Eric ROHMER (1920-2010)

 


A quoi tient le plaisir pris aux films de Rohmer (à ceux du modèle le plus courant : laissons de côté les adaptations historico-littéraires) ? En partie au fait d'entendre des personnages tenir des discours, exposer des points de vue, qui, sans être forcément géniaux, sont en tous cas intéressants. Ces films "ressemblent" à une conversation intéressante entre amis. On a presque l'impression d'y prendre part. Car au fond la morale définitive de ces histoires importe assez peu : ce qui compte, c'est le débat, l'exposition de points de vue, toujours variés et en général tous traités avec un égal respect.


La Boulangère de Monceau (1963)

Voix off du narrateur : « Et puis, il faut bien le dire, le guet sur le boulevard était monotone et fatigant. Le marché offrait la variété, la fraîcheur et l'irrésistible argument alimentaire. Mon estomac me tiraillait et, lassé des réfectoires, il réclamait précisément, avant-goût des vacances, cet intermède gastronomique que le temps des cerises était propre à lui octroyer. Les odeurs maraîchères de la rue et son brouhaha étaient à coup sûr, après tant d'heures de Dalloz et de polycopiés, meilleure récréation que le tintamarre du foyer et ses effluves de popote. »

 

Le Signe du Lion (1959)

Jess Hahn, impressionnant dès les premières secondes de ce film, montre qu'il est capable de sortir de son éternel rôle de gros américain caricatural.

 

La Carrière de Suzanne (1963)

Quelle différence entre la relative douceur où baigne L'Amour l'après-midi et le côté grinçant de La Carrière de Suzanne. Ce dernier est sans doute le pire dans le genre, mais je crois surtout qu'il y a une évolution chez Rohmer, dont les premiers films (La Boulangère de Monceau, Le Genou de Claire) présentent souvent des formes de manipulation et un discours assez méprisant, notamment envers les femmes (discours qui n'est pas forcément celui de Rohmer, mais qui domine le film). On peut y ajouter La Collectionneuse (c'est nettement moins évident pour Ma Nuit chez Maud). Et puis, à partir, me semble-t-il, de l'Amour l'après-midi (ou déjà de Maud), les choses changent : les personnages sont plus souvent de bonne foi, ils essaient de l'être en tous cas, ils tentent un vrai dialogue, les rapports entre eux s'adoucissent. Bien sûr, on retrouve plus tard des manipulateurs cyniques, comme le personnage de Feodor Atkine dans Pauline à la plage, mais il me semble que c'est très différent, tant par leur importance moindre que par leur nature différente (le personnage d'Atkine est relativement honnête à sa façon et assume ses choix : il est infiniment plus sympathique que celui de Christian Charrière dans Suzanne).

 

L'Amour l'après-midi (1972)

Une scène qui laisse le spectateur aussi sidéré que le personnage : la manière dont une vendeuse qui semble prendre son boulot très à la lègère finit par lui faire acheter une chemise avec une adresse qu'on n'attendait pas.

 

La Marquise d'O (1976)

Contrairement à ce que je craignais, pas ennuyeux du tout, excellent, malgré (?) son intrigue saugrenue et la coiffure (encore plus saugrenue) de Bruno Ganz.

Je craignais plus encore de regarder le bonus du DVD, à savoir une interminable mise en scène théâtrale par Rohmer de Catherine de Heilbronn, de Kleist. Eh bien non ! On n'est décidément jamais déçu par Rohmer. C'est magnifique. Pascale Ogier est très émouvante, malgré l'artifice de ce rôle de toute jeune fille.

 

Perceval le Gallois (1979)

Perceval est un film que l'on peut savourer à divers degrés. Ma première vision fut dominée par l'amusement face à tant d'artifice (et, comme souvent chez Rohmer, face à la présence d'Arielle Dombasle, mais sans doute peut-on l'inclure dans l'artifice). En le revoyant, il y a bien quelques incongruités qui m'amusent toujours (en particulier le choix de Marc Eyraud, l'inspecteur Ménardeau des Cinq dernières minutes, pour incarner le Roi Arthur), mais le film n'est en réalité bizarre que si on le considère comme un film et qu'on le compare à d'autres films. Si l'on considère au contraire que c'est ici le texte qui prime, que ce texte est en vers et destiné à être accompagné musicalement, alors Perceval peut être vu pour ce qu'il est : non pas l'adaptation cinématographique d'une histoire médiévale, mais la mise en scène et en images d'un poème médiéval.

 

Le Beau mariage (1982)

Très bien, mais pas autant que dans mon souvenir (sans doute parce que j'étais alors plus sensible à la présence comique d'Arielle Dombasle) et pas autant que bien d'autres films de Rohmer, sans doute parce que les personnages y sont très peu sympathiques (Béatrice Romand dans ses caprices, Arielle dans ses facéties lourdingues).

 

Le Rayon vert (1986)

Marie Rivière cherchant désespérément comment passer ses vacances imminentes après annulation de son projet initial, Béatrice Romand lui suggère des vacances en groupe :

- T'es folle ?

- Pourquoi ? T'as des préjugés ? Mais qu'est-ce qui te gêne dans le groupe ?

- Mais t'es cinglée ? Tu m'attaques ou quoi ? merde !

 

L'Ami de mon amie (1987)

Celui-ci, contrairement au Beau Mariage, me plaît toujours autant, si ce n'est plus encore. Personnages attachants, intrigue intéressante et bien menée, et je me suis laissé avoir (une nouvelle fois, je suppose) par le quiproquo final au restaurant.

 

L'Arbre, le Maire et la Médiathèque (1993)

Beau numéro comique d'Arielle Dombasle face à la réalité rurale (les vaches lui semblent fascinantes comme "des monstres préhistoriques"). Le numéro de Luchini est plus convenu et il ne peut s'empêcher d'en sourire lui-même pendant qu'il (sur)joue.

La productrice Françoise Etchegaray raconte que, lors du tournage de la scène des vaches, Arielle Dombasle les qualifia réellement d'animaux préhistoriques, et que le paysan auquel elles appartenaient lui affirma : "C'est point des animaux préhistoriques. C'est des taurillons."

 

Les Rendez-vous de Paris (1995)

Dans la deuxième histoire, la jeune fille craint que son ex ne la surprenne avec son nouvel amant dans le quartier, dans les lieux, où elle a vécu avec lui : "Je ne veux pas qu'il me voie faire avec un autre ce que j'ai déjà fait avec lui. Je veux dire : pas dans les mêmes lieux ... Je veux qu'il sache que j'ai de l'imagination."

 

Conte d'automne (1998)

Une fille ayant dit à son ex, devenu son ami mais encore amoureux d'elle, qu'elle ne reviendrait plus le voir tant qu'il ne se serait pas retrouvé une femme, il objecte :

- Mais si à ce moment-là je n'ai plus envie de te voir ?

Là, dépassant l'esprit d'escalier, court-circuitant les longueurs de l'expérience malgré la jeunesse de son personnage, elle répond directement (car le dialogue rohmérien n'est pas réaliste et bredouillant : il condense et expose avec limpidité les données d'un problème) :

- Ca prouvera que notre amitié est une chose fragile, qui n'a plus besoin d'être continuée.

Réflexions et échanges, calculs et hasards,... Ce film, comme bien d'autres films de Rohmer, est fascinant.

 

Les Amours d'Astrée et de Céladon (2007)

Encore un film que je redoutais et qui s'avère parfaitement jubilatoire, avec en prime une musique magnifique. Cela dit, petit détail, lorsque c'est Astrée qui chante, ça ne fait pas du tout antique mais très contemporain, très variété française des années 60-70 ... Je ne suis pas compétent pour expliquer la chose, mais ça me semble assez évident.

 

***

Maestro, de Léa Fazer (2014).

Amusante comédie présentant l'envers du décor, en l'occurrence le tournage des Amours d'Astrée, à l'origine projet de feu Jocelyn Quivrin qui jouait dans le Rohmer. Le personnage de l'acteur jouant le druide est formidable. Lonsdale aussi, bien sûr, mais sans ridicule, en simple obstiné attaché à des choses que personne autour de lui ne saisit, se foutant de l'air du temps. Au fond, et même si le film lui-même n'a rien de rohmérien, on se retrouve un peu comme devant les films de Rohmer, à la fois amusé et respectueux.

***

Mademoiselle de Joncquières, d'Emmanuel Mouret (2018).

Point positif : Emmanuel Mouret ne joue pas dedans. Mais il réussit à rendre de bons acteurs comme Cécile de France et Edouard Baer aussi insupportables que lui. Tout est bavard et factice. On le compare souvent à Rohmer et pourtant j'aime le factice de l'un (qui sert le texte et l'intrigue) autant que je déteste celui de l'autre (qui gâcherait le meilleure sujet, tel que celui-ci jadis superbement mis en scène par Bresson). C'est peut-être là qu'est cette différence que je peine à analyser et que je ne peux que constater à travers mes réactions : le factice de Rohmer ou de Bresson s'efface devant le texte, alors qu'ici, derrière le texte, on sent en permanence Mouret cherchant à briller ...

Tout de même, on finit par s'habituer un peu à ce ton et par s'intéresser à cette histoire que l'on connaît déjà, tandis que les acteurs semblent peu à peu redevenir plus naturels. Et surtout, alors qu'il me semble que Bresson terminait sur la cruauté de la vengeance, Mouret revient au dénouement de Diderot qui fait triompher l'intelligence sur les conventions sociales : au fond, pourquoi se laisser gâcher la vie pour la conception qu'ont les autres de l'honneur et de la réputation ? Ici, la vengeance tombe complètement à plat. Autre point positif pour Mouret.

 


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