aurait ensuite disparu elle aussi durant la seconde guerre mondiale. Je peux me tromper, il faudrait fouiller bien davantage peut-être, mais, connaissant Borges, je flaire assez nettement ici l'invention personnelle. Cherchant à vérifier sur le web l'existence éventuelle d'autres sources sur ces Péritios, je n'y ai en tous cas trouvé que des articles reprenant ce qu'en dit Borges, sans jamais citer clairement la source. On peut donc très certainement en déduire (si mon hypothèse de départ est juste) que l'article fantaisiste de Borges a été pris pour argent comptant et que les Péritios qu'il a inventés font désormais partie intégrante de la mythologie mondiale. Une des morales possibles de cette affaire pourrait être qu'on ne vérifie jamais assez ses informations, surtout avec un mystificateur comme Borges. Mais je préfère en tirer une morale plus indulgente qui serait que, inventé par Borges, par Hésiode, par les Dogons ou par l'Eglise, un mythe est de toute façon un mythe : l'essentiel c'est qu'il nous fasse rêver un peu et dans ce domaine, les Péritios de Borges sont une belle réussite, très loin devant les fables catholiques.

Même si je préfère m'abstenir de conclure sur cette affaire, il me semble tout de même que le texte signale la supercherie par son insistance permanente sur la destruction de toutes les sources et par le flou qui entoure tous les personnages évoqués. Tout l'art de Borges est de nous expliquer qu'il n'a aucune source fiable à nous proposer, tout en le disant avec tellement de talent qu'on peut se laisser bluffer. Mais la façon dont un article fictif a pu être pris au sérieux est intéressante surtout si on relit la première nouvelle de Fictions, "Tlön Uqbar Orbis Tertius", dans laquelle le narrateur recherche un mystérieux article, lu jadis dans une encyclopédie, mais introuvable dans la plupart des exemplaires de cette encyclopédie qu'il a consultés depuis. Il découvre peu à peu qu'il s'agit de la création d'un groupe d'hommes ayant pour projet de créer peu à peu (d'abord en insérant des articles dans certains exemplaires d'une encyclopédie réelle) l'encyclopédie d'un monde imaginaire, Tlön, avec sa géographie, son histoire, ses langues, ses religions, etc. La nouvelle se termine par l'apparition progressive dans la réalité d'objets "impossibles", des objets de Tlön. Par cette encyclopédie fictive, Tlön devient réel. Peut-être que le monde réel devient Tlön. En tous cas, c'est peut-être un peu ce qui est arrivé à nos amis les Péritios.

Borges prépare indirectement cette (*) mystification dans la préface de 1954 en écrivant ceci :

"Flaubert a rassemblé, dans les dernières pages de la Tentation (de Saint Antoine), tous les monstres médiévaux et classiques et il a essayé, nous disent ses commentateurs, d'en fabriquer ; le chiffre total n'est pas considérable et ils sont très peu nombreux ceux qui peuvent agir sur l'imagination des gens."

(*) : j'emploie le singulier, mais rien ne dit évidemment que le livre n'en contient pas d'autres.

* La salamandre est supposée pouvoir vivre dans le feu car, dit Pline, son corps est si froid que le feu s'éteint immédiatement à son contact. Mais Borges relève que Pline, un peu plus loin, émet des doutes et observe que "si elle avait cette vertu que lui ont attribuée les mages, elle l'utiliserait pour étouffer les incendies."

* "Sirène : soi-disant animal marin, lisons-nous brutalement dans un dictionnaire."

* "Une autre (sirène), en 1403, passa par une brèche dans une digue, et habita Haarlem jusqu'au jour de sa mort. Personne ne la comprenait, mais on lui apprit à tisser et elle vénérait la croix, comme par instinct. Un chroniqueur du XVI° siècle démontra que ce n'était pas un poisson parce qu'elle savait tisser, et que ce n'était pas une femme parce qu'elle pouvait vivre dans l'eau."

* Argentine, Uruguay et Brésil connaissent une version du Loup-Garou appelée Lobison : "mais comme il n'y a pas de loups dans ces contrées, les hommes sont supposés prendre la forme d'un cochon ou d'un chien." Quant au Tigre capiango, ce "n'est pas un jaguar mais un homme qui peut à volonté prendre la forme d'un jaguar. Son but est, en général, de faire peur à ses amis par cette farce grossière."

* Etrange créature de Pennsylvanie décrite par William T. Cox, le Squonk "pleure continuellement et laisse une trace de larmes." Ayant imité ses pleurs, M. J.P. Wentling a réussi à emprisonner un squonk "dans un sac qu'il rapportait chez lui, quand tout à coup le poids s'allégea et les pleurs cessèrent. Wentling ouvrit le sac ; il ne restait que des larmes et des bulles."

* "Les Bhils, peuple du centre de l'Hindoustan, croient aux enfers pour tigres ; les Malais connaissent une ville au coeur de la jungle, avec des poutres en os humains, avec des murs en peaux humaines, avec des avant-toits en chevelure humaine, contruite et habitée par des tigres."

* Le loup Fenris, supposé manger le soleil lorsque viendra le Crépuscule des Dieux, fut attaché avec une chaîne formée de six éléments : "le bruit des pas du chat, la barbe de la femme, la racine du rocher, les tendons de l'ours, l'haleine du poisson et la salive de l'oiseau."

* "Sleipnir, le cheval du dieu Odin, est, dit-on, pourvu (ou embarrassé) de huit pattes."

DOUBLES

Présage funeste presque partout, le double est dans la tradition juive l'indice de l'accession à un état supérieur, prophétique : "le cas d'un homme en quête de Dieu qui se retrouva devant lui-même" (un peu comme le Prisonnier devant le n° 1 ...)

Chez Yeats, le double est notre exact contraire. Est-ce concevable ? Il serait intéressant d'imaginer un personnage fictif en fonction de ce que nous ne ferions jamais face à telle ou telle situation. A priori, l'alliance de l'exact contraire de chacune de nos caractéristiques semble aberrant. Quelques embryons de contre-arguments :

- pourquoi serait-ce plus inimaginable que ce que nous sommes, à savoir l'alliance de l'exact contraire des caractéristiques de notre double ?

- ne sommes-nous pas tentés de nous voir meilleurs que nous ne sommes ? Globalement bons, avec quelques défauts. Ainsi, nous tenons à ce que notre "négatif" soit foncièrement mauvais, avec quelques qualités : mais la présence chez un être mauvais de caractéristiques, non pas seulement positives, mais marquant sur certains points sa supériorité morale par rapport à nous, cette présence nous paraît invraisemblable.

- question de définition : l'inversion porte-t-elle sur tout ou seulement sur les points essentiels ? Mais qu'est-ce qu'un point essentiel ?... Il faudrait en outre distinguer les caractéristiques absolues (on est cela ou on ne l'est pas : le contraire est alors évident) des caractéristiques relatives, graduées (je suis un peu comme ceci, d'autres le sont plus que moi, d'autres moins : que sera mon double ?)

- dernière idée, la moins intéressante mais sans doute la plus efficace en tant que contre-argument : comment peut-on prétendre concevoir ou non notre opposé, alors que nous sommes incapables de nous comprendre, de nous analyser, de nous juger objectivement ?

Dans "Les Théologiens" (L'Aleph), Borges reprend cette histoire de double. Cette fois, le double vit au ciel, exact miroir de la terre, mais miroir inversé, "de sorte que si nous veillons, l'autre dort, si nous forniquons, il est chaste,..."

Après tout, si l'on considère que nous oscillons entre diverses séries de pôles, tantôt ainsi, tantôt autrement, alors notre double, s'il est vraiment notre contraire exact (le contraire de ce que nous sommes à chaque instant donné) est au bout du compte et en réalité, d'un point de vue global, notre exact semblable.

 


Je me suis concentré ici sur une oeuvre mineure de Borges. Il y a encore bien des vertiges à découvrir dans ses nouvelles (recueillies dans Fictions, L'Aleph,...), mais également dans ses essais (Enquêtes, Conférences,...), car de toute façon il n'y a guère de limite claire chez cet auteur entre essai et fiction, tout n'étant que prétexte à des jeux de l'esprit.

***

Invité de l'émission de Finkielkraut, Daniel Bougnoux rappelle que Borges a anticipé internet dans La Bibliothèque de Babel, dans laquelle se trouvent forcément tous les livres possibles puisqu'elle contient toutes les combinaisons possibles de l'alphabet, y compris (et ce sont les plus nombreuses) celles qui ne veulent rien dire. Borges dit que la première réaction face à la bibliothèque de Babel fut l'enthousiasme, qui, à la réflexion, céda la place à un désespoir abyssal puisqu'on n'avait aucun moyen d'y trouver la bonne information.


Histoire universelle de l'infamie

Précédent l'écriture des nouvelles de Fictions, ces biographies plus ou moins fictionnelles révèlent une tendance encore indomptée aux hypallages et épithètes surprenants. On y trouve aussi l'humour de Borges sous une forme plus manifeste. L'édit impérial cité dans l'histoire de la veuve Ching est hilarant, de même que toute l'histoire de L'invraisemblable imposteur Tom Castro, se faisant passer pour un lord disparu en voyage alors qu'il ne lui ressemble absolument pas : "Il subodora que la formidable ineptie de la tentative constituerait une preuve convaincante de l'absence de toute imposture."


Enquêtes

Commentant La peculiaridad lingüistica rioplatense y su sentido historico, ouvrage dans lequel le professeur (espagnol) Americo Castro évoque un "désordre linguistique à Buenos Aires", Borges affirme d'abord que Castro est mal documenté et prend pour des argentinismes des choses qui n'en sont pas. Puis il assure que les Argentins parlent mieux l'espagnol que les Espagnols eux-mêmes : "Ils confondent l'accusatif et le datif, ils disent le mato pour lo mato, ils sont ordinairement incapables de prononcer Atlantico ou Madrid, ils pensent qu'un livre peut supporter ce titre cacophonique : La peculiaridad lingüistica rioplatense y su sentido historico."

Selon Kierkegaard, les curés danois auraient déclaré à propos des expéditions au pôle Nord que participer à l'une d'elles était utile au salut éternel de l'âme. "Ils auraient toutefois admis qu'il est difficile de parvenir au pôle, peut-être impossible, et que tous ne peuvent pas se risquer à l'aventure. Finalement, ils auraient annoncé que n'importe quel voyage - par exemple du Danemark à Londres sur le bateau régulier - ou une promenade en fiacre, sont, considérés comme il faut, de véritables expéditions au pôle Nord."

Dans Sur les classiques : "Pour les Allemands et les Autrichiens, Faust est une oeuvre géniale ; pour d'autres, c'est une des formes les plus mémorables de l'ennui, comme le second Paradis de Milton ou l'oeuvre de Rabelais." On trouve, cité dans la chronologie du second tome de la Pléiade, pg XIX, un texte où il évoque le scandale autour de Lolita : "Je ne saurais intervenir efficacement dans cette polémique. Je n'ai pas lu le volume de Nabokov et je ne pense pas le lire car la longueur du genre romanesque ne sied ni à l'obscurité de mes yeux ni à la brièveté de la vie humaine." La suite est intéressante également : il sauve les Mille et Une Nuits et Orlando Furioso, dont la longueur est essentielle pour permettre au lecteur de se "perdre dans les pages, comme dans un rêve ou une musique", il observe également que pour bien des gens la morale se réduit "à l'aspect sexuel des choses. On ne pense pas qu'un livre puisse être immoral parce qu'il enseigne la cruauté (Hemingway) ou la vanité (Baudelaire)."


Six Problèmes pour Don Isidro Parodi

Ecrites en collaboration avec Adolfo Bioy casares, ces six nouvelles policières sont d'un intérêt inégal pour le lecteur français car la traduction laisse fatalement de côté toute une partie du jeu sur les spécificités linguistiques de l'Argentine. Mais malgré quelques longueurs, elles se lisent plutôt bien et certaines sont même très drôles, en particulier celles qui mettent en scène des littérateurs, comme le Dieu des taureaux :

"Me voici, tel le soleil blessé à l'heure du couchant." José Formento indiqua d'un geste vague une lucarne qui donnait sur le lavabo.

Mme Muñagorri tendit ses bras vers l'enfant qui, armé d'un coutelas et revêtu d'un poncho, courut se cacher dans le giron maternel (...) Muñagorri expliqua que toute l'éducation des enfants tenait dans le précepte de Salomon : épargne le bâton, l'enfant sera pourri. Je suis certain que pour obliger son fils à porter ce costume folklorique il devait mettre ce précepte en pratique (...) Le voyage de retour fut pénible. Aux cahots de ce véritable calvaire s'ajoutaient maintenant les maladresses de l'ivrogne (...) Il fouettait son cheval comme si c'eut été son fils. La voiture était constamment en péril et je craignis plus d'une fois pour ma vie. Quand nous fûmes rentrés à la maison, quelques compresses et la lecture d'un vieux manifeste de Marinetti me remirent d'aplomb.

Ou les Machinations de Sangiacomo :

Le Commandeur, dictateur austère dans ses affaires et brutal comme une presse hydraulique, fut, at home, pour son fils, le plus gracieux des polichinelles.

La mort d'un ami de ce genre est plutôt un débarras, à moins que vous ne désiriez le garder vivant pour lui flanquer une râclée.

Mais la plus drôle est incontestablement la dernière, La Longue Quête de Tai-An, qui offre une parodie totalement délirante de la rhétorique chinoise :

Mais je vous écorche le tympan. Attendre de moi un morceau d'éloquence et quelque mise au point, c'est attendre d'une chenille qu'elle parle avec la gravité du dromadaire, ou même avec toute la fantaisie qu'on peut trouver à une cage à grillons découpée dans du carton et ornée des douze couleurs fondamentales.

Mais la Voûte céleste est plus jalouse que l'homme à qui on vient d'apprendre qu'un de ses voisins a pu se procurer une baguette de bois de santal ou qu'un autre s'est vu doter d'un oeil de marbre.

De même que dans le corps de l'homme la dent ne voit pas, l'oeil ne mord pas et l'ongle ne mastique pas, dans cette entité que par convention nous appelons pays, il n'est pas décent qu'un individu usurpe la fonction d'un autre. L'empereur n'abuse pas de son pouvoir pour balayer les rues ; le forçat n'entre pas en compétition avec le promeneur en allant de droite et de gauche.


Dans un article de 1926, Borges cite ce poème de Fernan Silva Valdes, sur un ouvrier qui soude une voie :

Comme c'est beau,

Venez voir comme c'est beau :

au milieu de la rue est tombée une étoile ;

et un homme masqué

pour voir ce qui est dedans, se brûle à son reflet ...

 

Venez voir comme c'est beau :

au milieu de la rue est tombée une étoile ;

et les gens étonnés

se sont formés en cercle

pour bien la voir mourir, dans l'éclat

de ses derniers soupirs d'azur.

 

Je contemple un prodige

- qui donc peut le nier -

au milieu de la rue

est tombée une étoile.

 

***

"La Jouissance littéraire", article de 1927, souligne que la beauté d'un texte relève souvent largement de son contexte et non d'une beauté absolue et il expose les dangers d'une anthologie qui ne mentionnerait que les textes, sans contexte : "Comment admirer les sonnets de Juan Boscan, si nous ne savons pas qu'ils furent les premiers à être écrits dans notre langue ? Comment supporter ceux d'Un tel ou d'Un tel, si nous ignorons que ces derniers en ont commis beaucoup d'autres, encore plus intimement désastreux, et qu'ils sont de surcroît, amis de l'anthologiste ?"

***

Dans une chronique pour la revue El Hogar (14 octobre 1938) : "On pourrait affirmer que c'est un roman psychologique dans la mesure où ce curieux adjectif ne nous fait pas penser à Paul Bourget (de l'Académie française) mais à Joseph Conrad (de l'Océan Indien)."

***

A propos de la littérature française (article de 1946 sur Apollinaire), Borges souligne sa tendance aux écoles et à la préméditation théorique. "L'Anglais écrit de manière innocente, le Français écrit, lui, en faveur de a, contre b, en fonction de c, en direction de d ... Il se demande (supposons) : quel genre de sonnet doit commettre un jeune athée, de tradition catholique, né et formé dans le Nivernais, mais d'ascendance bretonne, et affilié au Parti communiste depuis 1944 ? Ou, plus techniquement : comment appliquer le vocabulaire et les méthodes des Rougon-Macquart à l'élaboration d'une épopée sur les pêcheurs du Morbihan qui puisse joindre à la ferveur de Fénelon l'abondance bavarde de Rabelais, sans négliger, pour sûr, une interprétation psychanalytique de la figure de Merlin."

***

Une note de la Pléiade au texte "les Ongles", dans l'Auteur, évoque un passage de l'Edda de Snorri que Borges cite dans son texte, mais que je cite dans la traduction, plus détaillée, de Dillmann : "Il adviendra aussi que Naglfar se détachera, le bateau qui est appelé ainsi parce qu'il est fait des ongles des hommes morts - et c'est pour cela qu'il faut prendre garde à ne pas mourir avec des ongles qui n'auraient pas été coupés, car tout homme qui meurt ainsi accroît grandement le matériau nécessaire à la construction de Naglfar, bateau que les dieux et les hommes ne voudraient voir achevé que fort tard."  

 


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