Philippe Sage, 23 avril 2012.


Il s’est passé un truc très étrange. Du genre à raconter plus tard à nos petits-enfants. Mais il n'est pas certain qu’ils nous croient et pourtant, c’est arrivé. Oui, c’est une histoire étonnante, rendez-vous compte. Un homme de gauche, avec des idées bien à gauche, fait – dit-on – une "belle campagne". Chacun s’accorde sur ce point, et quand je dis chacun, c’est aussi bien à droite qu’à gauche.

Front contre Front

 

Oh, il y a bien quelques critiques, des réticents, des qui tordent du nez, mais dans l’ensemble on s’emballe pour ce phénomène. Jusqu’au jour où, tiens donc, ça ne va plus. Voilà qu’on lui trouve des poux, qu’on parle de lui comme une menace. A la mi-mars, Christophe Barbier à "L'Express" publie un édito intitulé "pour en finir avec Mélenchon". Là où, précisément, notre homme s’apprête à croiser dans les courbes sondagières son ennemie déclarée. Un autre Front autrefois jugé infréquentable. Mais je vous parle d’un temps que les moins de dix ans ne connaissent pas. Je vous parle d’un temps d’avant la "dédiabolisation".

Quoi qu’il en soit, le 22 mars, dans un sondage BVA, pour la première fois, notre homme au verbe haut et au Front de gauche passe devant ce Front jadis honni. Une tendance confirmée, début avril, et successivement, par trois autres instituts : LH2, IPSOS et CSA.

Alors, et très curieusement, le franc-tireur de la mi-mars, un certain Christophe Barbier, est rejoint par toute une armée. Sans doute, allez-vous penser qu’elle nous arrive, cette armée, des rudes colonnes du "Figaro" ou de je ne sais quel "Journal du Dimanche". Ce serait, je vous l’accorde, la logique même. Mais pas du tout. Et c’est bien là, l’étrange. Qui fait que cette histoire est pour le moins abracadabrante.

 

Car, voyez-vous, c’est du "Monde" [1] ou du "Nouvel Observateur", par exemple, que viennent les coups. Dans un admirable concert, cette presse que l’on classe à gauche, ou du moins, à qui l’on prête une sensibilité de gauche, concentre son tir sur cet homme qui, en un rien de temps, devient le pire des Robespierre. Ce n’est plus un tribun qu’on loue, c’est un démagogue qu’on dénonce. Un archaïque de première. C’est Georges Marchais ressuscité. C’est dire s’il se trompe d’époque et, à peine sous-entendu, qu’il trompe son auditoire. Or donc, il faut le faire savoir et vlan. 100 milliards d’euros, voilà ce que cet homme va nous coûter, au bas mot. C’est pure folie, etc.

Travail de sape

Et voyez ces fréquentations, comme elles sont bizarres. Pour un homme se prétendant de gauche. On comprend mieux, n’est-ce pas, pourquoi à droite, on lui tresserait presque des lauriers. Car, c’est là itou l’étrange : de M. Sarkozy à M. Guéant en passant par M. Juppé, on s’ébaubit de la campagne menée tambour battant par l’homme au Front de gauche. C’est suspect, non ? Il y a anguille sous roche. Il faut en remettre une louchée. Allez hop, faites ronfler les éditos, balancez les photos, alertez les réseaux sociaux.

Ce travail de sape, consciencieux, méthodique, régulier, ne tarda pas à porter ses fruits. Qui plus est, en un pays, où il se murmure, qu’ils sont légions, les indécis. J’ai même entendu – c’est assez extravagant – que ce sont ces derniers qui pourraient faire la décision. Toujours est-il que dans les sondages, notre homme au Front de Gauche vit sa courbe plonger, doucement, mais sûrement. Tant et si bien, que l’autre Front reprit, sur lui, le dessus. C’est beau, savez-vous, des courbes qui se croisent, la nuit, quand tout un peuple est endormi. Je vous recommande celles de TNS-Sofres.

Un score du FN hallucinant

Un chef-d’œuvre. On jurerait apercevoir, en ce vendredi 13 du mois d’avril, deux météorites qui se percutent. A 16%. Et, dans ce choc, d’une extrême violence, à vous rendre semi-dément, l’homme au Front de Gauche dévisse. Pendant que l’autre Front s’envole. Suivez les courbes de cet institut TNS-Sofres, prolongez-les, et vous arriverez, peu ou prou, à dimanche. Au 22 avril. A ce jour, étrange, où le Front national de Marine Le Pen mit la pâtée au Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon.

Il vous faudra bien du talent pour raconter cette histoire à vos petits-enfants. Certes, ce n’est pas Jaurès qu’on aura assassiné, tout de même pas ! Mais convenez qu’on lui aura bien savonné la planche. Comment expliquer qu’elle le fût par une presse qui, en d’autres temps, aurait plutôt concentré toute son attention sur un Front d’une autre nature : ça, c’est une autre paire de manches. D’autant qu’on se souvient, n’est-ce pas, comme elle appela à l’unisson, au Front républicain, un lendemain de 21 avril. Il y a dix ans. Mais ce temps-là, faut-il le croire, est révolu.

Aujourd’hui lorsqu'un homme se lève et se met en tête de reconquérir les classes moyennes et populaires – ces déçus de la gauche d’antan pour beaucoup – on le dégomme. On lui fait la courbe, on le ratiboise. Et le résultat est étonnant. Proprement hallucinant. 6.421.773 suffrages, un record pour le Front national. Bravo les gars !

 

Nonobstant, on me dit que cette histoire n’est pas finie. Qu’il y aurait, paraît-il, au bout une victoire. Je ne saisis pas très bien. Une victoire pour qui ? Pour quoi ? Ne me répondez pas, comme je le redoute, "pour la gauche". Je veux bien, plus tard, raconter des histoires à mes petits-enfants, mais leur mentir, je n’aurai pas ce front-là.

Références :

[1] "Le Monde" avait, cela dit, dégainé très tôt. Vers le mois de janvier 2011. Via un dessin de Plantu. Qu’on retrouvera dans "L’Express" de M. Barbier. Un dessin qui, comme autrefois certaines caricatures, fit couler beaucoup d’encre.

 


Retour Menu Blog

Retour Page d'accueil