LE GENIE DU MAL

 


1) Fantômas, figure satanique

2) Le roi des souterrains enfers : lieux et comparses

3) Mal gratuit, torture et sadisme

4) Génie criminel et substitut "laïc" du diable

5) La Figure du génie du Mal en littérature

6) La dimension sexuelle du Mal

7) Ordre ou révolte ?


1) Fantômas, figure satanique

Evoquer conjointement Fantômas et la Bible, c’est a priori évoquer avant toute chose le personnage de Satan ; aussi commencerons-nous par nous intéresser à l’évident caractère satanique de Fantômas. De toutes les incarnations du Mal qu’a su nous proposer la littérature de fiction, si Fantômas n’est pas la plus achevée, la plus subtile, il est néanmoins une de celles qui ont le plus frappé les imaginations et il semble évident que son statut non-usurpé de « Génie du Mal » est pour beaucoup dans le succès du personnage et de ses aventures.

Passer et même commencer par la figure de Satan paraît donc indispensable. Mais il faut observer que le personnage de Satan est lui-même d’invention relativement récente et qu’il est loin d’être dans la Bible un personnage essentiel et récurrent, ses apparitions étant davantage le fait des légendes, vies de saints, etc. que des textes canoniques. C’est pourquoi nous ne limiterons pas, loin de là, notre étude à d’éventuelles références au Malin.

Plutôt que de chercher à assimiler Fantômas à ce seul personnage de la tradition judéo-chrétienne et de rechercher sur cette base des similitudes entre les deux textes, nous procéderons par la suite de manière inverse, commençant par relever les structures narratives communes pour mettre en lumière les correspondances qu’elles impliquent au niveau des personnages. Notre recherche, issue d’abord de cette assimilation évidente entre Fantômas et Satan, tentera de montrer que les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît.

***

Approches à compléter :

- La figure biblique de Satan

- L'image de Satan à travers les âges

- Les apparitions littéraires de Satan.

***

Références bibliographiques utiles :

- Denis de Rougement, La Part du diable.

- Giovanni Papini, Le Diable.

***

Remarque : Le Diable judéo-chrétien semble issu des dieux malfaisants des panthéons de Mésopotamie ou du Proche-Orient, puis de la démonologie iranienne. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la manière dont de telles divinités ont évolué avec notre sensibilité au Mal. Pour caricaturer : à l'époque encore relativement brutale et cruelle du code d'Hammurabi, les dieux malfaisants font partie du panthéon, même s'ils n'ont généralement pas la place d'honneur. Plus tard : relatif adoucissement des moeurs amené par la loi mosaïque et (en même temps ?) perte de statut divin pour les démons du fait du passage au monothéisme. Et l'évolution se poursuit jusqu'à nous, le christianisme, puis les Lumières marquant des étapes importantes vers une moindre acceptation de la cruauté, parallèlement à un amoindrissement de l'importance du Diable, aujourd'hui généralement réduit à l'état de simple symbole du mal dont est capable l'homme.

Comment cette évolution des sensibilités marque-t-elle notre façon de considérer Fantômas et ses crimes. Qu'en aurait pensé un Assyrien ? ...


2) Le roi des souterrains enfers : lieux et comparses

Le rôle des lieux souterrains dans les aventures de Fantômas. Egouts et catacombes. Le Paris souterrain en tant que royaume de Fantômas.

Le rôle des comparses de Fantômas en tant que démons mineurs. Voir dans la démonologie si l'on peut établir des parallèles plus précis avec certaines catégories de créatures infernales : succubes, etc. Mais il ne faut pas trop attendre de cette piste, à mon avis, car les acolytes de Fantômas ne sont le plus souvent que d'assez médiocres branquignols.

Ces deux pistes restent à explorer à l'occasion d'une relecture.


3) Mal gratuit, torture et sadisme

A relever là encore pour établir une liste complète, mais il est certain que, même si la bienséance empêchait alors de présenter une violence trop extrême, ces tendances sont bel et bien là. Un des surnoms fréquents de Fantômas dans les romans de la série est d'ailleurs le Tortionnaire.


4) Génie criminel et substitut "laïc" du diable

Distinguer génie du Mal (approche morale) et génie du crime (approche juridique). On peut éventuellement qualifier de "génie du crime" un très habile gentleman-cambrioleur, charmant par ailleurs et moralement plus fréquentable que bien des présidents du MEDEF.

Fantômas commet tantôt des crimes, tantôt le Mal (pour le plaisir). Génie du mal impliquerait cependant l'exploration et la maîtrise de toutes les voies du mal, ce qui n'est a priori pas le cas, en particulier parce que, dans le cadre de cette littérature populaire, la bienséance mais aussi tout simplement les critères d'intérêt du genre policier semblent avoir retenu ses auteurs de le lancer dans une exploration plus diversifiée du Mal. La dimension sexuelle, en particulier, est largement laissée dans l'ombre, comme on le verra ci-dessous et dans La Vie sexuelle de Fantômas.

(Recenser et classer les crimes de Fantômas)

Fantômas perpétue, prolonge en quelque sorte la figure du Diable après la disparition de celle-ci.

Deux directions pour l’interprétation :

- la fin de la superstition, donc la fin de Satan (en tant que figure crédible pour incarner l'angoisse face à la question du Mal) conduit à la création d’un substitut “laïc”, profane, de l'image du diable.

- mais ce substitut, débarrassé de l’élément religieux, peut sans doute nous éclairer sur la démarche psychologique ayant jadis conduit à la création du mythe de Satan.

Fantômas est en un sens un intellectuel :

- "moraliste" : à la manières des personnages de théoriciens qu'on trouve chez Sade, il se donne des sensations par la transgression.

- scientifique : il utilise abondamment dispositifs, calculs, machines,...

Le fruit de la connaissance du Bien et du Mal est-il si nocif pour l'homme ? N'est-ce pas plutôt l'incertitude morale qui est un enfer ? Fantômas jouit-il du Mal connu comme tel ou au contraire d'une transgression incertaine ?

Trois pistes à explorer au sujet de cette émergence d'un Satan laïc :

- Le Génie du mal comme reflet d'une décadence sociale, la dimension anarchiste (efrrayante aux yeux de ses auteurs) de Fantômas.

- La remise en cause des valeurs morales à la même époque.

- La question de l'esthétique du mal, des rapports du mal et de l'esthétique, qui hante toute la fin du XIX° siècle depuis Baudelaire évidemment, et en particulier la littérature décadente.

***

Souvestre était un Breton du Finistère (petit-neveu d’Emile Souvestre) : c'est peut-être aussi, d'une certaine façon, l’Ankou qui devient Fantômas.


5) La Figure du génie du Mal en littérature

L'étude horizontale (les divers génies du Mal) peut servir de socle à l'étude verticale de la figure de Fantômas.

Commencer par étudier les sources particulières de chaque figure séparément avant d’en venir aux sources et aux caractéristiques communes. On peut peut-être retrouver Nietzsche chez Maldoror (le mythe du Surhomme et un lyrisme qui peut évoquer Zarathoustra).

Relever dans chacun des textes :

- les crimes du personnage

- ses pensées et paroles

- les passages descriptifs et les opinions portées sur lui.

La figure fascinante du Génie du Mal sous ses différentes formes.

Faire un relevé littéraire et historique : Fantomas, Maldoror, Caligula, Néron, Stavroguine, Hérode, Ivan le Terrible,...

Vathek de Beckford (cf. dans les Enquêtes de Borges)

Eliminer les intrus (ceux auxquels la désignation ne convient pas) en expliquant pourquoi : peut servir à mieux définir le sujet.

 

La figure littéraire du Génie du Mal semble être souvent pour l'auteur un exorcisme plus ou moins masqué, liée qu'elle est à une réflexion morale libre et sans limites, qui envisage les pires horreurs et les exorcise par cette figure fictive. Philippe Muray dans Exorcismes spirituels I, écrit ceci : "La pensée s'accorde rarement le droit d'accès à la conception globale de l'acte lui-même. Si elle le faisait, il est plus que probable que l'envie du crime s'épuiserait dans sa réalisation imaginaire. C'est de ne pas reconnaître, comme Sade, que tout notre bonheur est dans notre imagination, que certains tuent. C'est de ne pas être capables de dire le Mal et de jouir de le dire."

Solidarité de Lautréamont avec Maldoror (qui nuance le mal en l’excusant parfois).

Allain et Souvestre, eux, se désolidarisent de Fantômas tout en se laissant fasciner.

Huysmans n’ose pas aller trop loin tant qu’il s’identifie à son personnage : Des Esseintes pense au mal, mais avoue ne pas avoir le courage de le commettre ; Durtal est encore Huysmans et ne peut se souiller ; il faudra l’écran supplémentaire d’une œuvre écrite par le personnage Durtal pour arriver au personnage au 2° degré (bien qu’historique à l'origine) qui peut seul accomplir la transgression : Gilles de Rais.

Caractère très intellectuel (*), dans la mesure où il s'agit d'un mal qui se pense et s'éprouve, un mal exploratoire. Un abruti peut être constamment malfaisant sans pour autant mériter l'étiquette de "génie du mal". A ce titre, la figure de Fantômas, tantôt brute épaisse, tantôt criminel raffiné, manque de netteté et de cohérence.

Maldoror : exploration du Mal plus pure que Fantômas (aucune recherche de profit matériel), mais aussi plus nuancée (capable de sentiments, de pitié,...)

Fantômas, d’une part génial et absolu, d’autre part peu sérieux (littérature populaire), est devenu mythique, appartient à tout le monde, tandis que Maldoror, travaillé et creusé par Lautréamont, demeure sa créature.

Dans Vol 714 pour Sydney, Hergé tourne en dérision le Génie du Mal (tout en illustrant les limites du manichéisme) avec le débat grotesque qui oppose Rastapopoulos et Carreidas, tous deux sous l’emprise du sérum de vérité et chacun des deux s’acharnant à prouver que c’est lui le Génie du Mal.

(*) : Il faudrait vérifier si Borges n’a pas créé un personnage de ce type : les héros de son Histoire universelle de l'infamie n'ont en tous cas guère cette dimension ; Borges a davantage tendance dans cette oeuvre à s'intéresser à la médiocrité dans l'infamie. De façon générale, il semble ne s'intéresser à la figure du Génie du Mal qu'au second degré (en tant que sujet d'un livre fictif) ou pour la nuancer, comme si le thème était désormais devenu un peu trop évident pour être traité sérieusement. Mais peut-être tout simplement n'est-ce pas un thème qui intéresse vraiment Borges.


6) La dimension sexuelle du Mal

On a souvent affaire à des actes plus ou moins gratuits, comme chez Maldoror : mais derrière toute autre motivation, financière (Fantômas) ou politique (Stavroguine), le but ultime est le plaisir d'une transgression poussée toujours plus loin, ce qui implique là encore une sexualité problématique. Il est naturel que la dimension sexuelle (fondamentale, qu'on l'admette ou non, dans les préoccupations humaines) ait un rôle crucial dans toute cette mythologie du Mal. Et ce n'est pas non plus un hasard si c'est avant tout par le biais de la pornographie que Sade a mené l'une des réflexions les plus extrêmes sur la question du Mal. Son personnage de Dolmancé, théoricien de La Philosophie dans le boudoir, est justement, non seulement un libertin, mais un homosexuel. Et il existe des rapports fréquents, pour ne pas dire systématiques, entre les incarnations du Mal et l’inversion sexuelle. On rencontre chez tous (y compris Fantômas et Stavroguine) une sexualité trouble, ce qui peut sembler assez logique dans la mesure où la recherche du Mal implique a priori de prendre le contrepied (de "prendre son contrepied" ?) des préceptes religieux concernant la sexualité ; mais la causalité est certainement plus complexe.

Il aurait été intéressant de solliciter l'avis de Jean Marais, qui interpréta Fantômas, même si ce fut dans le cadre d'adaptations peu fidèles. Mais peut-être s'était-il auparavant intéressé aux romans : percevait-il l’ambiguïté sexuelle du personnage de Fantômas ?

On remarquera que l’homosexualité du Génie du mal n’est jamais androphile, c'est-à-dire tournée vers des hommes adultes. Le crime y perdrait tout aspect terrifiant en s’entachant d’un ridicule qu’on ne saurait mieux faire sentir qu’en évoquant la scène finale du Gorille de Brassens. Il est donc au contraire nécessaire qu'elle prenne pour proies des êtres jeunes et innocents, ce qui est assez net chez Maldoror et plus encore chez Gilles de Rais.

Gilles de Rais, personnage historique mais que je considère ici tel qu'il est évoqué par Huysmans dans Là-bas. A travers Huysmans, c'est d'ailleurs toute la littérature décadente qui mériterait ici d'être explorée en ce qui concerne la fascination du Mal et des perversions sexuelles. Pour en rester à Huysmans, on trouvera également des choses intéressantes dans le Des Esseintes d'A Rebours, mais la présence de la pédophilie est bien sûr évidente dans la figure de Gilles de Rais, comme elle l'est souvent aussi chez Maldoror. Il faut bien sûr distinguer entre pédérastie et pédophilie. Il est évident que la seconde apparaît comme une des formes les plus extrêmes du mal, dans la fiction comme dans la réalité : il n'est que de songer à l'affaire Dutroux. Par plusieurs aspects (monstruosité, atteinte à l'innocence), la pédophilie semble donc devoir être une caractéristiques presque inévitable des avatars littéraires du Génie du Mal. Des auteurs ne craignant pas (ou même recherchant) la provocation, un Huysmans ou un Lautréamont, l'utilisent donc.

Pour d'autres auteurs, la pédérastie, d'ailleurs seulement suggérée dans la plupart des cas, peut apparaître comme une version atténuée de la perversité de leur héros maléfique. Elle permet, sous une forme moins extrême, de suggérer une sexualité à la fois contre-nature et inquiétante, dans la mesure où elle est perçue comme pervertissant la jeunesse, donc l'innocence. Il semble patent que, même livrés entre eux (ce qu'à Dieu ne plaise) à la pire débauche, les Village People (le motard, le cow-boy, le maçon et toute la joyeuse équipe) peineraient à suggérer ce sentiment d'atteinte à l'innocence.

Le Vautrin de Balzac, par exemple, figure diabolique également, est plus ou moins explicitement présenté comme un pédéraste, manifestant pour Rastignac, puis surtout pour Lucien de Rubempré un intérêt pour le moins trouble. Chez Fantômas, héros de littérature populaire, la chose est évidemment considérablement déformée, détournée. Cf. La Vie sexuelle de Fantômas

En ce qui concerne l’homosexualité de type pédérastique, et pour revenir à des manifestations non-littéraires, on peut citer sa forte présence chez les nazis. Sur ce point, on peut, entre autres choses, renvoyer à la fascination pour l'esthétique du corps masculin dont témoigne le film de Leni Riefenstahl, Les Dieux du stade (*), ou encore des organisations telles que les Jeunesses Hitlériennes ou les S.A. (je renvoie, entre autres, sur ce deuxième point aux Damnés de Visconti).

Il y a finalement (surtout avant l'actuelle libéralisation des moeurs) trois manières de vivre avec un désir condamné par la morale ambiante :

- le refoulement du désir

- le rejet critique de la morale ambiante au profit d'une morale personnelle plus conforme à l'épanouissement personnel

- le rejet en bloc de toute morale au profit d'un culte inversé du Mal qui justifie ainsi notre désir (le surhomme nazi ou fantômassien peut évidemment tout se permettre)

On notera que cette troisième solution, évidemment la plus malsaine, implique généralement, lorsqu'il s'agit d'homosexualité, une libération discrète et purement individuelle du désir (qui peut d'ailleurs être très partielle et encore largement entachée de frustration : on parle souvent plutôt d'homoérotisme concernant les nazis, s'agissant davantage d'un climat trouble, pour ne pas dire glauque, que d'un désir épanoui, et encore moins d'amour) : encore mal débarrassés d'un moralisme qu'ils ont rejeté plus instinctivement que rationnellement, ceux qui suivent cette voie continuent souvent à condamner le même désir chez les autres. C'est ainsi qu'on ne devra pas vraiment s'étonner de voir les nazis à la fois massivement pédérastes et violemment homophobes. Quand on est con ...

(*) : on évitera toute confusion avec Les Fous du stade, film de Claude Zidi, qui témoigne plutôt quant à lui d'une fascination pour l'esthétique des Charlots ; en revanche, une confusion avec le calendrier du même nom serait parfaitement éclairante.


7) Ordre ou révolte ?

Dans mon travail sur Anatole Le Braz, j'ai été amené à m'intéresser au surnaturel terrifiant qui, dans la Légende de la Mort, frappe le moindre manquement, imposant un Ordre intangible : il s'agit là d'un surnaturel "policier", au pire sens du terme. Fantômas au contraire impose un désordre, de façon d'ailleurs tout aussi impitoyable. Archie et an-archie. Surnaturel "officiel" (divin, étatique, voire fasciste) d'une part, et révolte de Satan, ou de Prométhée, d'autre part : contestation radicale, terrorisme.

Mais le désordre créé par Fantômas n'est en réalité qu'un ordre autre, propre à Fantômas, voulu par lui, irrationnel et inédit : il en est d'autant plus effrayant, puisqu'il n'existe aucun code permettant de s'en protéger. Et en ce sens, Fantômas mettant la violence au service de son seul caprice, est infiniment plus fasciste que la police qui le combat.

L'absence de code implique l'inutilité de la morale : l'homme n'est plus sujet pensant mais jouet aux mains de Fantômas. Cette toute-puissance capricieuse de Fantômas amène à se demander s'il est bien un avatar du révolté Satan ou un version malfaisante de Dieu (cf. Dieu et Fantômas).


  

RETOUR INDEX