Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge (Pléiade)

 


Robert de CLARI, La Conquête de Constantinople

Robert de Clari est beaucoup plus agréable à lire que Villehardouin, autre historien de cette conquête. Le nombre de contradictions entre leurs deux versions, d'inversions dans la chronologie des faits, est par ailleurs assez impressionnant et laisse rêveur quant à la fiabilité des sources historiques. Quoi qu'il en soit, Villehardouin est plus terne et devient même extrêmement ennuyeux à partir de la prise de Constantinople et sa transformation en royaume latin : conquêtes de diverses villes, puis perte progressive des mêmes, le tout à travers un récit lourd et répétitif.

Comme l'empereur que les Croisés ont tiré d'exil et mis sur le trône de Constantinople commence à les trahir, le doge de Venise, digne vieillard aveugle, lui dit : "Garçon mauvais, nous t'avons jeté de la merde et en la merde te remettrons" (Pléiade Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge, pg 47). Il faut évidemment comprendre : "nous t'avons jeté (tiré) hors de la merde" ; ils n'en ont pas jeté sur lui (sans quoi il serait inutile de l'y "remettre").

Un peu plus loin, pg 50, il est question d'un "escouillé, uns des huissiers (de) l'empereur".

Un détail qui n'est pas chez Villehardouin : après l'échec du premier assaut des Croisés en 1204, les Grecs "montèrent sur les murs et avalaient (abaissaient) leurs braies et leur monstraient leurs culs" (55).

Comme les Croisés se demandent après cet échec si Dieu ne les a pas abandonnés, les évêques leur font un sermon pour leur garantir que Dieu est de leur côté puisque les Grecs (et leur nouvel empereur) sont hérétiques, traîtres, etc. Ils concluent que les Grecs "estoient pire que Juifs" (56).

 


Jean de JOINVILLE (1224-1317)

On trouve dès le début (III) la fameuse anecdote de l'Ecossais venu d'Ecosse, à savoir Saint Louis (par ailleurs abject cul-bénit médiéval et criminel de guerre), disant à son fils, avant de mourir : "J'aimerais mieux qu'un Ecossais vint d'Ecosse et gouvernât le pays bien et loyalement, plutôt que de le voir mal gouverné par toi."

Un peu plus loin, cette observation linguistique de Saint Louis dont je n'ai pas souvenir que Genette l'ait signalée dans ses Mimologiques : parlant d'un mot de sens négatif, il observe qu'il est justement désagréable à prononcer en raison des "erres" qu'il contient, qui "escorch(ent) la gorge" et "senefient les ratiaus au diable".

Joinville (LXVI), prisonnier des Sarrasins avec d'autres compagnons, explique que l'un d'eux, "le bon comte Pierron de Bretaigne", a dans sa suite un homme qui sait le sarrazinois et le français et "que l'on appelle drugemens", forme propre à nous faire réaliser que "drogman" et "truchement" ne sont que deux évolutions différentes d'un même mot. Il ajoute que ce drugment "enromançait le sarrazinois au comte Pierron" (c'est-à-dire le lui traduisait en langue romane).

 


Jean FROISSART (1337-1410)

Le bilan de la bataille de Poitiers, après reddition des Français et capture du roi, contient cette remarque : "(les Anglais) constatèrent qu'ils avaient deux fois plus de prisonniers qu'ils n'étaient eux-mêmes."

Devant Rennes (Pléiade, pg 386-87), un assiégeant anglais venu frimer et chercher combat singulier avec sur lui un épervier et six perdrix, est apostrophé par Olivier de Mauny qui lui demande s'il veut lui vendre des perdrix, l'autre : "Si vous osiez marchander de plus près et venir jusqu'à moi pour combattre, vous avez trouvé marchand. - Et à Dieu le veut, ouil, attendez-moi et je vous paierai tout sec." De fait, l'anglais est vaincu et capturé, puis finalement renvoyé dans son camp auprès de son chef, le duc de Lancastre "qui assez le rigola de ses perdrix."

Quant au récit de la jacquerie, je n'ai pas compétence pour en juger la fiabilité d'un point de vue historique (et on peut supposer que le peuple inéduqué d'alors pouvait en effet se montrer particulièrement violent), mais il est curieux d'y retrouver tous les ingrédients du récit médiatique contemporain sur les Gilets Jaunes : cruautés horribles (devenues aujourd'hui propos racistes, propos homophobes ou attaques d'hôpitaux inventées de toutes pièces) de cette masse grouillante et bestiale, justification de la violente répression qui s'abat sur eux en retour.

Le livre III est un peu confus pour la raison même qui lui donne un certain charme, c'est qu'on y voit l'histoire en train de s'écrire, l'auteur racontant son voyage en Béarn, les rencontres qu'il y fait et surtout les récits qu'on lui fait (en particulier son compagnon de voyage Espaing de Lyon) concernant des périodes antérieures traitées dans les livres précédents.

Il est question pg 623 du duc d'Irlande, qui n'a rien d'irlandais mais est un ancien favori du roi d'Angleterre, lequel lui a donné ce titre. Chassé par les oncles du roi, il est "depuis plus d'un an ou environ" auprès du roi de France : "or n'est-il rien dont on ne se tanne" (lasse) ... D'autant que se trouve là également le père de sa première femme, qu'il a répudiée, lequel père menace de quitter la cour si l'autre y reste. "Cil duc d'Irlande regarda que on étoit tanné de lui" et alla se faire voir ailleurs. Après quoi le roi de France va voir le pape (enfin, un des papes ...) à Avignon : "Et l'attendoit cil qui se nommait pape Clément, en la chambre du consistoire, séant en une chaire pontificalement en sa papalité." (626)

"Le comte d'Armignac, qui était jeune et entreprenant et de grand'volonté, quand il eut ouï sa messe en son pavillon et bu un coup, demanda ses armes et s'arma (...)" (818). Précisons au passage qu'Armignac est la manière dont Froissart, chez qui l'orthographe des noms propres est plus que hasardeuse et variable, désigne le comte d'Armagnac.

L'édition Pléiade ne fournit de Froissart qu'une sélection, mais on a l'intégralité du début du Livre IV. On sent ainsi à quel point il passe continuellement d'un sujet à l'autre pour tenter de respecter la chronologie au lieu de traiter globalement chaque épisode. C'est en permanence "mais laissons là le comte de Foix et revenons au roi de France" (ou à celui d'Angleterre, ou au siège d'Auffrique, ou à celui-ci ou à cet autre). Difficile à suivre si on ne lit pas en continu. On finirait presque par y trouver un intérêt feuilletonesque, mais ce n'est que la réalité des faits et les rebondissements inattendus sont bien rares ! Tout cela ne concerne d'ailleurs que quelques années et c'est donc d'un intérêt historique limité, sauf pour des spécialistes de cette période.

L'un des chapitres, décrivant un tournoi, est particulièrement ennuyeux, chaque § ou presque étant, durant des dizaines de pages, construit sur le même modèle, seuls les noms variant : "alors sortit des rangs anglais un chevalier nommé (...)" / il se fait équiper / il choisit son adversaire / description des trois rencontres, toujours plus ou moins dans les mêmes termes / résultat (toujours à peu près le même puisque ce sont des combats "amicaux"). Il faudrait relire l'histoire particulièrement ennuyeuse trouvée dans les Mille et Une Nuits, pour décider laquelle mérite la palme ...

 


Philippe de COMMYNES (1447-1511)

Un peu mieux ordonné et d'une lecture un peu plus fluide que Froissart. Les descriptions d'opérations militaires manquent un peu de clarté. Heureusement, les stratégies politiques et diplomatiques sont mieux exposées.

Commynes semble fort apprécier le mot "rasibus" (au sens de "tout près de").

Le passage à Charles VIII et aux guerres d'Italie devient un peu confus et ennuyeux, hormis le passage sur Venise, en particulier pg 1345.

Le dernier livre est dans un premier temps aussi pénible que le précédent, avec la longue évocation d'une bataille (Fornoue) apparemment assez peu meurtrière mais dont le long récit, inutilement détaillé et (comme toujours) assez confus, est, lui, un des plus mortellement ennuyeux qui soit.

Cela redevient un peu plus intéressant quand Commynes parle diplomatie, sujet qu'il maîtrise mieux que la guerre. Il y a même quelques passages amusants : de leur costé ne parlait nul que ledit duc (de Milan), et du nostre, un ; mais nostre condition n'est point de parler si posément comme ils font, car nous parlions quelquesfois deux ou trois ensemble, et ledit duc disoit, "Ho, un à un." (XVI)

Au chapitre XIX, le même duc de Milan, qui a promis de fournir deux bateaux aux Français pour aller soutenir leur garnison à Naples mais refuse depuis de les laisser monter dedans, répond "qu'il avait bien promis de servir avec deux naves, mais qu'il n'avait point promis de laisser monter nuls François dessus. A quoi je respondis que cette excuse me semblait bien maigre, et que si, d'aventure, il me prestoit une bonne mule pour passer les monts, que feroit-il pour moi de la me faire mener en main et que je n'eusse que la vue sans pouvoir monter dessus ?"

 


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