N


Vladimir NABOKOV (1899-1977)

Nabokov me semble être à la littérature ce qu'un Raphaël Enthoven est à la philosophie : un bavard creux, qui se plaît aux provocations faciles et se charme de son propre discours, derrière lequel, malgré les protestations de neutralité ou d'absence de tout "message" perce une idéologie assez méprisable. J'avance cette comparaison mais je sens aussitôt qu'elle est en partie injuste car Nabokov a tout de même un indéniable talent littéraire, ses oeuvres sont déplaisantes mais elles ne sont pas nulles et non avenues. Il serait donc plus exact de comparer Enthoven à un écrivain beaucoup plus médiocre (ce n'est pas ce qui manque), mais disons que Nabokov est, parmi les écrivains de talent, un de ceux qui se rapprocheraient le plus de ce clinquant superficiel, vain et nauséabond.

C'est ce qui fait que, tout en reconnaissant son talent, je n'ai jamais pu aimer pleinement ce que j'ai lu de lui. Et je ne parle même pas de ses ouvrages de "critique" littéraire, qui témoignent de sa culture mais ne dépassent guère le stade de la paraphrase. On pourrait sans doute faire le même reproche à Borges, mais ce dernier a le génie du rapprochement éclairant, il sait mettre en valeur les aspects les plus beaux et les plus étonnants des oeuvres dont il parle, bref donner envie de les lire ou de les relire, ce qu'à mon sens est loin de faire Nabokov (les seules oeuvres que celui-ci prend la peine d'essayer de nous faire admirer, ce sont les siennes).

La Méprise

C'est évidemment (puisque c'est du Nabokov) habile, brillant, ou pour mieux dire clinquant. Si on considère l'époque de l'écriture, on se dit que c'est très moderne (et puis on considère que ça arrive tout de même après Joyce ou Kafka et que bien entendu Nabokov les avait lus). Bref, ce n'est pas inintéressant mais il est difficile de perdre de vue à quel point l'auteur n'est guère davantage qu'un antipathique m'as-tu-vu qui fait le malin.

La rencontre de Félix au chapitre I donne tout de même lieu à quelques réflexion intéressantes sur les sosies. « Comme la constatation de la ressemblance même était venue de moi, je me trouvais vis à vis de lui – d'après son calcul subconscient – dans un subtil état de dépendance, comme si j'avais été l'imitateur et lui le modèle. Naturellement, on préfère toujours que les gens disent : « il vous ressemble », et non : « Vous lui ressemblez » (…) Tout au fond de sa stupide cervelle se cachait peut-être la pensée que je devais lui être reconnaissant parce qu'il m'octroyait généreusement, du seul fait de sa propre existence, l'occasion d'avoir un aspect semblable au sien (…) Il apparaissait à mes yeux comme mon double, c'est-à-dire comme une créature physiquement identique à moi-même. C'est cette identité absolue qui me faisait frémir si profondément. Lui, de son côté, voyait en moi un douteux imitateur. »

Autre passage plaisant, cette évocation du roman épistolaire : « Bientôt le lecteur cesse de prêter la moindre attention aux dates ; et vraiment, que lui importe quune certaine lettre ait été écrite le neuf septembre ou le seize septembre ? Mais les dates servent à maintenir l'illusion. Et cela continue encore et encore. Ixe écrivant à Igrec et Igrec à Ixe, page après page. Parfois un intrus, un Zed, intervient et apporte sa petite contribution personnelle à la correspondance, mais il le fait dans la seule intention d'éclairer le lecteur (qu'il ne regarde pas pendant ce temps-là, sauf, de temps en temps, un coup d'oeil à la dérobée) sur quelque événement que, pour des raisons de plausibilité, ni Ixe ni Igrec n'auraient pu expliquer de façon satisfaisante. Eux aussi ils écrivent avec circonspection : tous ces "vous-rappelez-vous-cette-fois-que" (suivent des souvenirs détaillés) sont introduits dans le récit moins pour rafraîchir la mémoire d'Igrec que pour donner au lecteur une référene nécessaire... de sorte que, dans l'ensemble, l'effet produit est plutôt farce, et ces dates soigneusement notées et parfaitement inutiles sont, je l'ai déjà dit, particulièrement réjouissantes. Et quand enfin Zed surgit soudain avec une lettre à son correspondant personnel (car les romans de ce genre impliquent un monde composé de correspondants), lui racontant la mort d'Ixe et d'Igrec, ou bien leur heureuse union, le lecteur se prend à penser qu'il préférerait à tout cela la plus banale missive du percepteur. »

Parlant de sa tendance (très nabokovienne ?...) à faire le malin en utilisant des citations tirées de livres qu'il n'a pas lu (non, Nabokov fait le malin, mais il lit les livres), le narrateur raconte : « Une fois, à Saint-Pétersbourg, lors d'une réception, je déclarai : "Tourguéniev dit que certains sentiments ne peuvent être exprimés que par la musique." Quelques minutes plus tard arriva un autre invité qui, au cours de la conversation, prononça exactement la même phrase. Assurément, ce fut lui et non moi qui passa pour un imbécile. »

« Il est facile de prouver la non-existence de Dieu. Impossible d'admettre, par exemple, qu'un certain être sérieux, tout-puissant et infiniment sage, pourrait employer son temps de manière si futile qu'il jouât avec de petits hommes, et – ce qui est plus incongru encore – qu'il limitât son jeu par les lois terriblement banales de la mécanique, de la chimie et des mathématiques, sans jamais – pensez donc, jamais ! – montrer son visage, se permettant seulement des apparitions et des circonlocutions subreptices, et des chuchotements furtifs (révélations, vraiment !) de vérités contestables, derrière le dos de quelque doux hystérique. »

Le retournement des derniers chapitres est, il faut l'avouer, assez réussi et, comme le faisaient également les quelques passages déjà cités, compense le caractère fondamentalement déplaisant du roman. Oui, c'est habile, et c'est drôle. Tout cela préfigure déjà le principe ("un narrateur antipathique, mais finalement puni") qui sera celui de Lolita. Ce qui ne rend pas l'auteur plus sympathique pour autant. Cet écrivain qui se vante de n'avoir aucun message à transmettre se plaint tout de même dans sa préface de l'incompréhension dont fait preuve à son égard le stupide « critique communiste (sic) Jean-Paul Sartre » et, d'autre part, se plaît visiblement à faire de son répugnant narrateur un sympathisant (certes modéré) de l'URSS alors que toute son attitude relève pourtant plutôt d'un mépris de classe petit-bourgeois (comme dirait l'autre enflure de critique communiste) que la certitude de l'impunité lui permet de transformer en un droit de vie et de mort qui évoque (même de loin) une idéologie « aristocratique » ou (de plus près) celle du nazisme. Bref, il n'y a aucun message chez Nabokov (puisqu'il vous le dit) et cette façon d'étaler ses opinions tout en prétendant n'en rien faire est sans doute une des choses qui (me) le rendent lui aussi antipathique.

 


Gérard de NERVAL (1808-1855)

En plus d'être l'auteur d'un des plus beaux poèmes qui soient (El Desdichado), Nerval a écrit Angélique, un récit qui m'a toujours fasciné. J'y vois l'écho d'un rêve qu'il m'arrive de faire, celui du livre ou du disque (parfois les deux à la fois : il m'est arrivé de rêver d'un CD de Borges) que l'on trouve en rêve, qui au réveil, dans le meilleur des cas (?) n'existe évidemment pas et que l'on est donc bien en peine de se procurer. C'est évidemment toujours un livre formidable, qui nous apporte un plaisir extraordinaire, ou plutôt qui doit nous l'apporter lorsque nous le lirons. On pourrait rapprocher cela de L'Examen de l'oeuvre d'Herbert Quain, de Borges, autre texte fascinant. Mais s'il est assez impressionnant (et en même temps finalement assez confortable) d'inventer et de "résumer" des livres au contenu extraordinaire, le tour de force de Nerval est de fasciner en parlant d'un livre dont le contenu n'est en lui-même pas spécialement intéressant. Il y aurait sans doute à dire sur les sonorités (et l'orthographe) du nom de Bucquoy, et sur le fait que c'est lui aussi un perpétuel fugitif, comme le livre censé raconter sa vie (*). Mais ce n'est ni le thème, ni la nature de ce livre perdu qui en rend la quête si fascinante. C'est sans doute qu'au jeu consistant à brouiller la frontière entre fiction et réalité, point commun avec Borges, Nerval ajoute, très discrètement ici, sa touche d'onirisme. Il découvre ce livre sur un étalage à Francfort, hésite à l'acheter, pensant le trouver facilement en France et à meilleur prix, et passe à côté de ce qui était sa seule chance de posséder ce livre. Cette occasion ratée nous touche en elle-même, mais surtout elle a narrativement la structure d'un rêve possible. Lorsque l'on rêve d'un livre imaginaire, on le trouve en général dans une librairie et non en lisant un "examen de l'oeuvre" de quelque auteur inconnu : d'où le caractère moins onirique, plus intellectuel, du texte de Borges. Borges nous fascine avec le contenu des livres qu'il imagine, Nerval avec les circonstances dans lesquels il découvre et perd ce livre.

Si les histoires de livre trouvés et perdus sont un genre, on peut y faire entrer également le Nom de la rose, mais surtout la nouvelle de Borges intitulée Tlön Uqbar Orbis Tertius.

 (*) : grâce à Internet, nous pouvons désormais apprendre que l'abbé de Bucquoy a bel et bien existé, ce qui ôte à Nerval la gloire d'avoir inventé ce beau nom.

 

Vers la fin d'Angélique, Nerval étant à Ermenonville, un paysan lui dit "Voici la tour où était enfermée la belle Gabrielle ... tous les soirs Rousseau venait pincer de la guitare sous sa fenêtre, et le roi, qui était jaloux, le guettait souvent, et a fini par le faire mourir." Nerval commente : "Voilà pourtant comment se forment les légendes. Dans quelques centaines d'années, on croira cela. - Henri IV, Gabrielle et Rousseau sont les grands souvenirs du pays. On a confondu déjà - à deux cents ans d'intervalle - les deux souvenirs, et Rousseau devient peu à peu le contemporain d'Henri IV. Comme la population l'aime, elle suppose que le roi a été jaloux de lui, et trahi par sa maîtresse, - en faveur de l'homme sympathique aux races souffrantes."

 

Dans les Filles du feu également, on trouve Sylvie, dont Proust a magnifiquement parlé, et qu'Umberto Eco, plus récemment, a étudié plus en détails dans ses Six Promenades dans le bois du roman. En relisant Sylvie, je suis frappé, en plus du charme onirique si particulier à Nerval, par le sujet, l'histoire d'un bel amour à côté duquel passe bêtement le narrateur, ainsi que par de nombreux détails tristes et mélancoliques : la description de la maison de l'oncle mort, avec ses livres, "vieux amis de celui qui n'était plus", ou la manière allusive dont peu après le narrateur devine que la tante de Sylvie est morte également. Ces moments de tristesse sont d'autant plus forts qu'ils font suite à l'évocation des souvenirs heureux.

 

 

Voyage en Orient

Bien dans le style du Nerval prosateur, alerte, incohérent, digressif. Il contient sur la fin, sous prétexte d'évoquer les conteurs, un quasi-roman sur Salomon et la Reine de Saba, presque aussi somptueusement écrit que les récits historiques de Flaubert. En tous cas, dans un style qui n'est certainement pas celui des conteurs supposés raconter cette histoire.

On apprend dans une note que Louis XVIII (alors comte de Provence) a participé à la rédaction du livret d'un opéra, la Caravane du Caire de Grétry (1784).

Le Voyage en Orient contient sur la fin, sous prétexte d'évoquer les conteurs, un quasi-roman sur Salomon et la Reine de Saba, presque aussi somptueusement écrit que les récits historiques de Flaubert. En tous cas, dans un style qui n'est certainement pas celui des conteurs supposés raconter cette histoire.

 

Lorely et les Notes de Voyage (également consacrées à l'Allemagne, à la Belgique et à la Hollande) : le ton en est toujours aussi agréable et, curieusement, c'est presque plus dépaysant que le Voyage en Orient.

Dans la veine de la chronique légère et même humoristique de Nerval, on peut lire avec plaisir ses Mémoires d'un parisien, en particulier le savoureux Mes Prisons. Mêmes charme et drôlerie de ses Nuits d'octobre. Idem pour Promenades et souvenirs. Il y a déjà en germe dans ces errances provinciales beaucoup des Filles du feu, avec certainement moins de force, de poésie, d'onirisme, mais avec un humour qu'on n'y retrouve plus vraiment.

 

Aurélia

La confusion de ce texte est sa nature même et cela n'a pas vocation à être véritablement "éclairé" (à moins de donner dans les interprétations alchimiques ou autres, qui ne m'intéressent guère). Cette obscurité, cette absence de toute cohérence et la relative longueur du texte font qu'il est très beau et cependant assez ennuyeux, c'est pourquoi mieux vaut le lire à petites doses, quelques pages par jour, rythme qui aide certainement à mieux en apprécier les beautés. Ainsi, pg 382, dans la description d'un paysage souterrain (?) vu en rêve ("... la terre, traversée de veines colorées de métaux en fusion ..."), on trouve cette notation : "Je m'étonnais de temps en temps de rencontrer de vastes flaques d'eau, suspendues comme le sont les nuages dans l'air, et toutefois offrant une telle densité qu'on pouvait en détacher des flocons."

 

Le Marquis de Fayolle manque un peu d'unité dans le ton et dans le propos, et de plus est inachevé. Mais il n'est pas désagréable à lire, tant pour l'intrigue "familiale" que pour la manière d'aborder la chouannerie, loin de la stupide exaltation "romantique" qui fait parler aujourd'hui certains révisionnistes de "génocide vendéen". Nerval ne cache rien de la férocité des chouans, mais surtout il expose assez bien les mécanismes à l'oeuvre dans une contre-révolution : une élite qui s'accroche à ses privilèges et un peuple crédule qui se laisse manipuler. Le rapprochement avec d'autres époques est facile à faire et on devrait davantage se pencher sur la manière dont, dès qu'un changement social d'importance a lieu, les anciennes élites se tirent avec la caisse et l'argenterie, fomentent des guerres civiles et si possible des guerres extérieures, puis ont beau jeu de s'indigner de la misère et des atrocités sur lesquelles a débouché la révolution. Il y a peu, j'écoutais une émission de Xaxier Mauduit sur FC, dont l'invité parla du vilain KGB durant une heure en ne signalant qu'au passage (et presque sous la contrainte) que la police politique du tsarisme ne valait pas mieux et (plus difficile encore à lui arracher) que l'URSS fut dès le départ confrontée à la guerre civile.

 

 

(...)

Va donc ! suis le soleil ! ce monde de merveilles

Existe. Ce n'est point une erreur de tes veilles !

Et s'il n'existait pas, pour honorer ta foi,

Dieu le ferait sortir du sein des eaux pour toi !

 

Car il est un accord d'éternelle harmonie

Entre la Providence et l'homme de génie;

Pacte signé là-haut depuis les anciens jours

Et ce que l'un promet, l'autre le tient toujours.

(Schiller, Christophe Colomb, traduction de Nerval)

 


Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)

"La mélodie témoigne d'un plaisir si manifeste au règne de la loi et d'une telle répugnance pour tout ce qui est en devenir, informe et arbitraire, que l'on y perçoit comme une résonance de l'ancien ordre des réalités européennes et comme une séduction propre à nous ramener à cet ordre."

"On vient plus facilement à bout de sa mauvaise conscience que de sa mauvaise réputation."

 


Valère NOVARINA (né en 1942)

Dans l'Acte inconnu, au milieu de toute une belle série d'imprécations :

- Exogène ! Toi qui éclaires ton garage la nuit pous que les rats puissent admirer ta Mercedes !

Dominique Pinon dit cela très bien, à Avignon.


Retour Menu Notes de Lecture

Retour Page d'accueil