L'IMPOSTURE LIBERALE


 

En quelques décennies, et dans le sillage tardif des Thatcher et autres Reagan, la France a vu sa droite, "la plus bête du monde" disait-on jadis, reprendre discrètement vigueur, peu à peu, pour aujourd'hui triompher. Une idéologie perçue il y a 30 ans comme définitivement dépassée, moralement indéfendable, réservée aux derniers nostalgiques d'un ordre archaïque et aux individus uniquement soucieux de leurs intérêts particuliers (toutes catégories que l'on espérait bien voir se réduire au fil du temps et des progrès humains), une telle idéologie s'est aujourd'hui imposée presque partout comme la seule valable.

Comprendre comment on a pu en arriver là serait un chantier immense. Quelques auteurs ont commencé à étudier divers aspects de cette évolution et il faut souhaiter que d'autres poursuivront cette tâche indispensable.

A mon très modeste niveau, j'essaierai simplement de suggérer quelques pistes et d'explorer quelques intuitions, mais il est évident que cela ne saurait suffire. J'inclus cela dans le kit de survie parce que c'est bien de cela qu'il s'agit, à l'heure où aucun espoir ne semble permis avant longtemps, trop tard sans doute. Les inconvénients (pour les classes moyennes) et l'horreur sociale (pour les classes inférieures) du sarkozysme ne tarderont sans doute pas à apparaître, mais il demeurera longtemps en place ne serait-ce que faute d'alternative à gauche et parce que le discours libéral a réussi à largement brouiller la grille de réflexion de la plupart de nos concitoyens. Je ne crois guère à une victoire de l'intelligence dans le contexte actuel, mais le minimum que l'on puisse faire pour supporter cela, c'est de ne pas céder sur le discours et sur les valeurs, de ne pas accepter de se plier à un discours triomphant si l'on estime sincèrement qu'il est dangereux et mensonger. Ne pas s'y plier et, dans la mesure du possible, tenter de comprendre et de dénoncer ses techniques de manipulation.


En préalable, précisons que cette droite qui revient n'est plus tout à fait la même : elle a laissé de côté son nationalisme (hébergé chez Le Pen ... quoique, l'identité nationale,...) et ses attaches religieuses (hébergées chez Bayrou), faisant peau neuve pour se concentrer sur un discours essentiellement économique, agrémenté généralement d'une certaine ouverture au niveau des moeurs qui lui permet d'empiéter encore plus facilement sur le terrain d'une gauche réduite à néant qui, après s'être alignée économiquement sur le libéralisme, n'avait justement plus que cela (le sociétal) pour se démarquer.

Deuxième préalable justement : l'effondrement de la gauche peut apparaître comme une des causes de ce retour triomphal de la droite, mais doit-on vraiment distinguer cela comme une cause à part ? La gauche s'est effondrée précisément parce qu'elle est tombée elle-même dans le piège du discours libéral, s'alignant sur lui au lieu de continuer à lui opposer un contre-discours efficace.


Je propose quatre pistes (à développer à l'occasion) pouvant expliquer comment fonctionne cette imposture idéologique du libéralisme :

* confusion dans la définition des termes, à commencer par la définition même du libéralisme, qui joue systématiquement sur l'ambiguïté de son étymologie (le libéralisme étant facilement associé au beau mot de "liberté") et sur les divers sens du mot (le libéralisme économique et le libéralisme des moeurs, sans être incompatibles, sont néanmoins deux choses très différentes).

* confusion dans les associations, en d'autres termes, amalgame. Par exemple, l'ex-URSS incarnait l'opposition au système libéral, donc tout ce qui se présente comme anti-libéral, ou même un tant soit peu réservé face à l'ultralibéralisme, est considéré comme plus ou moins stalinien : dénoncer des licenciements abusifs dans une multinationale, c'est défendre le Goulag ; protester contre la destruction du code du travail, c'est cautionner la barbarie des Khmers rouges, etc. La contestable expérience soviétique en vient ainsi à représenter toute tentative d'une politique différente, et la fin de l'URSS "prouve" l'échec de toute politique autre que celle prônée par l'idéologie libérale.

* confusion dans les clivages (sans doute le point le moins évident, le plus complexe et qui mériterait de vrais développements) : on crée de fausses oppositions, ou on favorise des oppositions secondaires, afin de brouiller les véritables lignes de partage, en particulier entre droite et gauche. La gauche française s'est d'ailleurs retrouvée piégée et néantisée à ce petit jeu, plus ou moins coupée en deux camps aussi inefficaces l'un que l'autre, à savoir une gauche socialiste libérale (à peine distincte désormais de la droite libérale, donc très peu mobilisatrice) et une extrême-gauche souvent irresponsable (refusant des réformes positives comme la taxe Tobin au nom d'une grotesque stratégie révolutionnaire, privilégiant souvent une approche libertaire à outrance sans la compenser par la proposition de valeurs nouvelles et par la nécessaire éducation de tous au sens critique et à la réflexion morale). Face à cette bouillie (seul le PCF tient aujourd'hui un discours à la fois authentiquement de gauche et authentiquement républicain, mais il est devenu extrêmement minoritaire et a perdu beaucoup de crédibilité à cause de son passé stalinien et de guignols comme Gremetz), aucune alternative sérieuse et cohérente ne s'impose face au libéralisme. Parmi les multiples clivages venus fausser la réflexion politique, un des plus importants est l'ethnicisation de la plupart des débats dénoncée à propos d'Ardisson par Jean Birnbaum et Raphaël Chevènement.

* et bien entendu, matraquage médiatico-publicitaire (ton péremptoire + répétition) pour faire rentrer tout ça lentement mais sûrement dans la tête d'un maximum de gens. De toute façon, une fois qu'une vraie majorité est convaincue, le reste a tendance à fermer sa gueule, à douter même de la vérité et à s'aligner.

Voir aussi, sur le même thème, la section "Manipulation" du blog thématique.


Bibliographie très partielle :

* Pierre Zaoui, Le libéralisme est-il une sauvagerie ? (Bayard, 2007)

* Didier Eribon, D'une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française (Leo Scheer, 2007)

* Christian Laval, L'Homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme (Gallimard, 2007)

* François Cusset, La Décennie : le grand cauchemar des années 1980 (La Découverte, 2006)

* Jean Birnbaum & Raphaël Chevènement, La Face visible de l'homme en noir (Stock, 2006)

De manière générale, et malgré certaines positions assez contestables sur d'autres sujets (tendance libertarisme irénico-irresponsable), l'émission de Sylvain Bourmeau, La Suite dans les idées (tant qu'elle existe encore ...), sur France Culture, se fait assez bien le relais de travaux de ce genre :

http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/suite_idees/

Dans le cadre de l'Université Populaire de Caen, Michel Onfray poursuit son cycle de conférences ("Contre-Histoire de la philosophie") en abordant cette année le XIX° siècle, et donc la naissance des idéologies libérales et socialistes. Beaucoup de choses très éclairantes dans l'ensemble, et en particulier deux excellentes synthèses intitulées "L'utopie libérale" et "Le Bonheur progressiste" : diffusées cet été 2007 sur France-Culture,

http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions_ete/caen/archives.php

elles seront logiquement éditées sur la 8° ou 9° série de CD reprenant ces conférences (sortie à prévoir courant 2008).


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