C


John CAGE (1912-1992)

"Si un bruit vous ennuie, écoutez le !"


Italo CALVINO (1923-1985)

Les Villes invisibles, très agréable pour qui aime les géographies imaginaires, plein de trouvailles fascinantes, quelque part entre Borges (celui de Tlön ou celui du Livre des Êtres imaginaires), les Cités obscures, les ethnographies fantaisistes de Michaux,...

Contrairement à ce que peut laisser croire un principe de départ assez austère (illustrer des concepts scientifiques par des récits de fiction), Cosmicomics est une merveille d'humour et de fantaisie.


Albert CAMUS (1913-1960)

Noces est, dans une prose superbe, un permanent appel à se sentir exister.

"Noces à Tipasa" :

"Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile."

"J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais."

'La nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles ; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes."

"... apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre."

"Mais aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir."

"Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre (...) Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon coeur."

"J'avais bien joué mon rôle. J'avais fait mon métier d'homme et d'avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle, mais l'accomplissement ému d'une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d'être heureux."

"Beaucoup affectent l'amour de vivre pour éluder l'amour lui-même. On s'essaie à jouir et à "faire des expériences". Mais c'est une vue de l'esprit. Il faut une rare vocation pour être un jouisseur."

"Le Vent à Djémila"

"Creusé par le milieu, les yeux brûlés, les lèvres craquantes, ma peau se desséchait jusqu'à ne plus être mienne. Par elle, auparavant, je déchiffrais l'écriture du monde. Il y traçait les signes de sa tendresse ou de sa colère, la réchauffant de son souffle d'été ou la mordant de ses dents de givre. Mais si longuement frotté du vent, secoué depuis plus d'une heure, étourdi de résistance, je perdais conscience du dessin que traçait mon corps. Comme le galet verni par les marées, j'étais poli par le vent, usé jusqu'à l'âme."

Il est question aussi quelque part de décorations funéraires assez rocambolesques (déjà à cette époque : les boules de pétanque ou ballons de foot en marbre ne sont donc pas si novateurs) : "Un ahurissant avion de perles, piloté par un ange niais que, sans souci de la logique, on a muni d'une magnifique paire d'ailes."

"L'espoir, au contraire de ce qu'on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, c'est ne pas se résigner."

***

Dans L'Eté ("Le Minotaure"), une évocation souvent assez sarcastique d'Oran.

Le contenu d'une vitrine : "d'affreux modèles en plâtre de pieds torturés, un lot de dessins de Rembrandt "sacrifiés à 150 francs l'un", des "farces-attrapes", des porte-billets tricolores, un pastel du XVIII° siècle, un bourricot mécanique en peluche, des bouteilles d'eau de Provence pour conserver les olives vertes, et une ignoble vierge en bois, au sourire indécent. (Pour que nul n'en ignore, la "direction" a placé à ses pieds un écriteau : "Vierge en bois")"

Les boutiques de photographes exposent "une faune singulière, impossible à rencontrer dans les rues."

Sur l'annonce faite par un cinéma oranais pour "un film de troisième qualité", Camus relève les adjectifs "fastueux", "splendide", "extraordinaire", "prestigieux", "bouleversant" et "formidable". Plutôt que l'exagération méridionale, il y voit une preuve de finesse psychologique : "Il s'agit de vaincre l'indifférence et l'apathie profonde qu'on ressent dans ce pays dès qu'il s'agit de choisir entre deux spectacles, deux métiers et, souvent même, deux femmes."

Une salle de boxe : "Au fond de la salle s'ouvre un vaste espace libre nommé promenoir, en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui s'y trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer de graves accidents."

La Maison du Colon : "Les Oranais ont médité d'y bâtir, dans le sable et la chaux, une image convaincante de leurs vertus (...) Si l'on en juge par l'édifice, ces vertus sont au nombre de trois : la hardiesse dans le goût, l'amour de la violence et le sens des synthèses historiques. L'Egypte, Byzance et Munich ont collaboré à la délicate construction d'une pâtisserie figurant une énorme coupe renversée. Des pierres multicolores, du plus vigoureux effet, sont venues encadrer le toit. La vivacité de ces mosaïques est si persuasive qu'au premier abord on ne voit rien, qu'un éblouissement informe. Mais de plus près, et l'attention éveillée, on voit qu'elles ont un sens : un gracieux colon, à noeud papillon et à casque de liège blanc, y reçoit l'hommage d'un cortège d'esclaves vêtus à l'antique (une autre qualité de la race algérienne est, on le voit, la franchise)."

"Retour à Tipasa" :

"Le soir, dans les cafés violemment éclairés où je me réfugiais, je lisais mon âge sur des visages que je reconnaissais sans pouvoir les nommer. Je savais seulement que ceux-là avaient été jeunes avec moi, et qu'ils ne l'étaient plus."

"Le renoncement à la beauté et au bonheur sensuel qui lui est attaché, le service exclusif du malheur, demande une grandeur qui me manque. Mais, après tout, rien n'est vrai qui force à exclure. La beauté isolée finit par grimacer, la justice solitaire finit par opprimer. Qui veut servir l'une à l'exclusion de l'autre ne sert personne ni lui-même, et, finalement, sert deux fois l'injustice. Un jour vient où, à force de raideur, plus rien n'émerveille, tout est connu, la vie se passe à recommencer. C'est le temps de l'exil, de la vie sèche, des âmes mortes. Pour revivre, il faut une grâce, l'oubli de soi ou une patrie." (NB : "patrie", parce que Camus revient à Tipasa après des années)

"Il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer."

"La mer au plus près", très beau texte.


Laurent CANTET (né en 1961)

J'avais déjà beaucoup apprécié l'excellent et indispensable Ressources humaines, mais Cantet est d'autant plus formidable que, malgré mes a prioris contre François Bégaudeau, j'ai trouvé son Entre les murs formidable. Le film est passionnant, et impeccablement interprété, y compris par Bégaudeau..


Pierre CARLES (né en 1962)

Auteur déjà, lorsqu'il travaillait avec Bernard Rapp, d'amusants reportages décortiquant cruellement des images politiques sur ce ton faussement naïf qui lui est propre, Pierre Carles, en accentuant sa critique de la politique et des médias, a fini par être indésirable à la télé. C'est ce que relate plus ou moins son film Pas vu, pas pris, histoire d'un documentaire sur la collusion entre journalistes et politiques, commandé puis refusé par Canal+ suite aux pressions de divers journalistes s'estimant piégés par Carles. Le plus intéressant n'est d'ailleurs pas tant le film initial (réactions embarrassées de journalistes face à des images au fond moins scandaleuses en elles-mêmes que pour ce qu'elles révèlent), que l'histoire de sa censure et surtout ses suites. En effet, Pierre Carles ayant dénoncé la censure de Canal+ et ayant fait diffuser son film autrement, la chaîne, dont l'image d'impertinence et de liberté en a pris un coup, essaie de rattraper le coup en chargeant Karl Zéro d'engager l'emmerdeur sur l'air de "c'est ta façon de faire qu'ils n'ont pas apprécié à Canal, mais dans mon émission tu pourras tout faire". Cette dernière partie est délectable, on y voit Karl Zéro reculer peu à peu face aux projets brûlants que lui propose Pierre Carles d'un air innocent, renoncer à le diffuser en prétextant que c'est la direction qui s'y oppose (mais à part ça, dans son émission, la liberté est totale), expliquer gentiment qu'il est en train de lui donner l'occasion de rentrer dans le système pour mieux faire passer ses idées, mais que pour ça il lui faut mettre de l'eau dans son vin et enfin, pour que ça ne ressemble pas une nouvelle fois à de la censure, essayer de lui refourguer un sujet moins chaud, c'est le cas de le dire :

- Parce que, sinon, qu'est-ce que tu penses de Jean-Edern Hallier ?

- Ben il est mort. J'en pense qu'il est mort.

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Attention, danger travail est également un film à la fois drôle et percutant, produit tant bien que mal, qui mérite le détour et aborde la question du travail sous un angle qui avait été largement négligé depuis Paul Lafargue.

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Notons au passage que Pierre Carles a le chic pour aller surprendre à l'Université d'été du MEDEF des connards "de gauche" qui pensaient venir incognito. C'est le cas de Claude Allègre dans Attention Danger Travail, de Philippe Val dans Val est vénère. Dans le second cas, comme l'acolyte de Carles, en pleine conférence de presse, demande "naïvement" à Val ce qu'il fait là, une MEDEFienne compatissante, pensant lui rendre service, souffle à Val cette réponse connivente : "Mais t'es un patron, toi aussi, après tout !"


Marcel CARNE (1906-1996)

Drôle de drame

On peut le revoir indéfiniment. A noter l'évêque Jouvet se déguisant en écossais pour passer incognito.


Louis-Ferdinand CELINE (1894-1961)

"Le rôle de paillasson admiratif est à peu près le seul dans lequel on se tolère d'humain à humain avec quelque plaisir."

 

Je préfère le style de la trilogie de l'exil, mais c'est toujours un plaisir (parfois râpeux, certes, parfois teinté de dégoût) de replonger dans l'écriture de Céline. Qu'il raconte à peu près n'importe quoi (quelques passages fastidieux tout de même ça et là dans ses romans), on se laisse porter par ce style, ce rythme. Quant au contenu, souvent instructif par la justesse de l'observation, il est en revanche souvent stupide dans les jugements portés. Mais souvent drôle également.

Est-ce que tout est bon, stylistiquement, même les pamphlets ? Pour le peu que j'en connais, ceux-ci sont indigestes. Il y a pourtant bien toujours des trouvailles, ce même sens de la langue, mais tellement alourdis par la haine qui s'y donne libre cours qu'ils en deviennent impropres à la consommation. C'est d'ailleurs exactement ce qui a fini par arriver à Dieudonné : son talent comique était indéniable à l'origine et on en retrouve encore parfois quelques éclats, mais la haine le rend absurde et incomestible, l'humour et la haine (la haine stupide : je ne parle pas de la colère) sont incompatibles. Dans les pamphlets, Céline se lâche, et il gâche tout. Dans ses romans, même dans cette formidable trilogie post-collabo, il ruse avec sa propre connerie, la tient à peu près à distance pour rester lisible (et publiable), et ça fonctionne, l'écriture fonctionne, même si on méprise l'individu.

 

Casse-pipe

Un passage savoureux avec le mot de passe oublié et les solutions bancales de Le Meheu.

Un autre pas savoureux du tout, interminable et assez confus, mais qui finit par être drôle à force d'outrance, dans lequel les personnages, pour se cacher, se retrouvent plus ou moins plongés dans les excréments des chevaux.

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Guignol's Band

Quand on n'est sympathique ni idéologiquement, ni moralement, il faut bien donner quelque chose au lecteur en compensation. Ici, le narrateur est particulièrement antipathique et, en retour, sur 700 pages, on ne retient guère que quelques passages ou formules drôles et quelques passages "sonores" (qui ne sont d'ailleurs pas sans évoquer une imitation approximative de Finnegans Wake, sorti quelques années plus tôt ...)

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D'un Château l'autre

Tout le début sur l'époque présente, jusqu'à l'hallucination de La Publique, est assez pénible, mais la suite (Siegmaringen) est beaucoup plus intéressante et contient de grands moments, si l'on excepte les passages où Céline se laisse de nouveau aller à geindre sur le sort des collabos (et sur le sien en particulier).

"Quand je regarde les prix !... le prix d'un complet par exemple ! (...) j'aurais de quoi moi subsister, oeuvrer, regarder la Seine, aller dans deux ou trois musées, payer le téléphone, pendant mettons au moins un an !... c'est que des fous maintenant qui s'habillent !..." (14)

"l'âge aussi, je répète mon âge ... 1894 !... je rabâche ?... je gâtouille ?... j'ai le droit !... tous les gens qui sont de l'autre siècle ont le droit de rabâcher !... et Dieu ! de se plaindre !... de trouver tout tocard et con !" (15)

"Je voudrais voir un peu Louis XIV avec un "assuré social" !... il verrait si l'Etat c'est lui !..." (87)

Racontant que certains ministres réfugiés à Siegmarigen lui ont un jour demandé de diagnostiquer la tuberculose chez un de leurs collègues pour s'en débarrasser, Céline écrit, semble-t-il sans rire : "Oh ! je refusai !... je marche jamais dans les histoires louches ..." (369)

La pâtisserie de Siegmaringen : "de ces ersatz terribles !... petits fours à se casser les dents ... noix de coco et maniocs grillés ... de ces friandises pour crocodiles !" (392)

A propos de tueurs se faisant donner des conférences : "oh ! auditoires très attentifs, jamais un mot ! on chahute au Collège de France, au Lycée Louis-le-Grand ... un truc à puceaux, les chahuts !... puceaux jeunes et vieux ... les spécialistes des carotides sont pas énergumènes du tout ..." (394)

Une délégation de ministres doit remonter vers le Nord dans un wagon de luxe jadis construit pour un voyage du Shah : "je sais pas si vous arriverez, mais vous aurez eu du confort !" (402)

En fait de confort, menés par une locomotive poussive, affamés et trop peu vêtus, ils ont de plus en plus froid, finissent par déchirer les rideaux et les tapis pour s'en couvrir, dénichent même sous un sofa vingt coupes de mousseline violette dont ils s'enrobent : "ils sont contents de leur "modèle", la façon qu'ils se boudinent, façonnent ... qu'ils se cintrent avec des cordelières (...) ils vont débarquer comme ça, violet-parme cintrés ?" (409)

Nord

Si D'un Château l'autre est très inégal, Nord est en revanche passionnant de bout en bout, peut-être même plus que le Voyage, même à la deuxième lecture. Difficile d'expliquer une telle réussite : les personnages ne sont absolument pas sympathiques, le récit est parfois sans intérêt, en tous cas souvent confus, et tout cela baigne dans une idéologie (même si le terme n'est pas très pertinent concernant Céline) pour le moins nauséabonde. Pourtant, ça fonctionne. La mélopée du style, traversée de fulgurances, cette capacité à mettre en lumière l'incongru, le grotesque, l'extraordinaire,... Et peut-être aussi cette confusion, qui rappelle Kafka, avec cette rapidité paranoïaque à renverser radicalement l'interprétation d'un fait.

Description étonnante et fantastique de Berlin en ruines, avec ses maisons réduites à leur façade, avec ses tas de briques et de tuiles bien empilées devant chaque maison, avec ce grand magasin dont les escaliers sont détruits et où les clients passent d'un étage à l'autre par des échelles ou des escabeaux,... Il y a plus loin "un étage, une maison en face, comme suspendu entre les colonnes de l'immeuble... en hamac... les étages au-dessus et au-dessous existent plus... souffflés !..." (73)

Le flic berlinois qui exige de nouvelles photos : "Il compare nos tronches ... pas content du tout ! non !... ça, vous ?... jamais !... ni moi, ni Lili, ni La Vigue !... pas ressemblants ! (...) Il est peut-être aussi, sans doute, en cheville avec cette baraque (le "Photomaton", en face) ?... c'est en tous cas sa manie de pas trouver personne ressemblant ... la preuve : le couple là ! (...) le maniaque à lorgnon les trouvait pas ressemblants non plus ..." (56)

Et les épisodes saugrenus se succèdent. Dans le métro, pris pour des parachutistes, assaillis par des dizaines d'Hitlerjugend, sauvés par un français qui passe par là, "Vous êtes cons de vous occuper d'eux ! baffes dans la gueule !", et qui rentre dans le tas, "comme il dompte tout ça, Picpus !... tout le quai !... comme il y va !... et à la beigne !... coups de pieds aux miches !... "petits enculés !" qu'il les traite ..." (92)

Plus tard, de nuit, le chat Bébert qui fugue et sa maîtresse qui le cherche avec une lampe torche, déclenchent un vaste bordel, alerte aérienne, coups de feu,... Leur hôte, le colonel Harras, éclate de rire comme à son habitude : "Tout à fait idiots nos milices !... s'ils ont eu peur de Madame !... et du chat !... eux qui ont alerté la flach ! (...) Toute idiote aussi notre flach ! (...) ils devraient illuminer les trous ! par ici !... par ici !... il n'est pas au ciel Bébert !... n'est-ce pas ? il est sous les briques !" (107)

"Quand elle a fini d'être môme, l'humanité tourne funèbre, le cinéma y change rien ... au contraire ... de quoi elle serait gaie ?... il faut être alcoolique fini pour trouver que la route est drôle." (149)

"sitôt qu'ils peuvent c'est bien simple tous les gens vous font perdre des heures, des mois ... vous leur servez comme de fronton à faire rebondir leurs conneries." (222)

"et le troupeau d'oies ... elles nous connaissent, on les ennuie, elles battent plus des ailes, elles traversent lentement la chaussée ... même pour les oies y a heure pour tout, mettons pour le Capitole, les barbares seraient revenus vingt fois, elles les auraient même plus regardés ... Priape, si effarant pour les fillettes ... fait bâiller les mères de famille ..." (490)

Rigodon

Troisième volet moins intéressant et moins fort que Nord. Quelques nouvelles grandes scènes de cataclysmes toutefois, en particulier la description des ruines de Hanovre, avec leurs flammes multicolores persistantes, celle d'une locomotive retournée sur le dos au sommet d'une montagne de feraille. ou celle d'une immense cloche de glaise avec une épicerie à l'intérieur.

Puis, à Copenhague : "mais ce qu'aurait voulu Lili c'est qu'on aille d'abord et tout de suite au "Groenland" le magasin juste à côté ... elle avait vu en vitrine de ces costumes en peaux de phoque, avec hautes bottes, et brodés toutes les couleurs qu'étaient des merveilles, d'ailleurs les derniers qu'ils ont eus ... après ça a été comme le reste ... les Groenlandais se sont habillés comme tout le monde, mi-bureaucrates, mi-plombiers ..."

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Féerie pour une autre fois

C'est un des exemples les plus frappants de l'association paradoxale de la force du style de Céline et de l'abjection de sa personne et de sa pensée. Sa façon d'amplifier jusqu'à l'épique la manière dont son collaborationnisme lui est revenu en pleine gueule, de se poser en victime absolue, tout en feignant d'ignorer les abominations qu'il a cautionnées, ou en les minimisant, tout cela est parfaitement répugnant, mais exprimé avec une fièvre et un délire d'expression qui emportent tout de même le lecteur, même si l'admiration reste limitée à la forme. On peut même considérer qu'au fond ce style grandiloquent et grand-guinolesque, ces jérémiades hyperboliques et perpétuelles, ne pouvaient convenir qu'à quelqu'un comme Céline. Les rescapés de véritables abominations témoignent avec décence et dignité. Ce style hystérique ne pouvait convenir qu'à un histrion cherchant à camoufler son infamie et à renverser les rôles. Tous ces excès ne sont supportables que parce qu'ils sont l'instrument d'une mauvaise foi tellement abyssale qu'elle en devient presque drôle : certainement pas sympathique, mais drôle, oui. Risible. Et il serait injuste de croire que Céline n'avait pas en grande partie conscience de ce ridicule, conscience de jouer (avec talent) les pitres pour faire un peu oublier ses saloperies. Cette façon inattendue de faire de la musique à partir de ce qu'on a de moins reluisant fait en quelque sorte de lui une sorte de pétomane littéraire.

***

Gerard Manley Hopkins, poète anglais et jésuite : outre la force des textes qui fait passer sur leur "idéologie" (ici religieuse), d'autres éléments peuvent faire penser à Céline, ce côté brutal, martelé, imprécatoire.


Nuri Bilge CEYLAN (né en 1959)

Réalisateur (turc) de films longs, lents, délicieusement ennuyeux (à la façon des meilleurs Antonioni) et superbes.

Il était une fois en Anatolie évoque assez le fabuleux Le Vent nous emportera de Kiarostami, quoique celui-ci soit un peu plus vif.

Winter Sleep est magnifique à tous points de vue et pas ennuyeux malgré ses 3h15. Le contenu, ses agressions, manipulations et petites cruautés, n'est pourtant pas toujours agréable et rappelle (en moins hystérique) certains films de Bergman.

 


Claude CHABROL (1930-2010)

J'ai tendance à juger que les films de Chabrol (que je trouve en lui-même profondément sympathique lorsqu'il s'exprime en interview ou autre) sont tous un peu ternes, sarcastiques certes mais toujours de la même manière, intelligents mais sans rien qui mérite vraiment le détour. J'en ai vu peu, sans doute pas les meilleurs, je me trompe peut-être.

Les Noces rouges méritent toutefois particulièrement le détour, avec Piéplu en politicien cocu et complaisant, et surtout avec une amusante scène de conseil municipal au cours de laquelle un conseiller signale que des jeunes squattent régulièrement le château : on retrouve des mégots partout, les draps défaits,... Or on vient de voir à la scène précédente la femme du maire (Stéphane Audran) et son amant l'adjoint au maire Piccoli, en train de se faire une petite fiesta dans ledit château après la fin des visites. Piccoli juge bon, en plus de faire l'innocent, de tempérer les accusations :

- Mais pourquoi pensez-vous que ce sont des jeunes ?

- Ben qui d'autre voulez-vous que ce soit ? C'est pas vous quand même !

Autre film majeur et passionnant, L'Oeil de Vichy, montage de documents d'époque, dans lequel on découvrira sans grande surprise que l'ordure collaborationniste Doriot a la même tête de c.. que Claude Allègre (et réciproquement). On y appréciera la gestuelle et les intonations souvent grotesques des orateurs du temps, et on y entendra de bien belles phrases prononcées lors d'une convention du fan-club de la Légion des Volontaires Français (volontaires pour aller combattre sur le front russe avec l'armée du III° Reich). Tout d'abord, l'aumônier de cette illustre corporation se lance dans une belle tirade qui se veut sans doute digne de Chateaubriand et qui n'est qu'à peine digne de Villepin :

- C'est un beau mystère, une chanson de geste, qu'écrivent nos gars, à la pointe de leur baïonnette, avec l'encre de leur sang, sur cette immense page blanche de la neigeuse steppe russe.

Une prose pseudo-poétique à mi-chemin entre la guimauve et le vomi.

Arrive ensuite un autre type, je crois bien que c'est encore Claude Allègre, mais on le voit de plus loin. Il se lance dans une harangue destinée à faire honte aux jeunes qui n'ont pas encore rejoint les rangs de la LVF, et il a cette phrase sublime :

- Ne sait-elle pas, notre jeunesse, que si elle ne combat pas, la jeunesse d'Europe qui donne son sang à flots sur le front de l'Est n'aura que mépris pour elle ? Avoir vingt ans, vivre à l'époque la plus grandiose de l'histoire humaine, et faire le zazou physiquement et moralement : quelle décrépitude et quelle déchéance !


Sébastien-Roch Nicolas de CHAMFORT (1740-1794)

"Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s’aperçoit qu’il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie à mesure qu’elle s’écoule."

"Il faut absolument diriger sa vue vers le côté plaisant, et s’accoutumer à ne regarder l’homme que comme un pantin et la société comme la planche sur laquelle il saute. Dès lors, tout change: l’esprit des différents états, la vanité particulière à chacun d’eux, ses différentes nuances dans les individus, les friponneries, etc., tout devient divertissant, et on conserve sa santé."

"Supposons qu'on eût employé, pour éclairer les dernières classes, le quart du temps et des soins qu'on a mis à les abrutir (...) Supposez qu'au lieu de leur prêcher cette doctrine de patience, de souffrance, d'abnégation de soi-même et d'avilissement, si commode aux usurpateurs, on eût prêché celle de connaître leurs droits et le devoir de les défendre, on eût vu que la nature, qui a formé les hommes pour la société, leur a donné tout le bon sens nécessaire pour former une société raisonnable."

***

Chamfort raconte par ailleurs cette anecdote : On faisait une quête à l'Académie française ; il manquait un écu de six francs ou un louis d'or ; un des membres, connu pour son avarice, fut soupçonné de n'avoir pas contribué. Il soutint qu'il avait mis ; celui qui faisait la collecte dit : "Je ne l'ai pas vu, mais je le crois." M. de Fontenelle termina la discussion en disant : "Je l'ai vu, moi, mais je ne le crois pas."


Charlie CHAPLIN (1889-1977)

Il paraît que Chaplin manipulait entièrement lui-même la "machine à nourrir", dans Les Temps modernes. Revoir la scène en sachant cela est encore plus impressionnant.

Chabrol estime que L'Opinion publique de Chaplin est le seul film au monde où tout le monde se comporte intelligemment. Il exagère un peu. Pas "tout le monde" (sans quoi il n'y aurait pas d'histoire), et sûrement pas la folle furieuse qui utilise un saxophone comme cendrier !


LES CHARLOTS

Certains critiques parlent de poujadisme à propos du Grand Bazar. C'est faire bien de l'honneur à Claude Zidi et aux Charlots que de leur prêter une intention idéologique (*). A ce compte, Les Fous du Stade sont un brûlot antinazi conçu comme une réponse aux Dieux du Stade de Leni Riefenstahl.

Au mieux peut-on dire que, comme le poujadisme, Le Grand Bazar n'est pas le fruit d'une réflexion politique digne de ce nom, mais simplement de quelques réactions de Café du Commerce, lesquelles réactions, pour être insuffisantes en termes d'analyse politique, ne sont pas pour autant nécessairement toujours absurdes. Il n'est pas absurde, par exemple, de préférer avoir affaire au quotidien à des commerçants de proximité sympathiques (lorsqu'ils le sont) plutôt qu'à des grandes surfaces : or, Le Grand Bazar ne dit rien de plus (et c'est déjà beaucoup pour un film des Charlots). On peut certes préférer l'abolition de la propriété privée et les magasins d'Etat, mais je ne crois pas que ce soit le sujet du film. Faute de cela, on peut légitimement regretter le commerce privé à taille humaine et déplorer son remplacement par les multinationales de la grande distribution.

(*) : S'il y a un film de Zidi qui véhicule (consciemment ?) une idéologie, et bien plus nauséabonde encore que celle qu'on prête au Grand Bazar, c'est plutôt ses Ripoux, dont l'immense succès public en son temps me laisse encore perplexe.

L'esthétique des CHARLOTS

Les Charlots (Gérard Rinaldi, Gérard Filipelli, Jean Sarrus, Jean-Guy Fechner + Luis Rego dans les débuts), à l'origine musiciens d'Antoine (le type qui affronta Johnny Halliday par chansons interposées jadis et qui l'affronte aujourd'hui par lunettes interposées), devinrent dans les années 70 un phénomène populaire, alternant comédies pataudes et chansons saugrenues (dont certaines, comme Merci Patron, méritent peut-être encore qu'on s'en souvienne). Pas aussi radicalement nuls que les films d'un Max Pécas, ceux des Charlots sont tout de même extrêmement inégaux : la mise en scène, le scénario, le jeu d'acteurs, tout y relève d'un dilettantisme qui peut éventuellement susciter la sympathie. Au milieu d'un fatras consternant, l'explorateur indulgent tombera parfois sur quelques gags originaux, voire surréalistes, tels qu'une voiture rouge vif (ou vert pomme) de manège s'échappant sur la chaussée avec des Charlots à son bord et poursuivie par un avion vert pomme (ou rouge vif) échappé du même manège avec à son bord l'odieux sergent chauve lancé à leur poursuite. Il va sans dire qu'un film des Charlots (du moins parmi les plus acceptables, et pour cela on évitera - au moins - tous leurs films postérieurs à la première élection de François Mitterrand) est également un moyen de se plonger dans l'atmosphère raffinée des seventies (pantalons à pattes d'éph, couleurs audacieuses, etc.), pour ceux qui ont connu ces temps étranges, ou pour les grands névrosés qui regrettent de ne pas les avoir connus.

Le saviez-vous ? : Jean Sarrus est le seul des Charlots à ressembler un peu, sous certains angles, à David Bowie, et sous les autres angles pas du tout.

Nous dédierons donc cette section à l'éloge raisonné de ce que nous appellerons de façon un peu approximative l'esthétique des Charlots.

ESSAI DE DEFINITION D'UNE ESTHETIQUE DES CHARLOTS

IMAGE : couleurs pimpantes naturelles (elles ne sont jamais dues à un travail sur l'éclairage ou la pellicule, mais simplement au fait que les personnages sont vêtus ainsi : en général, les couleurs des vêtements sont en fort contraste avec le décor urbain)

INTERPRETATION : jeu d'acteur très approximatif, en particulier chez les seconds rôles.

SCENARIO : étique et incomplet. Certains éléments surgissent sans que les scénaristes aient jugé nécessaire d'en donner une explication. Les motivations des personnages sont particulièrement floues.

Help

Le film de Richard Lester, avec les Beatles, se présente un peu comme un mixte entre les Monty Python (pour l'humour saugrenu) et les Charlots (pour la mise en scène et le jeu d'acteurs), quoique le film soit antérieur à ces deux formations comiques.

La Fureur du Dragon

Ce film de Bruce Lee, après un générique plutôt présentable, tourne immédiatement, combats mis à part, au n'importe quoi laborieux. Bonne illustration de ce que nous disions plus haut sur le scénario dans l'esthétique "Charlots". Personne ne comprendra jamais pourquoi une bande de malfrats romains est prête à tous les crimes pour racheter un restaurant chinois, ni pourquoi le lieutenant du chef de la mafia est un vieux japonais fourbe aux costumes incroyablements kitschs, ni des tas d'autres choses totalement incohérentes ou invraisemblables.

On notera un combat au nunchaku contre une bande de seconds rôles aux physiques et aux frusques tout droit sortis de chez les Charlots. A un moment, un grand type en chemise vert pomme, qui en a pourtant déjà pris plein la cafetière, se relève derrière Bruce Lee et, histoire de bien profiter de l'effet de surprise, arrive vers lui en criant "Laissez le moi !". Il va sans dire qu'il rejoint le tapis aussi sec. Cette façon de privilégier le gag (même pauvre, si tant est qu'il y en ait ici des riches) au détriment de tout réalisme est également un trait essentiel de l'esthétique Charlots.

Buddha's Palm

Joyeux navet asiatique plein d'effets spéciaux minables et de personnages improbables, dont un méchant qui peut allonger un de ses pieds très très loin pour coller sa semelle sur la tronche de n'importe quel adversaire se croyant hors d'atteinte. Esthétique des Charlots indéniable, navet indiscutable, mais extrêmement agréable à regarder pour toutes ces raisons.

Okita le pourfendeur

Ce film de Fukasaku n'est pas inintéressant, mais les comparses du héros ont des looks qui évoquent les Charlots. Lorsqu'ils se mettent à courir après chaque mauvais coup, on croirait assister à une poursuite dans les Bidasses en folie, alors que ce n'est pas du tout (j'ose le croire) l'effet recherché. Dans le rôle d'un chef yakuza plutôt sympathique, Noboru Ando, un élégant bonhomme qui semble mal choisi pour un tel rôle, mais qui se trouve avoir été un véritable chef de gang qui s'est reconverti dans le cinéma. Une sorte d'André Pousse nippon, quoi.

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D'autres dérives cinématographiques sont signalées dans la rubrique NAVETS.

 


François-René de CHATEAUBRIAND (1768-1848)

 

Mémoires d'Outre-tombe

Cherchant s'il y avait un passage concernant Cambronne à Waterloo, je feuillette rapidement les volumes . Rien sur Cambronne, mais le phénomène est incroyable : on ouvre ce livre à n'importe quelle page, on lit quelques mots absolument au hasard et aussitôt on est happé, on a envie de poursuivre la lecture. C'est vraiment un sommet de la prose poétique et il faudra attendre Proust pour égaler cela.

 

Itinéraire de Paris à Jérusalem

Chateaubriand, l'affabulateur absolu ! Aussi admirable comme poète que comme guignol.

Ayant lu quelque part qu'on n'avait trouvé à Corinthe "que deux chapiteaux corinthiens" (l'auteur voulant dire : "que deux colonnes appartenant à l'ordre corinthien"), il déclare, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, en parlant de sa visite à Corinthe (où il n'a évidemment pas mis les pieds) qu'on n'y a retrouvé aucun vestige antique, à l'exception de deux colonnes. Quelle andouille !

Il raconte aussi comment des paysans grecs sollicitent son avis concernant une femme malade, supposant que "tous les Francs" sont plus ou moins médecins. Le naturel avec lequel il prodigue ses conseils comme s'il était compétent (et l'absence de complexes avec laquelle il raconte la scène, n'ayant visiblement aucun doute sur la valeur de ses prescriptions) est proprement sidérant : "on l'avait nourrie de raisin : j'approuvai le régime." Il conclut sur ces phrases assez représentatives de cet olibrius capable de faire rêver et ricaner tout à la fois : "Mais qu'importe, si j'ai ajouté à Mégare une personne de plus à celles qui peuvent me souhaiter un peu de bien dans les différentes parties du monde où j'ai erré. C'est un privilège du voyageur, de laisser après lui beaucoup de souvenirs, et de vivre dans le coeur des étrangers quelquefois plus longtemps que dans la mémoire de ses amis."

Magnifique ! Et grotesque ! Il en fait des tonnes.

Mais plus loin, rien à redire :

"Et la citadelle de Corinthe, renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu."

Argh ! C'est trop beau : allez, je mets le passage complet :

"Il faut maintenant se figurer tout cet espace tantôt nu et couvert d'une bruyère jaune, tantôt coupé par des bouquets d'oliviers, par des carrés d'orge, par des sillons de vignes ; il faut se représenter des fûts de colonnes et des bouts de ruines anciennes et modernes sortant du milieu de ces cultures ; des murs blanchis et des clôtures de jardins traversant les champs : il faut répandre dans la campagne des Albanaises ...

(il faut répandre dans la campagne des Albanaises !!!)

... il faut répandre dans la campagne des Albanaises qui tirent de l'eau ou qui lavent à des puits les robes des Turcs ; des paysans qui vont et viennent, conduisant des ânes ou portant sur leur dos des provisions à la ville ; il faut supposer toutes ces montagnes dont les noms sont si beaux, toutes ces ruines si célèbres, toutes ces îles, toutes ces mers non moins fameuses éclairées d'une lumière éclatante. J'ai vu, du haut de l'Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette ; les corneilles, qui nichent autour de la citadelle mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l'ombre le long des flancs de l'Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles : Athènes, l'Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d'un rayon d'or, s'animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière : et la citadelle de Corinthe, renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu ."

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Le contexte de l'écriture de cet Itinéraire est assez rocambolesque en lui-même puisqu'il semblerait qu'il se soit agi essentiellement d'un prétexte pour aller retrouver en Espagne sa maîtresse, Natalie de Noailles. Ne pouvant aller en Espagne (où il n'avait absolument aucune raison avouable d'aller) sans éveiller la suspicion de Mme de Chateaubriand, notre ami s'est dit : "je suis en train d'écrire Les Martyrs, dont l'action se déroule en partie en Grèce et en Orient ; j'ai qu'à dire à ma femme que je vais faire un voyage là-bas pour voir à quoi ça ressemble !", avec l'intention de traverser aussi vite que possible la Grèce, Jérusalem, l'Egypte, et de faire le tour de la Méditerranée en revenant donc par l'Espagne où se trouverait encore sa gourgandine en vacances prolongées. Voilà pour les raisons véritables et saugrenues de ce périple. Mais bien entendu, quand on lit le texte, et la façon dont il présente son projet de voyage, c'est une toute autre chanson, à base de pieux pélerinage et de découverte culturelle. Quel magnifique Tartuffe !

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Chateaubriand est tombé sur un os avec le Dr Avramiotti, qui le reçut à Argos et qui se jugea traité de façon assez cavalière dans le passage de l'Itinéraire le concernant. Entre autres choses, Chateaubriand le présente comme un italien exilé alors qu'il est grec : évidemment, le lecteur s'en fout à peu près autant que Chateaubriand, mais ça a énervé Avramiotti, et c'est tant mieux car il s'est mis à publier des articles vengeurs pour dénoncer et ridiculiser toutes les impostures grecques de Chateaubriand, ce qui obligea celui-ci, dans l'édition suivante, à modifier certaines phrases, comme celle où il prétendait benoîtement avoir, lors de sa visite au pas de course, "fixé le véritable emplacement des ruines de Sparte et découvert le tombeau de Clytemnestre." Bien sûr, à Paris et à l'époque, tout le monde était prêt à gober ça et à s'extasier devant le génie archéologique de Chateaubriand, mais le teigneux Avramiotti a tout foutu en l'air.

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"Rien ne serait agréable comme l'histoire naturelle, si on la rattachait toujours à l'histoire des hommes : on aimerait à voir les oiseaux voyageurs quitter les peuplades ignorées de l'Atlantique, pour visiter les peuples fameux de l'Eurotas et du Céphise. La Providence, afin de confondre notre vanité, a permis que les animaux connussent avant l'homme la véritable étendue du séjour de l'homme ; et tel oiseau américain attirait peut-être l'attention d'Aristote dans les fleuves de la Grèce, lorsque le philosophe ne soupçonnait même pas l'existence d'un monde nouveau." (Folio, pg 98)

Sur les ruines de Sparte : "Quand je vis ce désert, aucune plante n'en décorait les débris, aucun oiseau, aucun insecte ne les animait, hors des millions de lézards qui montaient et descendaient sans bruit le long des murs brûlants." (133)

135 : "Si je hais les moeurs des Spartiates, je ne méconnais pas la grandeur d'un peuple libre, et je n'ai point foulé sans émotion sa noble poussière. Un seul fait suffit à la gloire de ce peuple : quand Néron visita la Grèce, il n'osa entrer dans Lacédémone. Quel magnifique éloge de cette cité !" Tout le passage concernant Sparte (pgs 130 à 140) est superbe. Journée solitaire passée à flâner parmi les rares vestiges d'une grande ville disparue. "De pareilles journées font ensuite supporter patiemment beaucoup de malheurs, et rendent surtout indifférent à bien des spectacles."

143 : "... et nous passâmes le reste de la nuit avec eux sur un fumier de brebis, lieu le moins sale et le moins humide que nous pûmes trouver."

153, traversant l'isthme de Corinthe : "J'arrêtais souvent mon cheval au milieu des pins, des lauriers et des myrtes, pour regarder en arrière. Je contemplais tristement les deux mers, surtout celle qui s'étendait au couchant, et qui semblait me tenter par les souvenirs de la France."


CHAVAL (1915-1968)

Philippe Meyer cite ce début d'une réécriture de Madame Bovary, dans Les Gros Chiens : "Madame Bovary n'avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres ; elle les perdait les unes après les autres."


Emil Michel CIORAN (1911-1995)

"Il y a dans le fait de naître une telle absence de nécessité que lorsqu'on y songe un peu plus que de coutume, faute de savoir comment réagir, on s'arrête à un sourire niais."

"Les sources d'un écrivain, ce sont ses hontes ; celui qui n'en découvre pas en soi, ou s'y dérobe, est voué au plagiat ou à la critique."

"Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter."

"Exister serait une entreprise totalement impraticable si l'on cessait d'accorder de l'importance à ce qui n'en a pas."

"Ce matin, après avoir entendu un astronome parler de milliards de soleils, j'ai renoncé à faire ma toilette. A quoi bon se laver encore ?"

"Tant la solitude me comble que le moindre rendez-vous m'est une crucifixion."

"Il est incroyable que la perspective d'avoir une biographie n'ait fait renoncer personne à avoir une vie."

"Au zoo, toutes les bêtes ont une tenue décente, hormis les singes : on sent que l'homme n'est pas loin."

"Si j'avais un enfant, ma connaissance intuitive de l'avenir est telle que je l'étrangerais à la minute."

"A tel point le doute sur soi travaille les êtres, que pour y remédier, ils ont inventé l'Amour, pacte tacite entre deux malheureux pour se surestimer, pour se louanger sans vergogne."

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Aujourd'hui, face à un Cioran, il va sans dire que l'on conseillerait immédiatement les antidépresseurs, pour recommencer à voir les choses "normalement" et ce n'est sans doute pas un conseil absurde si l'on considère que le but de chacun devrait être de vivre sa vie aussi agréablement que possible. A condition d'avoir pour celui qui, comme Cioran, ne veut pas "guérir" le respect dû à celui qui explore héroïquement à notre place des gouffres terrifiants. Le cartographe qui s'enfonce dans une région dangereuse et inconnue, ou même le type qui escalade une montagne particulièrement dangereuse pour son seul plaisir méritent qu'on respecte leur choix.

Certes, nul ne songerait à donner des antidépresseurs à un alpiniste ou à un cartographe (sans parler des astronautes). Pas besoin. Il leur suffit de rester bien au chaud chez eux et de laisser à d'autres (s'il y a des candidats) ce genre de folies. Mais il y a des gens qui préfèrent courir le risque et "plonger au fond du gouffre". Notons bien que sans eux et si l'on avait pu placer à temps sous antidépresseur nos ancêtres primates, nous vivrions encore dans les arbres.

 


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