LA VIE SEXUELLE DE FANTOMAS

 
1) La sexualité gommée

2) La sexualité transposée

3) L'homosexualité de Fantômas

4) L'homosexualité dans Fantômas


1) La sexualité gommée

Assez peu explicite dans le texte, la sexualité de Fantômas qui nous est suggérée peut sembler, chez un Génie du Mal, étrangement "classique" et "bourgeoise". Amant d'une femme mariée (Lady Beltham), Gurn-Fantômas assassine le mari gênant : jusque là, rien que de fort banal. Dans la suite de ses aventures, Fantômas conserve avec Lady Beltham une relation privilégiée, qu'on pourrait presque qualifier de relation conjugale, si ce n'est qu'il la séquestre plus ou moins, afin de l'empêcher de le dénoncer lorsqu'elle est régulièrement prise de remords.

A côté de cette liaison principale, Fantômas a diverses aventures avec d'autres femmes, ce qui n'est guère original non plus et pourrait être le fait de n'importe quel honnête bourgeois. Certes, il est présenté comme un séducteur, tantôt raffiné, tantôt doué d'une sorte de magnétisme animal, mais cela n'a rien de bien étonnant non plus chez un héros de roman. Nous sommes donc loin, sur le plan sexuel, des perversions que l'on pourrait attendre d'un personnage présenté comme un Génie du Mal. De manière assez saugrenue, Fantômas semble être un personnage maléfique durant ses heures de travail, mais un individu assez commun dans sa vie privée.


2) La sexualité transposée

Comme il n'est sans doute pas possible aux yeux du moralisme bourgeois de l'époque (moralisme que Souvestre et Allain (qui écrivent avant tout pour vendre) ne semblent pas particulièrement soucieux de heurter sérieusement) d'attribuer à Fantômas une vie sexuelle plus sulfureuse que cela, la perversité va se trouver déplacée dans d'autres domaines. Les attaches "familiales" de Fantômas (sa quasi-épouse Lady Beltham, sa fille Hélène,...) ne sont que l'expression fausse et conventionnelle (commandée par le moralisme bourgeois) d'une vie sexuelle et affective dont la perversité est reportée ailleurs. Ces attaches donnent d'ailleurs lieu à des perversions sur d'autres plans : Fantômas trompe Lady Beltham (perversion somme toute assez courante, nous l'avons dit) et la tue régulièrement, ou encore il fait tuer (par erreur) sa fille et son fils.

Mais la sexualité gommée, normalisée, de Fantômas réapparaît surtout symboliquement dans ses activités criminelles, sous la double forme du meurtre et du vol.

Le meurtre, prise de possession du corps de l'autre par la violence, peut être un symbole sexuel assez net, en particulier s'il est commis au moyen d'une arme blanche plantée dans la chair de l'autre (il serait intéressant ici de relever la fréquence relative des divers moyens utilisés par Fantômas pour tuer). Quoi qu'il en soit, le meurtre permet ici de proposer un substitut symbolique de la sexualité qui, contrairement à la sexualité réelle de Fantômas, sera plus conforme à l'atmosphère inquiétante et maléfique qui se doit d'être attachée à un tel personnage.

Autre grande activité criminelle de Fantômas, le vol traduit quant à lui assez bien une perpétuelle insatisfaction. En dépit des sommes faramineuses qu'il a pu s'approprier, et sans qu'on lui devine seulement le temps de les dépenser, Fantômas continue perpétuellement à voler, avouant parfois même qu'il a besoin d'argent (période "pére Moche"). Cette perpétuelle instabilité correspond assez bien à celle du séducteur, auquel il faut toujours plus de conquêtes, pour lequel toute proie conquise est aussitôt dévaluée. Fantômas n'accumule pas les conquêtes féminines, comme le ferait un Don Juan : les siennes sont occasionnelles, limitées en nombre, car il a bien autre chose à faire, à savoir voler. Mais cette incessante frénésie de vol est justement l'équivalent symbolique d'une frénésie de conquête amoureuse. Cette transposition s'explique d'ailleurs largement par la nature des romans dont nous parlons : si Fantômas passait son temps à courir la gueuse au lieu d'assassiner les gens, son personnage serait évidemment beaucoup moins terrifiant et ses aventures beaucoup moins palpitantes.

Sur un plan plus large, on retrouve ici l'instabilité, l'insatisfaction fondamentale du Génie du Mal, et plus généralement de toute personne trouvant son plaisir dans la destruction plutôt que dans la construction. De telles personnalités sont comparables au tonneau des Danaïdes, qui ne se remplit que pour se vider (si je puis dire). Chaque crime accompli entraîne un sentiment de vide qui ne peut être vaincu que par la perpétration d'un nouveau crime, pire que le précédent, par la recherche d'une quantité, d'une qualité et/ou d'une variété croissante dans le mal. Le crime au sens légal, c'est ici aussi la perversion, l'acte érotique dans ce qu'il a de transgressif et d'éternellement insatisfait. Une interprétation psychanalytique de la personnalité de Fantômas pourrait déduire de ces vols incessants l'hypothèse d'une éventuelle impuissance obligeant à déplacer la conquête sexuelle sur un autre plan, mais le fait qu'il s'agit de romans populaires excluait bien entendu de pouvoir laisser supposer un Fantômas impuissant. Ses relations fougueuses avec Lady Beltham, Sonia, etc. ont pour but de nous rassurer sur ce point : Fantômas a une sexualité "normale" et c'est même visiblement un bon amant. Ceci était nécessaire pour que le personnage, supposé être terrifiant, ne devienne pas risible dès lors qu'on pourrait attribuer ses activités criminelles à une insuffisance sexuelle (nous parlons ici en termes de construction inconsciente du personnage par ses auteurs, sans supposer une seule seconde que Souvestre et Allain aient formulé explicitement un tel raisonnement lors de leur travail de création). Cependant, derrière cette sexualité conventionnelle qui devait être celle de Fantômas dans ce type de romans, la nature de ses crimes suggère bien qu'ils sont ici le substitut d'une sexualité infiniment plus perverse, que les auteurs n'ont pas tenu à lui attribuer, quitte à créer un personnage assez incohérent. Car il va de soi qu'un personnage comme Fantômas devrait logiquement avoir une sexualité plus proche de celle des personnages de Sade que de celle d'un simple Casanova de sous-préfecture.


3) L'homosexualité de Fantômas

On peut observer en examinant diverses figures littéraires du Génie du Mal que l'homosexualité est souvent présente, de façon plus ou moins explicite, et qu'elle est en général de type pédérastique. Nous avons déjà signalé que cette homosexualité était très discrète en ce qui concerne Fantômas, compte tenu de la nature de cette oeuvre "grand public". Il serait d'ailleurs assez raisonnable de supposer que Souvestre et Allain n'ont absolument rien voulu "dissimuler" : c'est de façon inconsciente, par cette association qui se faisait généralement à cette époque dès lors qu'il était question d'explorer le Mal, qu'ils ont laissé affleurer des éléments d'homoérotisme. Difficile d'imaginer nos auteurs décidant que Fantômas aurait des pulsions homosexuelles, ni que celles-ci ne seraient que suggérées dans le texte : Souvestre et Allain avaient déjà bien assez affaire à composer à deux voix des intrigues palpitantes et à peu près cohérentes. Si homosexualité il y a, elle est donc ici la simple manifestation d'un imaginaire collectif qui a longtemps associé aux figures du Génie du Mal une sexualité contre-nature, de préférence tournée vers des êtres jeunes car supposés plus innocents.

On verra que dans Fantômas, l'innocence n'est pas essentielle, en particulier lorsqu'il s'agit d'homoérotisme, mais la jeunesse demeure un point important. Certes, la sexualité "réelle" du personnage de Fantômas (celle que lui prêtent en toute bonne foi ses auteurs) est, nous l'avons vu, parfaitement hétérosexuelle : liaison quasi-maritale avec Lady Beltham et aventures "extra-conjugales" avec d'autres femmes. Mais il y a également, au fil des épisodes, au sein de la bande de Fantômas, de jeunes éphèbes, souvent comparés physiquement à des filles, et qui semblent bénéficier de la part de leur chef d'une sympathie toute particulière, le premier à apparaître étant Mimile dans le 2° volume, Juve contre Fantômas.

(Toutes les occurences concernant ces personnages seront relevées ici. On pourra d'ailleurs y joindre tout ce qui concerne l'androgynie et le travestissement)

***

NB : Lorsqu'on évoque l'hypothèse de l’homosexualité de Fantômas, les gens réagissent souvent comme s’il s’agissait d'une révélation sur un personnage réel, d'une sorte d'outing, comme on dit désormais. Preuve du pouvoir persistant de la figure mythique de Fantomas ? Peut-être plus simplement pouvoir du discours de l'analyse littéraire, car on produirait sans doute sensiblement la même réaction en "démontrant" l'homosexualité du Corbeau et/ou de Renard. chez La Fontaine ... Soit l’on accuse la critique de voir des choses qui ne sont pas dans les textes, soit on la prend exagérément au sérieux. On ne perçoit guère encore son caractère essentiellement ludique, pourtant si bien mis en valeur par des auteurs comme Borges. 


4) L'homosexualité dans Fantômas

Il pourrait être intéressant d'examiner les autres occurences d'un homoérotisme plus ou moins déguisé dans les aventures de Fantômas, à commencer par la relation qui unit Juve et Fandor. Là encore, la différence d'âge est importante. Les esprits purs rétorqueront que ce n'est là qu'une amitié comme celle qui unit Tintin au Capitaine Haddock, mais on sait bien tout ce que certains exégètes ont déjà pu dire au sujet de celle-ci.

Ce qu'il faut noter, c'est qu'ici nous ne sommes absolument plus dans l'exploration du Mal. L'homosexualité larvée de Fantômas pouvait sembler être un vice de plus qui n'osait pas dire son nom : mais Juve et Fandor incarnent le Bien. Il faut donc admettre que l'homosexualité latente de leur relation peut ne pas être perçue comme malsaine, tout comme dans le cas des personnages d'Hergé. Faut-il supposer chez Allain et/ou Souvestre une homosexualité consciente (mais restée a priori inconnue des sources d'informations dont nous disposons) ou latente ? Ayant peu de goût pour l'outing, a fortiori lorsqu'il est posthume, je me contenterai d'y voir l'expression de la part d'homosexualité présente de façon au moins latente en chaque individu, et qui fait que l'homosexualité, même si elle n'est pas assumée et vécue, n'est pas pour cet individu un problème majeur. Il nous semble évident que, tout au contraire, l'homophobie est la réaction violente d'un individu incapable de gérer une homosexualité envahissante qu'il se refuse à assumer (voir sur ce sujet les travaux de l'agent Muldrek).

Contentons nous donc de formuler l'hypothèse suivante : une vague homosexualité latente a pu pousser Souvestre et Allain à imaginer avec sympathie (sublimation littéraire de désirs qu'eux-mêmes n'auraient peut-être pas osé assumer, en tous cas publiquement) une relation un peu ambiguë entre leurs deux héros, Juve et Fandor, démarche comparable à celle d'un Hergé mais aussi à celle de bien d'autres auteurs. Mais, du fait de leur sujet (un personnage diabolique opposé à ces deux héros), ils ont été amenés également à attribuer à Fantômas une dimension homosexuelle, teintée cette fois de perversité (perversité d'ailleurs assez confusément reliée à l'homosexualité elle-même puisqu'elle est ici reportée sur d'autres domaines et que la dimension pédérastique, qui pourrait sembler être l'élément "pervers" par excellence, est en réalité aussi nettement présente, si ce n'est plus, chez Juve et Fandor).

Ceci me conduit à suggérer que le fait d'associer si souvent l'homosexualité aux figures littéraires du Génie du Mal n'est peut-être qu'une façon détournée et "autorisée" pour un auteur d'exprimer ses propres pulsions. Il est difficile d'affirmer avec certitude que, dans la réalité, tous les génies du mal (il faudrait d'abord parvenir à définir sans rire cette notion) sont homosexuels, mais on peut peut-être supposer que tout auteur portant lui-même des pulsions homosexuelles et s'intéressant au Génie du Mal, aura tendance à lui attribuer (avec un tel personnage, c'est si commode !) ces mêmes pulsions, sous une forme évidemment assez malsaine. On observera par exemple que Pier Paolo Pasolini, homosexuel d'extrême-gauche, réalisa Salo ou les 120 journées de Sodome, transposant dans l'Italie mussolinienne le roman de Sade et associant étroitement, chez ces notables fascistes que Pasolini dénonce, l'homosexualité aux pulsions criminelles les plus ignobles.

On rencontre donc tantôt (Fantômas, Maldoror, Gilles de Rais chez Huysmans, etc.) une manière inquiète de reporter ses propres pulsions sur un personnage de roman, tantôt une façon plus apaisée, presque innocente, de reporter ces mêmes pulsions sur des personnages positifs (Tintin et Haddock, Blake et Mortimer, Jospin et Allègre, etc.) : on notera par ailleurs qu'il existe à chaque fois, dans ce second cas, un véritable couple qui perdure au fil des aventures.

D'une certaine manière, dans le cadre spontané et sans doute inconscient d'une création populaire, Souvestre et Allain ont utilisé à la fois l'approche positive (Juve et Fandor) et l'approche négative (Fantômas).


 
 

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