DE LA PROTECTION DES ARTISTES CONTRE LE MONDE MODERNE

Un essai de Michel e-keum de Mont@igne - 2005


Un des grands sujets du moment, les téléchargements de musique et de cinéma sur Internet, le droit ou non à la copie privée, etc.

Je ne suis pas suffisamment au fait des conditions de travail d'un artiste pour prétendre porter un jugement fiable et définitif, mais toute cette agitation m'inspire tout de même quelques réflexions ...

Il est surprenant de voir des artistes (ou du moins considérés comme tels au moins par eux-mêmes) avoir une réaction aussi crispée et aussi "réactionnaire", finalement. Je crois que la logique du profit a quelque peu brouillé dans leur esprit leur conception de l'art et du rapport au public. "Payez pour nous aimer, sinon c'est de la triche !", disent-ils en substance, et cette formule me semble assez contradictoire. Bien sûr, il est normal que n'importe qui souhaite gagner sa vie, et si possible bien la gagner, par son travail, mais l'art suppose a priori une générosité fondamentale, un plaisir d'apporter du plaisir à un maximum de gens, qui fait que c'est en soi déjà le plus beau des salaires. Je ne dis pas que ça doit être le seul, juste que c'est le plus beau. Et pourtant, certains artistes n'ont même pas eu de leur vivant cette satisfaction morale-là. Prenons Van Gogh (pour être original) : voilà un type qui s'est épuisé à créer de la beauté selon sa propre conception, malgré l'incompréhension de son temps et le fait qu'il n'a donc pas pu vivre confortablement de son art. Je crois que Van Gogh aurait été formidablement heureux de savoir que cent ans après sa mort, ses oeuvres seraient vues et admirées, même gratuitement, par des millions de gens à travers la planète entière. Juste pour dire que cette récompense tellement extraordinaire qu'est le fait d'avoir réussi à toucher quelques personnes, et plus encore de nombreuses personnes, qui reconnaissent votre talent, me semble difficilement conciliable avec l'attitude de ces "artistes" contemporains qui défendent bec et ongles le respect de leur propriété et des bénéfices qui vont avec. Evidemment, personne ne leur demande d'être comme Van Gogh et de mourir dans une misère noire, ruinés par des millions d'internautes sans scrupules, mais il me semble qu'ici la préoccupation financière l'emporte un peu trop sur la préoccupation de faire partager leur oeuvre à un maximum de gens, et que c'est là une façon de voir qui convient mieux à des marchands de savons (peut-être parce que chez beaucoup cette "oeuvre" n'est justement qu'un produit de piètre qualité, que beaucoup de gens n'achèteraient de toute façon pas, mais qu'ils téléchargent parce que, en tant que "produit" accessible gratuitement, cela leur semble avoir un vague petit intérêt).

Les supports évoluent et ces supports sont de plus en plus bon marché. C'est une réalité technique, on ne peut pas renverser le sens du progrès, juste le bloquer artificiellement pour préserver des intérêts mesquins. Alors que la diffusion maximale de son propre travail intellectuel et/ou artistique a longtemps été le rêve de tout véritable artiste, voici qu'aujourd'hui la possibilité de toucher plus de monde que jamais leur est odieuse parce que ces millions de gens qu'il peuvent désormais toucher ne paieront pas le prix fort. Autres temps, autres moeurs ? Tout ça découle de la marchandisation croissante de l'art, dont les artistes (en particulier dans le domaine musical, je pense) sont d'ailleurs en général les premières victimes. La place croissante de ces intermédiaires dont le seul souci est de faire un bénéfice maximal sur l'oeuvre qu'on leur confie entraîne depuis des années des dérives que les maisons de disques et les artistes sont en train de payer ces derniers temps. Si un CD était vendu à un prix raisonnable, je suis persuadé qu'un très grand nombre de gens continueraient à en acheter, et même beaucoup plus qu'avant, malgré la possibilité du téléchargement. La logique commerciale a introduit de la ruse et du conflit dans un domaine où il ne devrait y avoir que de la générosité et du respect réciproque, entre l'artiste et le public. Il ne viendrait à l'idée de personne, s'il en a les moyens financiers, de ne rien donner en échange à un artiste qu'il aime.

Mais laissons l'aspect moral(isateur), dont je suis hélas si friand, pour des choses plus concrètes. Revenons à l'évolution des supports et au fait qu'il est indispensable d'en tenir compte. Dans le cas de la peinture, un tableau de Van Gogh (encore lui) est unique. S'il est accroché dans un musée, des milliers, voire des millions de gens, peuvent venir le contempler pour une somme tres modique (modicité évidemment compensée par le nombre), voire, lors de journées exceptionnelles, gratuitement (quelle horreur !). D'autre part, n'importe qui peut se procurer pour des sommes dérisoires, des reproductions (cartes postales, posters,...) de cette oeuvre. La qualité est évidemment moindre, mais c'est un moyen comme un autre de garder avec soi une part ou un reflet, même affaibli, de cette oeuvre. Pourquoi pas ? Ce n'est pas formidable, cet accès de la culture à un maximum de gens ?

De la même façon, le livre existe sous une forme "noble", relativement chère, pour ceux qui le souhaitent, mais il existe aussi sous des formes plus accessibles, dites "de poche" qui lui permettent de se diffuser plus largement qu'un manuscrit médiéval (forme par rapport à laquelle les premiers volumes imprimés devaient paraître horriblement bon marché et plus facilement diffusables, comme quoi tout est question d'époque). Et la diffusion d'un livre ne s'arrête pas là, car on peut le consulter pour presque rien (un abonnement dans une bibliothèque, un abonnement internet pour les livres en ligne), voire pour rien car certains individus sans conscience ont coutume de prêter à leurs amis des livres qu'ils ont aimés (vade retro, gratuitas !).

Parlons musique. Alors que la qualité d'une carte postale n'équivaut pas à celle de la toile originale et que la consultation d'un livre en ligne n'est pas aussi agréable que la lecture d'un livre imprimé, le problème, avec la musique, c'est que la qualité sonore d'une copie peut être la même que celle du CD original. Bon, c'est une réalité, il faut faire avec : la reproduction sonore est devenue tellement facile qu'elle ne coûte plus rien. Si j'étais un artiste (ce qu'à Dieu ne plaise !), il me semble que je me dirais deux choses :

- que si je veux continuer à vendre des CDs, et ce malgré le prix exorbitant auquel les maisons de disque me contraignent à proposer cet objet, je dois réaliser un produit qui apporte quelque chose de plus que sa simple copie : je soignerais particulièrement le livret, l'apparence du CD et de son boîtier, etc.

- que la reproduction sonore n'a pas toujours existé, qu'il fut un temps où le seul revenu d'un musicien venait des concerts publics qu'il donnait et que l'âge du disque n'a peut-être été qu'une parenthèse avant un retour à l'essentiel du métier : la représentation publique. Parce que si rien ne ressemble plus au son d'un CD que le son d'une copie sur CD, en revanche rien ne remplace l'expérience d'un concert (du moins lorsqu'il est donné par de véritables artistes). La musique redevient essentiellement une affaire de concert et je suis pas sûr que ce soit un mal, même si cela ne fait pas l'affaire des marchands de soupe et des stars préformatées dont les concerts relèvent de l'opération promotionnelle et non d'une hypothétique activité artistique. Mais, après tout, l'âge du disque laisse des traces. Contrairement à l'artiste d'autrefois, celui d'aujourd'hui peut ajouter aux revenus produits par ses concerts celui des quelques CDs qu'il continuera à vendre s'il en donne l'envie à son public, et il peut ajouter au plaisir assez chèrement mais justement rétribué qu'il donne au public de ses concerts le plaisir certes moindre mais non négligeable que, par le biais des moyens de communications modernes, il apporte à des millions d'autres gens dans le monde, qui n'ont pas la possibilité de le voir en concert. Gratuitement ? Et alors ?


Sur ce sujet, on peut consulter l'intéressant chapitre consacré au peer to peer dans le second volume (les Cigales) de l'Antimanuel d'Economie de Bernard Maris. On en trouvera quelques extraits par ici.


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