LES RACINES DU MAL

 

Maurice G. Dantec a écrit sous ce titre un polar aussi volumineux qu'excellent, sans nous dire pour autant quelles étaient ces racines, mais là n'était pas son propos. Ce sera le mien, mais il faut évidemment préciser qu'il serait absurde de prétendre réduire un problème aussi vaste et complexe que celui du Mal à quelques grandes lignes.

Quoique ... Cette précaution prise, admettons aussi que le sujet a été compliqué à loisir par des siècles de jacasseries théologico-métaphysico-nigologiques (pour reprendre la formule de Voltaire) qui l'ont détourné d'analyses plus rationnelles (même si le Mal extrême est généralement un phénomène irrationnel, cela n'autorise nullement à l'analyser autrement que par la raison : c'est difficile, mais ce n'est pas une raison pour faire n'importe quoi). Il me semble que la vraie complexité est dans les cas particuliers et concrets, chaque personne étant une imbrications de causes multiples, le fruit d'un parcours unique et partiellement inconscient. Mais si l'on s'en tient aux grandes lignes, je pense que celles que je vais exposer ici, si elles n'expliquent pas tout, permettent d'expliquer au moins une grande partie du problème. En tous cas, ces racines-là sont à mon avis trop peu citées et méritent donc qu'on s'y arrête.

 

Définition et exemple : le terrorisme, est-ce mal ?

Mais d'abord de quel Mal parlons-nous ? Notion bien relative et difficile à définir si l'on refuse de s'en tenir au point de vue des églises.

Qu'est-ce qui est mal ?

S'enrichir sur la misère des autres, est-ce mal ?

Abattre un type qui s'enrichit sur la misère des autres, est-ce aussi mal, moins mal ou plus mal ?

Est-ce vraiment mal, d'ailleurs ? ...

(je plaisaaaaaante !!!)

Je m'en tiendrai donc aux formes extrêmes et incontestables du Mal, laissant à d'autres l'analyse morale des vols à l'arrachée. Le terrorisme nous fournit justement des exemples assez parlants : au terrorisme ciblé des Brigades Rouges ou d'Action Directe (terrorisme qui semait la terreur uniquement chez une poignée d'exploiteurs pour lesquels il est assez difficile d'avoir de la sympathie à moins de faire partie de leur caste, et encore ...) a succédé un terrorisme aveugle qui frappe n'importe où et fonde son efficacité sur la masse de ses victimes plutôt que sur le degré de responsabilité de ces victimes dans les problèmes qu'il dénonce. Le sens du mot « terrorisme » s'en est trouvé totalement perverti : de la terreur comme arme politique radicale mais calculée, retournée contre ceux qui prétendent imposer leur domination, terreur (peut-être) moralement contestable mais socialement justifiée, on passe à une terreur pour tous, car n'importe qui peut en être victime, même et surtout des innocents. Le terrorisme premier a presque totalement disparu : c'est certainement parce que les maîtres du monde ont appris à mieux se protéger que les partisans de l'action radicale en sont arrivé à frapper à l'aveugle. Mais aussi parce que d'un terrorisme politique, on est passé de plus en plus à un terrorisme religieux, c'est-à-dire constitué par des gens fondamentalement cons (ou manipulateurs).

Quoi qu'il en soit, et quoi qu'on pense des méthodes d'Action Directe, je ne classerai dans le Mal extrême et incontestable que le terrorisme aveugle. Le Mal indéniable est celui qui frappe l'innocent, d'une façon particulièrement terrible : que quelqu'un donne une pichenette à un passant ou lui tire son portefeuille, c'est sans doute navrant, mais cela ne relève pas de mon propos. Je parle du terrorisme aveugle, je parle d'épurations ethniques, je parle de comportements sadiques (sur des personnes non-masochistes évidemment), je parle des violences exercées sur des êtres en situation de faiblesse, ...

 

1ère Racine : Misère économique

La pauvreté, si elle n'explique pas tout, sert déjà à expliquer bon nombre de comportements délinquants. Même si, évidemment, tous les pauvres ne volent pas, et même si, évidemment, les pires voleurs sont des nantis, il est certain que le manque induit assez logiquement la tentation de prendre des risques pour se procurer ce dont on a besoin. Il y a dans ce type de délinquance une politique du risque calculé. Elle n'a pas grand chose à voir avec le Mal qui nous occupe, mais sa logique n'est pas foncièrement différente. Plus le manque sera fort et insupportable, plus je serai prêt à prendre le risque de braver la loi.

Les attentats du 11 septembre impliquaient de causer la mort d'innocents mais impliquaient aussi un acte kamikaze pour les terroristes qui étaient à bord des avions. Sans prendre en compte pour l'instant le point n° 2, qui a certainement aussi sa place ici, je voudrais simplement poser une question qu'on ne s'est à mon avis pas assez posée après ces attentats : comment un individu peut-il se sacrifier de façon aussi débile et pour une cause aussi débile ? Car enfin, Ben Laden est tout sauf un idéaliste défenseur du bonheur humain. Il faut être désespéré pour croire en ce guignol ! (cf. L'Objection Majeure de Jonathan Doggett-Swift)

Je soutiens ici qu'un individu vivant de façon décente, sans être dans l'angoisse permanente de la survie, un individu qui n'est pas dans une situation intenable (et qui ne voit pas non plus ses proches, son peuple, vivre cela), ne peut tomber dans des délires extrémistes, quels qu'ils soient. Il vit sa vie, et basta ! Sauf évidemment s'il souffre d'une autre forme de misère qu'il vit comme intenable, en particulier la misère sexuelle ou de façon plus générale, pour ceux qui n'aiment pas trop appeler un chat un chat, l'insatisfaction métaphysique.

 

 

2ème Racine : Misère sexuelle

Est-ce parce que c'est une évidence encore trop récente pour être acceptée par tous, mais les lumières jetées par Freud sur l'esprit humain ne sont peut-être pas assez mises à contribution dans l'analyse des comportements humains, et c'est regrettable.

Les violences conjugales, par exemple, seraient peut-être moins nombreuses si à chaque nouveau cas relaté, les journalistes TV, même (surtout !) ceux de TF1, rappelaient clairement que ce type de comportement est généralement le fait d'impuissants, ou du moins de gens qui baisent pitoyablement mal et qui se défoulent par la violence physique, prenant possession, par l'administration de la douleur, d'un corps qu'ils ne peuvent pas posséder réellement par l'administration du plaisir. Personnellement, mutatis mutandi et considérant bien entendu que chaque cas particulier représente une variation unique, je trouve cette idée plutôt efficace pour comprendre certaines formes de violence apparemment incompréhensibles. D'ailleurs, même en admettant que l'analyse soit totalement fausse, la diffuser largement suffirait à désarmer bon nombre de brutes (ce qui d'une certaine manière prouve bien que l'analyse est juste !). De même qu'expliquer ouvertement en quoi l'homophobie est la manifestation d'une homosexualité refoulée dissuaderait bon nombre de crétins de casser du pédé et les inciterait plutôt à casser du psy (eh oui, il faudra leur expliquer longtemps pour qu'ils ne cassent plus rien du tout, la route sera longue ; je sais, c'est décourageant).

Pourtant, il semble qu'au XXI° siècle il soit encore trop tôt pour présenter comme des choses relativement fiables les notions développées par Freud. Pour une personne cultivée, ce sont effectivement des acquis de la civilisation, à tel point qu'on se demande comment on a pu ignorer aussi longtemps l'existence a priori si évidente d'un truc comme l'inconscient. Une fois ces notions comprises, tout s'imbrique parfaitement, tout se met en place, d'innombrables choses deviennent claires. Mais voilà, il reste encore des tas de gens pour qui Freud n'a jamais existé (et là, la responsabilité en incombe au système scolaire qui sur ce sujet est loin de fournir à tous la même information) et d'autres pour qui c'était juste un pervers obsédé qui racontait n'importe quoi (et ceux-là, il y a fort à parier, n'ont pas l'inconscience tranquille).

Freud apporte sur les comportements humains les plus difficiles à analyser un éclairage incomparable, mais on continue trop souvent à l'occulter en lui reprochant de voir du sexe partout.

Primo, il suffit de lire Freud, ou même le moindre ouvrage honnête de vulgarisation, pour nuancer cette formulation.

Secundo, face à un reproche fait à un penseur, j'applique immédiatement la règle n° 4 : "Toujours se demander si celui qui parle a intérêt à ce que j'adhère à ses propos et pourquoi." Même si l'activité sexuelle n'occupe pas, hélas, la majeure partie de notre temps, un minimum d'honnêteté et d'objectivité devrait permettre à chacun d'admettre qu'il s'agit d'une préoccupation majeure de l'être humain (certains préféreront parler des sentiments, mais ce sont des choses difficilement dissociables, en tous cas qu'il est hasardeux de vouloir dissocier). Le fait que certains individus nient l'importance de la sexualité en est d'ailleurs le plus bel exemple, tant ces gens passent plus de temps à condamner la perversité de leurs contemporains que ces mêmes contemporains n'en passent à accomplir leurs abominations : il y a là un déséquilibre assez saugrenu, à bien y regarder.

Ce paradoxe serait risible si la frustration sexuelle ne conduisait parfois à des actes de violence, actes clairement sexuels dans le cas du viol, ou manifestations indirectes de la frustration.

Toute forme de violence peut dans une large mesure être ramenée à une absence d'épanouissement sexuel. Laissons ici de côté les sources possibles de l'insatisfaction (difficulté à trouver un/une partenaire, éducation étouffante, refoulement de certaines pulsions, ...). Mais ne réduisons surtout pas l'épanouissement sexuel au fait d'avoir ou non une activité sexuelle, ni au fait que celle-ci soit plus ou moins régulière, fréquente, etc. C'est la qualité de cette activité qui est avant tout en jeu, le fait que, prodigieuse ou non, acrobatique ou non, cette activité soit gratifiante pour moi ET pour l'autre, que je sente qu'à travers cette activité je donne gratuitement quelque chose qui est reçu avec plaisir et je reçois tout aussi gratuitement quelque chose avec plaisir. Ce qui somme toute est à la portée du premier imbécile venu avec un peu de bonne volonté et d'abandon.

Ce n'est là qu'un essai approximatif de définition, mais je crois que c'est à cette condition minimale d'être un échange non-calculé, qui me libère aussi bien des règles de l'économie libérale que de tout besoin de m'imposer et de vaincre l'univers entier, c'est à cette condition minimale que la sexualité devient une de ces rares choses capables de rendre la vie supportable (les autres, l'art par exemple, n'étant d'ailleurs sans doute que des formes sublimées de la sexualité).

Pour cette raison, et c'est plutôt une consolation, les nantis qui profitent de la misère économique, ne sont pas mieux lotis que les autres en matière de misère sexuelle, et ceci explique d'ailleurs peut-être cela. Impossible pour eux, même s'ils le souhaitaient, de sortir leur vie sexuelle et sentimentale de la logique économique, impossible de s'abandonner, impossible de croire sérieusement qu'on est aimé pour soi-même (quand bien même ce serait le cas). De cette insatisfaction essentielle, du sentiment d'ennui et de vacuité qu'elle suscite, peuvent naître diverses dérives sexuelles plus ou moins pitoyables et/ou criminelles (ce sont en quelque sorte ici les formes du Mal étudiées dans le roman de Dantec), et, plus généralement, cette soif délirante de pouvoir qu'il est si difficile de s'expliquer autrement ("si l'argent ne peut pas acheter le plus important, achetons nous au moins tout le reste").

 

3ème Racine : Et surtout l'incapacité à y trouver une solution (misère intellectuelle)

Pourtant ni la misère économique, ni la misère sexuelle, ne suffisent à expliquer qu'un individu bascule dans le Mal. Ce n'est possible que s'il n'a pas la capacité de trouver une autre issue à sa situation :

- soit parce que cette issue est impossible ("les vrais salauds responsables de ma situation sont hors d'atteinte, donc, dans mon désespoir, je m'en prends à des innocents")

- soit parce que l'individu n'a pas la capacité d'analyse lui permettant de comprendre réellement les causes de sa situation et donc d'y apporter une solution intelligente.

A des degrés très différents participent de cette même logique : le jeune des banlieues qui incendie des bagnoles, le beauf insatisfait qui vote FN et bat son chien, le psychopathe qui assassine des prostituées, ...

Il n'est pas question de dire ici qu'il est facile de trouver des solutions à tous les problèmes, ni même qu'il existe des solutions parfaites qu'il suffit de chercher et de trouver. La vie est un combat permanent et il serait illusoire de croire que nous pouvons créer un monde parfait. Tout au plus pouvons-nous améliorer les choses dans la mesure de nos moyens, mais tout est là justement, dans le fait de décider ou non de combattre pour le mieux-être, le sien et celui de tous car ils sont indissociables.

Un tel combat implique de prendre la mesure de nos limites, mais aussi de nos atouts, d'analyser les causes et de chercher des solutions. C'est facile à dire, c'est difficile à faire, certes, mais c'est la seule solution pour ne pas s'enfermer dans une logique au mieux stérile, au pire destructrice.

Si la majorité des jeunes de banlieues canalisaient leur colère légitime et analysaient la logique libérale dont ils sont les victimes au lieu de se laisser fasciner par cette logique, si le beauf FN, qu'il soit chômeur ou petit commerçant, comprenait que sa vie de merde est le fruit de cette même logique libérale et non d'une quelconque spoliation qui serait le fait d'immigrés dont la plupart ont des conditions de vie encore plus merdiques que les siennes, ... peut-être parviendrions-nous alors à créer une société qui, sans être parfaite, ne génèrerait plus autant de haine imbécile.

Quant à notre psychopathe, même s'il est certainement trop tard pour lui une fois qu'il a basculé, il aurait pu sortir de cet engrenage en comprenant, seul ou avec l'aide d'un psy, comment son éducation ou son vécu l'ont rendu à ce point inapte au bonheur. Il n'aurait certes pas tout effacé en un clin d'oeil, il n'aurait pas accédé par magie à ce bonheur absolu que nous cherchons tous en vain, mais il aurait trouvé dans le combat contre ses démons intérieurs et dans la construction obstinée d'un épanouissement, même relatif,suffisamment de bon sens pour estimer qu'il est parfaitement vain et grotesque de dépecer des gens qui ne vous ont rien fait.

 

 

Ma conclusion s'impose d'elle-même et n'aura rien de bien inattendu (il est même regrettable d'avoir à rappeller une telle évidence) : aucun progrès de l'humanité, à quelque niveau que ce soit, n'est possible sans une éducation aussi généralisée et aussi rigoureuse que possible. C'est la clef de l'avenir. S'il y a une chose qu'il est suicidaire de brader, c'est l'éducation. Or nous le faisons déjà, car la privatisation n'est pas la seule manière de brader (cf. Florent Pagny et les pédagogies pseudo-libertaires qui ont conduit à son émergence).

 

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