Le Prisonnier (1967-1968)

Patrick McGoohan (1928-2009)


Lorsque j'étais enfant, Le Prisonnier était pour moi une série quelque peu fascinante avec ses gigantesques bulles blanches, mais surtout parfaitement incompréhensible. Lycéen, j'ai pu réellement la découvrir et l'apprécier à l'occasion d'une rediffusion hebdomadaire tardive qui m'exalta. Aujourd'hui, je suis parfois un peu déçu en la revoyant, parce que la mise en scène en est parfois un peu datée. Mais si l'on replace le Prisonnier dans son époque, quel coup de génie ! tant pour la forme, l'univers qu'elle crée, les costumes, le Village sidérant d'étrangeté,... que pour ce qu'elle nous dit d'incroyablement prophétique sur ce qui est devenu le monde contemporain, avec sa télésurveillance, son contrôle discret des individus, sa dictature cachée sous le masque de la convivialité doucereuse ("Encore une merveilleuse journée en perspective ! Des glaces portatives sont à votre disposition. Le parfum du jour est : fraise").


Destin

Comme bien des acteurs de séries-culte, Patrick McGoohan eut beaucoup de mal à retrouver ensuite des rôles intéressants. En 1979, Don Siegel tente de le dérider en lui proposant un rôle de directeur de prison (L'Evadé d'Alcatraz), dont les multiples brimades ont pour but de dérider Clint Eastwood. D'un point de vue comique, c'est un échec total : aucun des deux ne se déride une seule fois durant tout le film. McGoohan poursuivra alors sa carrière en assassinant plusieurs personnes dans des épisodes de Columbo, afin de retourner régulièrement en prison.


Iliade et Odyssée

J'ai déjà évoqué quelque part par là l'idée de Queneau selon laquelle tout récit est soit une "Iliade", soit une "Odyssée". Les épisodes du Prisonnier en sont un bel exemple et on y retrouve ces deux structures de base : celle du combat et celle du voyage.

C'est bien entendu la seconde qui semble dominer : le n° 6 cherche à rentrer chez lui. Evasion hors du Village et voyage de retour auront lieu dans Le Carillon de Big Ben, dans Le Retour et dans Le Dénouement, ainsi que, de façon plus limitée, dans L'Arrivée, où il ne parvient guère à dépasser les limites (aériennes) du Village. Point commun avec l'Odyssée d'Homère : la qualité essentielle du n° 6, son principal atout, est la ruse. Mais la différence fondamentale est que les obstacles au retour sont constitués par les forces du Village elles-mêmes. Ce ne sont pas des aventures de hasard, sirènes ou cyclopes, qui retardent son retour, mais l'action délibérée des dirigeants du Village qui entendent le retenir (en ce sens, on peut tout au plus rapprocher le Village de la grotte et de la magie de Calypso). A travers cette action continuelle des forces qui dominent le Village, c'est l'Iliade qui se poursuit dans l'Odyssée : le combat n'est pas terminé, Ulysse n'a pas livré Troie aux flammes. Il ne renonce pas au combat, puisqu'ici l'évasion (et non la fuite) est un combat à livrer, mais il renonce à une destruction de l'adversaire comme préalable à son départ (revenir détruire le Village ensuite sera dans Le Retour une erreur fatale), et c'est ce qui permet à l'ennemi de rendre tout retour illusoire (Le Carillon de Big ben) ou très provisoire (Le Retour). Le seul retour possible sera donc réalisé après la destruction du Village dans Le Dénouement, encore que cet épisode puisse donner matière à discussion quant au caractère définitif de l'évasion qu'il présente, en tous cas sur le plan symbolique.

L'Odyssée n'est donc possible qu'après l'Iliade, ou plus exactement, puisque cet épisode n'est pas raconté dans l'Iliade, après la destruction de Troie. Il a là une condition sine qua non, un enchaînement stratégique qui s'impose comme le seul possible, du moins le seul efficace, et qui n'est pas sans rappeler la thématique fréquente du jeu d'échecs.

Ainsi, derrière l'apparente structure d'une Odyssée (à répétition) qui ne peut jamais vraiment s'accomplir dans la mesure où Ulysse ne parvient guère à quitter les rivages troyens (et qu'il n'y parvient que y être aussitôt ramené), c'est plutôt à l'Iliade qu'il faudrait se référer comme modèle dominant e la plupart des épisodes. Une Iliade individuelle et individualiste, un combat de l'homme seul (et farouchement indépendant) face à toutes les forces coercitives de la société. Les épisodes sont autant de combats épiques, de duels entre deux héros, le n° 6 et le protéiforme n° 2. Contre des héros successifs en un sens, mais Protée (qui renvoie d'ailleurs davantage à l'Odyssée) évoque aussi les interventions divines de l'épopée, apanage ici du seul camp ennemi, chaque n° 2 étant une nouvelle incarnation du n° 1. Que l'on considère également le n° 12 (épisode Double Personnalité), en qui Protée prend cette fois l'apparence du n° 6 lui-même, et que l'on considère également toutes les merveilles technologiques qui tiennent lieu ici de force magique.

Je m'en tiens là et je rappellerai simplement que le plus beau duel de la série est certainement celui de l'épisode intitulé Le Marteau et l'enclume, de même que l'épisode le plus drôle est le très improbable La Mort en marche (mais cela n'a plus grand chose à voir avec Homère, quoiqu'il s'agisse d'un épisode-odyssée).


Remake 2009

Cette série en six épisodes n'a plus grand chose à voir, si ce n'est le principe de base (un Village et des "numéros") et quelques références, avec l'original. Mais refaire celui-ci quasiment à l'identique, en le "modernisant" juste un peu, n'aurait pas eu grand intérêt. Acceptons donc ce parti pris. Le résultat n'est pas inintéressant du tout, même s'il n'a pas la richesse de son modèle. Ian McKellen est comme d'habitude excellent et Jim Caviezel ne s'en sort pas si mal pour créer un nouveau N° 6. Les auteurs ont choisi de créer un univers nettement plus réaliste, où l'étrangeté qui subsiste n'en est d'une certaine manière que plus inquiétante. Ils ont choisi également un dénouement qui apporte des réponses. Ce qu'on gagne en intérêt narratif, en complexité de l'intrigue et en suspense, on le perd largement en richesse symbolique. D'une fable polysémique et prophétique, on passe à ce qui n'est qu'une bonne histoire bien ficelée mais très en dessous de la portée de la série d'origine. Ajoutons que ce choix de vouloir expliquer les choses imposait une certaine cohérence à l'ensemble et qu'en réalité, à y regarder de près, tout ne s'emboîte pas si bien que ça.


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