"A beginning is a very delicate time"
(Princesse Irulan)
Comme la Bible, le premier volume de Fantômas débute par une sorte de Genèse.
Plus qu'une véritable exposition narrative (qui arrivera immédiatement après), l'incipit est une sorte d'apparition ou pour mieux dire d'irruption, de Fantômas à travers un dialogue dont les locuteurs ne sont pas encore connus. Citons intégralement ce bref dialogue initial en tenant compte des conditions dans lesquelles le lecteur le découvre. Il vient d'ouvrir ce premier volume simplement intitulé Fantômas, et le premier chapitre, "Le Génie du crime", s'ouvre directement ainsi :
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- Fantômas ! - Vous dites ? - Je dis ... Fantômas ! - Cela signifie quoi ? - Rien ... et tout ! - Pourtant, qu'est-ce que c'est ? - Personne ... mais cependant quelqu'un ! - Enfin, que fait-il ce quelqu'un ? - Il fait peur !!!
Le dîner venait de s'achever et l'on passait au salon. Allant en hâte vers la cheminée, la marquise de Langrune prenait dans un panier un gros morceau de bois qu'elle jetait dans l'âtre sur la braise toute rouge; la bûche crépita, sa flamme éclaira le salon d'une grande lueur claire ; instinctivement, les hôtes de la marquise s'étaient rapprochés du feu. Depuis un temps immémorial, pendant les dix mois consécutifs qu'elle passait chaque année à son château de Beaulieu, au nord du département du Lot, à la lisière de la Corrèze, dans cette pittoresque région que borde la Dordogne, la marquise de Langrune, pour charmer sa solitude et conserver ses relations, recevait régulièrement à dîner chaque mercredi, quelques uns de ses intimes du voisinage ...
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On le voit, après cette étrange entrée en matière, nous revenons à un début beaucoup plus conventionnel. Le contexte (le dîner hebdomadaire de la marquise) est rapidement exposé, puis les invités présentés. C'est l'un d'entre eux, "le président Bonnet, ancien magistrat retiré aux environs de Brives" qui vient de parler de Fantômas, comme nous le comprenons un peu plus loin :
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Les propos étranges et mystérieux que venait de tenir le président Bonnet au sortir de table et la personnalité de ce Fantômas que n'avait point précisée le magistrat, en dépit des questions qui lui avaient été posées, intriguaient son entourage. |
Le dialogue initial est ainsi très vite replacé dans un cadre parfaitement banal et familier ("au sortir de table") et le lecteur retrouve les conventions narratives du roman populaire. Mais ce dialogue, tel qu'il est écrit et situé, au tout début du premier chapitre et sorti de tout contexte, n'en a pas moins un effet particulièrement fort et déroutant. On sent bien que, pour le premier volume de leur série, les auteurs ont tenu à frapper immédiatement le lecteur, quitte à revenir très vite à quelque chose de plus classique. Avant que nous soyons plongés dans la soirée de la marquise de Langrune, ce dialogue pur, sans la moindre indication de locuteur, nous apparaît comme quelque chose d'abstrait, de solennel, de prophétique, de sacré, impression à peine gâchée par les quelques formules un peu trop orales de l'interlocuteur de Bonnet : "Vous dites ?" et "Enfin, que fait-il ce quelqu'un" révèlent déjà un peu la situation réelle, mais cela passe inaperçu grâce à l'intensité du dialogue et au mystère inquiétant de son thème.
Il va de soi que ce dialogue d'ouverture est un moment crucial pour la construction du récit. Il a une valeur clairement fondatrice. Il pose la base de toute la série à venir et fait émerger son héros, le "crée", en énonçant son nom, nom qui est ainsi le premier mot du texte, et qui est d'ailleurs immédiatement répété devant l'incompréhension de l'auditoire. Comme dans la Genèse ("Et Dieu dit : que la lumière soit ! et la lumière fut"), c'est par la parole que la création se fait. Bonnet "crée" en quelque sorte le personnage de Fantômas en le donnant à connaître à ses commensaux et aux lecteurs du roman. Figure d'autorité, le vieux magistrat assume ici (très provisoirement car il n'est pas destiné à être un personnage important dans la suite du roman) la fonction de Dieu, en nommant Fantômas (en étant le premier à le faire), en le faisant exister pour nous. Le «temps immémorial» évoqué dès la première page de façon ironique ou hyperbolique (ou discourtoise ...) pour désigner les habitudes sociales de la marquise, ce "temps immémorial" évoque aisément le chaos primordial et hors de tout temps mesurable, l’avant-création, en d'autres termes tout ce qui précède le début du roman et l'apparition de Fantômas.
Mais la véritable divinité, la plus puissante, semble moins être celui qui "crée" ainsi pour nous la figure de Fantômas, en la nommant, que Fantômas lui-même. Que dit Bonnet (dont le patronyme, contrairement au nom évocateur de Fantômas, désigne un objet sans grand mystère ni connotation spirituelle) dans ces quelques paroles fondatrices ? Rien et tout, c'est le cas de le dire. Il reste dans le vague, dans le général, dans l'absolu, avec une grande ambiguïté puisque Fantômas est à la fois "rien ... et tout", "personne ... et cependant quelqu'un", à la fois néant absolu et plénitude absolue. Bref, une sorte de force divine, maléfique puisqu'il "fait peur".
Le jeu de mots attire l’attention sur le verbe-clé : FAIRE. Au sujet de cet être mystérieux dont parle Bonnet, on lui demande immédiatement ce qu'il "fait" : quelle est l'oeuvre de cet être mystérieux ? quelle est sa création ? quel monde a-t-il créé ? (ou, plus prosaïquement, "que fait-il dans la vie ?"). Mais ce n'est pas un acte démiurgique qui peut définir Fantômas et Bonnet répond donc en termes d'effet psychologique et non de production matérielle : "il fait peur".
Malgré ces termes solennels, ce n'est donc évidemment pas un Dieu qui est évoqué ici mais une sorte d'entité diabolique. Le rôle du Dieu bon, du Dieu créateur, est tenu symboliquement par d'autres personnages, par le président Bonnet qui crée le récit par son Verbe, mais aussi par la marquise de Langrune dont la premier geste évoqué est, nous l'avons vu, de mettre une bûche dans le feu et de créer ainsi "une flamme (qui) éclaira le salon d'une grande lueur claire" : et la Lumière fut ! Difficile d'assurer que ce détail a été délibérément choisi par Souvestre et Allain : mais le pouvoir des mythes sur l'inconscient est grand et c'en est peut-être ici l'effet.
Nous reviendrons d'ailleurs plus loin sur la fonction divine de la marquise de Langrune (cf. Fantômas of the Paradise)
2) Le portrait-robot se précise
Bonnet part de la constatation que de nombreux crimes demeurent impunis. "La police découvre environ la moitié des crimes qui se commettent et c'est à peine si la justice en punit la moitié ; cela explique pourquoi de nombreux mystères subsistent et ne sont jamais éclaircis ; pourquoi les instructions judiciaires fourmillent d'erreurs et de contradictions ! (...) Si certains ont pour auteurs de vulgaires criminels, d'autres sont dûs à des êtres énigmatiques, difficiles à découvrir, trop habiles ou trop intelligents pour se laisser prendre." S'il admet que la police d'aujourd'hui est plus performante que celle d'autrefois, il précise ensuite que "tout comme l'autorité, l'armée du mal dispose du télégraphe, des automobiles, ...", nouvelle connotation satanique mêlée aux choses les plus modernes, comme ce sera souvent le cas dès qu'il est question de Fantômas, à la fois figure du Mal absolu et millénaire, et bandit bien humain, parfaitement contemporain et très au fait des progrès de la science.
Bonnet en revient alors justement à ce personnage :
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Désormais, il faut que notre époque, si troublée, hélas, par la criminalité sans cesse croissante, enregistre à son actif (quelle prose !) l'existence d'un être mystérieux et redoutable, auquel les autorités aux abois et la rumeur publique ont déjà depuis pas mal de temps donné le nom de Fantômas ! Fantômas ! Il est impossible de dire exactement, de savoir avec précision qui c'est ... Fantômas ! Il s'incarne souvent dans la personnalité d'un individu déterminé, voire même connu ; tantôt il affecte la forme de deux êtres humains à la fois !... Fantômas ! Il agit parfois seul, parfois avec des complices ; on l'identifiera à l'occasion pour être tel ou tel, quant à le connaître, lui, Fantômas ! on n'y est pas encore parvenu. C'est un être vivant, certain, indiscutable et cependant, impossible à saisir, impossible à préciser. Il n'est nulle part et il est partout, son ombre plane au-dessus des mystères les plus étranges, sa trace se trouve autour des crimes les plus inexpliqués et cependant ...
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Toute cette présentation de Fantômas frappe par le mélange d'une dimension purement policière, réaliste ("C'est un être vivant"), et la dimension fantastique du personnage, sorte de démon prenant possession du corps, de la "personnalité d'un individu déterminé", et même doué d'ubiquité puisqu'il semble capable d'assumer deux incarnations "à la fois".
La prononciation réitérée de son nom sous forme exclamative a quelque chose de très incantatoire (même s'il ne s'agit pour Bonnet que de faire "surgir" Fantômas dans une conversation). L'idée qu’il est inconnaissable, celle qu'il n'est «nulle part et (...) partout» font également penser à une sorte de divinité. On voit en outre que, de même que l'hypothèse de Dieu permet d’expliquer l'existence du monde, l'hypothèse de Fantômas permet d’expliquer son état (plus exactement la criminalité). Comme Dieu, Fantômas n'est jamais au départ qu'un mystère, un ensemble de faits incompréhensibles auxquels on «donne un nom». Comme Dieu, Fantômas est «celui qui est» : on ne peut rien en dire de plus.
«Son ombre plane au-dessus des mystères les plus étranges», dit Bonnet : la formule n'est pas sans rappeler l'esprit de Dieu planant au-dessus des eaux dans les premières lignes de la Genèse.
Un peu plus loin, à propos de l'affaire Beltham, Bonnet déclare que le policier Juve croit «se trouver en présence d'une manifestation de Fantômas, eu égard au caractère étrange de la bizarre épître". Là encore, les termes choisis évoquent le surnaturel, voire le divin (nous laissons de côté le terme "épître", certainement choisi pour éviter la répétition de "lettre" et non pour évoquer Saint Paul).
On notera d'ailleurs qu'il y a un prêtre parmi les invités de la marquise. Mais il est à peine intéressé : "Dieu vous entende ! balbutia machinalement l'abbé Sicot que ces dernières paroles venaient d'arracher à une légère somnolence." Ce retrait de l'abbé, malgré les connotations religieuses que nous venons d'évoquer, montre bien le déplacement du Satan théologique vers un Satan laïc. Fantômas est un avatar moderne du diable : il est entouré de mystère, tout un vocabulaire religieux est parfois mobilisé pour parler de lui, mais il n'en est pas moins un phénomène judiciaire et non surnaturel. "C'est un être vivant, certain, indiscutable", nous a clairement prévenus Bonnet dès le départ. Nous sommes bien dans un récit policier et non dans un récit fantastique. Fantômas sera combattu par l'investigation, et non par l'exorcisme. C'est sur le plan symbolique uniquement qu'il se présente comme un équivalent de Satan ; mais Satan comme Dieu ont-ils eux-mêmes jamais été autre chose que des symboles ?
Sur le roman policier et ses rapport avec la métaphysique, voir plus bas : Fantômas : mythe ou réalité ?
3) Révélation, prophétie ou secret de Polichinelle ?
Nous apprenons ensuite que Bonnet a cité le nom de Fantômas (dans le dialogue initial) parce que la conversation était tombée sur la récente et mystérieuse disparition de Lord Beltham. Bonnet pense pouvoir rattacher Fantômas à cette affaire en raison de la présence d'éléments étranges : avant de disparaître, Lord Beltham avait reçu et lu une lettre, dont toute trace d'écriture avait disparu lorsqu'on voulut ensuite la consulter. Et surtout, Bonnet, introduisant à présent l'autre protagoniste de la série, explique qu'il se fonde sur les déclarations faites au journal La Capitale par le policier Juve :
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Le policier Juve est, comme vous le savez, celui des collaborateurs de la Sûreté qui s'est fait une véritable spécialité de poursuivre Fantômas ; il a juré de le prendre ; il s'attache à ses traces, corps et âme. Souhaitons qu'il réussisse !
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Nous avions déjà pu remarquer plus haut ("auquel les autorités aux abois et la rumeur publique ont déjà depuis pas mal de temps donné le nom de Fantômas") que le nom de Fantômas est apparemment déjà connu ailleurs qu'au château. Plus loin, Charles Rambert demande à Bonnet s'il est "vraiment possible qu'un seul homme commette autant de forfaits, qu'un être humain soit capable, comme l'est, prétend-on Fantômas, d'échapper à toutes les recherches".
En réalité, le magistrat à la retraite, est donc simplement mieux informé que la plupart de ses interlocuteurs, en particulier la marquise de Langrune elle-même (à qui il sera également nécessaire expliquer qui sont Lord et Lady Beltham), mais il ne l'est pas forcément beaucoup plus que le jeune Rambert qui a visiblement déjà entendu parler de Fantômas, sans doute dans la presse, dans cette fameuse Capitale pour laquelle il travaillera lui-même bientôt sous le pseudonyme de Jérôme Fandor. Dans une analyse réaliste du récit, il faut évidemment considérer que Bonnet n'est pas en train d'inventer Fantômas : il n'est qu'un médiateur. C'est le dispositif narratif de l'incipit qui fait de lui "celui qui crée Fantômas en étant le premier - dans le récit - à révéler son existence.
Dans les faits, Bonnet n'est qu'un notable de province, qui ne révèle guère ici qu'un secret de Polichinelle : toute la presse parle déjà depuis longtemps de Fantômas. Mais l'ignorance de certains de ses interlocuteurs et l'intensité laconique avec laquelle il a su lancer son sujet ont contribué à donner pour nous une grande puissance à ses "révélations". En réalité, Bonnet assume essentiellement une fonction narrative : tout en créant l'illusion, par ce dialogue sybillin, d'un début brutal, in medias res, Bonnet est celui que les auteurs ont choisi pour nous présenter les principaux protagonistes (Fantômas et Juve) et pour nous informer ainsi de ce qui nous attend dans le roman que nous venons de commencer à lire, ainsi que dans les suivants. Lorsqu'il dit de Fantômas qu'on "l'identifiera à l'occasion pour être tel ou tel", l'emploi du futur semble ici quasi-programmatique. Bonnet semble annoncer aux lecteurs une partie de ce qui les attend, la manière dont se dérouleront la plupart des romans à venir.
4) Fantômas : mythe ou réalité ?
Tel qu'il est présenté par le président Bonnet, Fantômas demeure un être suffisamment mystérieux pour que son existence soit incertaine. Ce que dit Bonnet suppose un acte de foi. Fantômas est pour lui une sorte de solution-miracle qui permet d'expliquer et de résoudre tous les “mystères”, toutes les “erreurs et contradictions” de l'instruction judiciaire. Bonnet, comme Juve, est l'exemple d'une pensée de type paranoïaque. On retrouve dans son discours, comme dans toute théorie du complot, la tentation de tout expliquer, plus précisément d'expliquer tout le mal présent dans l'univers, par une cause unique. Dans les romans à venir, on constatera en effet que Fantômas semble être derrière tout ce qui arrive de mauvais, derrière les crimes bien sûr, mais aussi derrière ce qui est apparemment accidentel, le naufrage du Titanic par exemple (il s'appellera ici le Gigantic, mais la référence est évidente). Cela fait donc bien de Fantômas une figure satanique et non un simple criminel, même si c'est généralement à des fins criminelles également que les paquebots naufragent et que les trains déraillent.
Evidemment, comme dans toute fiction reposant sur une théorie du complot (que l'on songe par exemple à la série X-Files), on trouvera des personnages refusant de croire en Fantômas. Tout le travail de Juve, de volume en volume, sera non seulement d'identifier et d'arrêter Fantômas, mais aussi très souvent d'essayer de prouver que Fantômas existe réellement et, tel David Vincent, de "convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé".
Malgré la certitude qui semble être la sienne, Bonnet est bien forcé de présenter Fantômas comme une hypothèse non-démontrée. C'est un passage de définition, de présentation, mais aussi d'interrogation, que l'on pourra comparer ensuite aux nombreux passages dans lesquels Fantômas se montre et se révèle, comme le fait Dieu dans d’autres passages bibliques (avec les patriarches...). A l'issue de ce premier chapitre, Fantômas ne nous est pas encore apparu comme un être humain bien réel et nous pouvons encore le considérer comme la sorte de divinité maléfique qu'il est également, avec toute l'incertitude sur son existence que cela suppose.
Comme toujours (Borges l'a bien montré, en particulier à propos de Chesterton), le roman policier, en tant que mise en scène d'un combat contre le Mal et pour la Vérité, est un genre métaphysique. C'est une interrogation sur l'origine des choses, du Mal en particulier : "qui a fait le coup ?" c'est la question que se posent à la fois les policiers et les théologiens. L'idée a d'ailleurs été reprise et appliquée avec humour par Woody Allen dans une nouvelle intitulée "Le Big Boss" (publiée en France dans Pour en finir une bonne fois pour toutes avec la culture, chez Point-Virgule), dans laquelle un privé enquête sur Dieu. Extrait :
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La voix au bout du fil était celle du sergent Reed, de la Brigade des Homicides : - Vous cherchez toujours après Dieu ? - Ouais. - Un Etre Tout-Puissant ? Infiniment Bon ? infiniment Parfait, Créateur et Maître de Toutes Choses ? - Vous y êtes. - Quelqu'un répondant à cette description vient d'être apporté à la morgue. Vous feriez bien de venir jeter un coup d'oeil.
C'était bien Lui, et rien qu'à regarder ce qu'il En restait, on reconnaissait un travail de professionnel.
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Je parlais plus haut d'une impression de début in medias res, produite par le dialogue initial. Rappelons qu'on parle de début in medias res (du latin signifiant : au milieu, au beau milieu des choses, de l'affaire) lorsque l'intrigue est déjà engagée au moment où nous lisons les premiers mots du texte. On peut facilement opposer cela au début classique qui pose d'abord clairement une situation initiale avant de faire intervenir l'élément qui servira à déclencher l'intrigue. Mais, très souvent, on peut utiliser un faux début in medias res, qui donne l'impression au lecteur d'être plongé dans une situation, ici une conversation, déjà engagée avant son "arrivée", alors qu'en réalité la véritable intrigue ne débutera que plus tard. C'est plus ou moins le cas ici : le roman suivra deux intrigues parallèles, l'affaire Beltham et l'assassinat de la marquise de Langrune. La première est vaguement engagée puisqu'il est déjà question dans la conversation de la disparition de Lord Beltham, mais on peut estimer qu'elle ne débutera vraiment qu'avec la découverte du corps. Quant à la seconde, il est évident qu'elle n'a pas encore commencé puisque la marquise est encore vivante. C'est donc en réalité un début plutôt classique, auquel le dialogue initial donne durant un court moment l'apparence d'une entrée en matière brutale et déroutante.
Mais derrière ce problème narratif, assez secondaire ici, c'est la définition de ce qu'est l'intrigue dans Fantômas qui pose problème. Car la lecture de toute la suite ne nous donnera guère d'informations sur les crimes antérieurs de Fantômas. Bonnet (et Juve, cité par Bonnet) connaît déjà le redoutable criminel Fantômas, nous assure qu'il a déjà commis de nombreux crimes, peut-être même tous les crimes de l'univers, mais nous ne saurons jamais rien de ces crimes-là. Notre connaissance des crimes de Fantômas se limitera à tous ceux qu'il va commettre à partir de maintenant, à commencer donc par l'assassinat de Lord Beltham et celui de la marquise de Langrune.
Certes, son passé, ou plus exactement celui de Gurn, sera parfois évoqué, mais il ne s'agit pas d'un passé qui puisse justifier l'existence d'un mythe de Fantômas au moment où parle Bonnet. Nous apprendrons que Gurn a été militaire, sergent en Afrique du Sud, son pays d'origine, lors de la guerre des Boers. Il a donc eu d'abord une carrière non-criminelle (si l'on peut dire) et il semble que ce soit sa liaison adultère avec Lady Beltham qui l'ait conduit à l'assassinat de Lord Beltham, qu'on serait presque tenté de considérer comme son premier crime, si ce n'était en contradiction avec le lourd passé criminel que lui prêtent ici Bonnet (et indirectement Juve), avant même la découverte de ce "premier" crime. Juve apprendra bien plus tard que l'ex-sergent Gurn est devenu après la guerre le chef d'une bande d'anciens soldats, mais nous sommes encore loin ici du mythe de Fantômas. Il y a donc apparemment une incohérence (comme il y en a tant par ailleurs dans ces romans populaires écrits à quatre mains), mais cette incohérence amène à poser une question intéressante dans le cadre d'une réflexion sur la Genèse : Fantômas existait-il vraiment avant d'être évoqué par Bonnet ? Le texte pose finalement Fantômas avant même qu’il ne se soit manifesté (on lui attribue abstraitement un passé criminel dont nous ne saurons rien et qui sera assez difficile à concilier avec ce que nous apprendrons ensuite du passé de Gurn), mais en réalité nous assistons bien ici à la création de Fantômas et au début de sa carrière de "génie du crime". De même que la Bible s’ouvre au moment où Dieu “entre en scène”, même s'il existait déjà de toute éternité, Fantômas naît ici en tant que héros des romans à venir, mais on présuppose qu'il existait déjà "de toute éternité" en tant que criminel, même si la suite ne cherchera pas à entretenir efficacement cette idée en fournissant des références un peu plus concrètes aux hypothétiques crimes que Fantômas aurait commis avant le meurtre de Lord Beltham.