Mais vous n'aurez pas
Ma liberté de penser (sic)
- Florent Pagny dans son courageux (sic) réquisitoire contre l'IGF -
Une des plus lourdes erreurs de la pédagogie dite "libertaire" (que je suis moi-même trop obstinément libertaire pour considérer ainsi) fut de cracher sur le travail, sur l'effort, sur la rigueur, valeurs fascistes par excellence, au nom de la liberté et de l'épanouissement de l'enfant.
Le travail, c'est la santé ?
Il est incontestable que ces valeurs ont réellement été associées (et le sont encore) aux idéologies les plus répugnantes, mais il convient de voir sous quelles formes, à quel degré et dans quel but, avant de jeter le bébé avec l'eau du bain. Nous sommes ici face à un de ces lamentables amalgames qui font qu'une certaine gauche travaille sans le vouloir (du moins je l'espère) depuis près de trente ans pour l'idéologie ultralibérale.
Que le travail, l'effort, ne soit pas une fin en soi, évidemment. La seule fin à laquelle doit tendre l'être humain est son épanouissement, tout le reste n'est qu'imposture et manipulation. A ce titre tout travail auquel l'individu est contraint, par la force ou la nécessité de gagner sa vie, est une violence qu'on lui fait, et je serai des premiers à rappeler l'indispensable lecture du Droit à la paresse de Lafargue.
Mais nous parlons ici du travail aliénant. Et nous le condamnons au nom de l'épanouissement humain.
Or, qu'est-ce que cet épanouissement ?
Dans un monde idéal, on pourrait limiter sa définition au développement de notre capacité à savourer l'existence et ses plaisirs.
Dans le monde réel, il faut y ajouter la nécessité de combattre et de réduire autant que possible tout ce qui entrave cet épanouissement humain, aussi bien dans la nature (la maladie, les intempéries, les catastrophes naturelles,...) que dans l'état de la société (l'exploitation de l'homme par l'homme, sous toutes ses formes).
Or, pour chacun de ces points, désolé d'avoir à le rappeler, le travail et l'effort (ici librement consentis) sont nécessaires. Je parle avant tout ici de travail intellectuel, mais le travail physique a joué durant des siècles un rôle primordial pour assurer la subsistance de l'humanité et permettre à quelques privilégiés de philosopher. Il est simplement regrettable que ces siècles de travail de masse n'aient abouti au machinisme (et donc à la libération du travail physique pour l'homme) que pour le profit d'une poignée de couillons.
Il a bien fallu travailler, et travailler rigoureusement, efficacement, pour construire des maisons capables de nous protéger des intempéries. Quant aux maladies, remercions Pasteur et consorts d'avoir accordé à la recherche scientifique toute la rigueur intellectuelle dont ils étaient capables, car s'ils avaient été formés par nos pédagogues pseudo-libertaires, nos savants auraient certainement passé leur vie à glandouiller dans leurs labos sans trop savoir par où commencer : ils auraient fini par se livrer à d'infinies parties de morpion pour occuper leur temps et nous aurions tous la rage à l'heure où je vous parle. J'ai l'air de plaisanter, mais c'est cette école libertaire, majoritaire au sein des instances pédagogiques de notre système, qui forme depuis un moment les chercheurs et les médecins de demain ...
Une rigueur intellectuelle presque aussi grande me paraît indispensable pour aborder les problèmes politiques et sociaux. Qu'un grand nombre d'électeurs avoue naïvement et sans honte ne rien comprendre à la politique mais voter tout de même fait froid dans le dos. Il ne s'agit pas de remettre en cause le principe du suffrage universel, mais enfin l'instauration d'un tel suffrage implique que l'on fournisse à tous les citoyens une formation politique un tant soit peu poussée ! En l'absence d'une réflexion sociale, économique et politique sérieuse chez TOUS les électeurs, un pays est soumis à la démagogie et à la manipulation et n'a de démocratie que le nom.
Enfin, même dans l'hypothèse où nous vivrions dans un univers parfait où aucune nécessité d'améliorer les choses ne viendrait solliciter de notre part la moindre rigueur de pensée, il nous resterait malgré tout à faire preuve d'une certaine rigueur dans notre travail sur nous-même, dans notre propre construction, dans l'élaboration de notre aptitude au(x) plaisir(s), sans quoi nous serions très vite voués au plus mortel ennui. Tous les sens s'affinent, se travaillent, se développent. Toute personne un peu honnête admettra que les plaisirs les plus subtils et donc les plus riches, les plus durables, ne sont pas d'un accès immédiat et spontané. Je ne parle pas seulement de culture classique, "bourgeoise" diront nos pédagogues libertaires (pour certains, qui aiment à paver l'enfer de leurs bonnes intentions, un enfant de prolo n'a pas besoin d'être capable d'aimer Mozart ou Proust : en tant que produit de l'ascenseur social, je leur collerais bien un pain, à ces cons-là, mais en tant que partisan de la non-violence, je m'en abstiendrai la mort dans l'âme).
Il n'y a pas d'aptitude innée à apprécier l'art ; ça s'apprend !
Il m'a personnellemnt fallu des années d'effort et de persévérance avant d'être sensible à la musique de Björk, par exemple. Et je remercie la personne qui a su insister et vaincre une imperméabilité aussi compacte, car je regretterais aujourd'hui d'être passé à côté de ces merveilles. Simple exemple. Mais tout est comme ça. Combien de fois ai-je regardé par simple devoir, en me forçant, un film présumé chiant (2001, la Dolce Vita,...), me retrouvant en réalité scotché devant l'écran, parce que les vrais chefs-d'oeuvre, même difficiles d'accès au départ ou en apparence, ce n'est jamais chiant ; alors que Florent Pagny, même pour ceux qui aiment ça, au bout de quelques diffusions, ça finit toujours par le devenir, pour tout le monde.
Le plaisir de jouer d'un instrument de musique ne peut être réel et durable que si je commence par apprendre, par faire des gammes, des exercices rigoureux, ce qui n'est pas ludique mais objectivement chiant, et qui est pourtant indispensable si je ne veux pas me retrouver à jouer en boucle "Jeux interdits" sur une corde, finissant par ranger ma guitare toute neuve dans un étui dont elle ne ressortira plus jamais.
Bref, si le travail et la rigueur doivent être librement consentis et mis au service de notre épanouissement, ils n'en sont pas moins indispensables, du moins dans un premier temps, en tous cas si notre objectif est d'être heureux, de trouver quelque plaisir dans ce monde globalement médiocre (et je suis poli) et non de devenir des bêtes de somme ou au mieux des légumes.
Si nous considérons à présent le contexte de l'école, nous avons affaire à un cas très particulier puisqu'il serait naïf d'espérer que le travail et la rigueur y seront librement consentis par des enfants ou des adolescents. Pour tout vous avouer, je crains que la notion de rigueur ne soit même parfaitement absconse pour un esprit enfantin et plus encore adolescent. C'est donc aux adultes qu'il revient de faire certains choix lorsque l'enfant n'est pas encore en mesure de choisir objectivement ce qui est préférable pour lui. Faute de s'être vu présenter ce moyen d'épanouissement polyvalent, chiant dans un premier temps mais plutôt efficace, qu'est la rigueur intellectuelle, l'adolescent un tant soit peu conscient de la médiocrité de l'univers risque de se contenter de fuir cette réalité grâce aux paradis artificiels (bière, panaché et autres), solution peu chiante mais fort peu efficace pour agir sur le réel, mais il est difficile de lui jeter la pierre.
Sans tomber dans les excès de l'école d'antan et sans faire violence à l'enfant, il me parait indispensable de le contraindre à un certain travail, effectué avec une certaine rigueur. Si, une fois en âge de juger par lui-même, il estime que les adultes ont mal choisi ce qui était son intérêt, il pourra rejeter en bloc ou en partie ce qu'on lui aura appris : l'essentiel est qu'il puisse le faire par un raisonnement rigoureux, non parce qu'il n'a pas compris ce qu'on lui a enseigné mais parce qu'il l'a dépassé.
Pensée libre contre pensée rigoureuse.
En opposant ces deux notions (ce qui est certes judicieux en apparence puisque la notion de rigueur connote la contrainte, facilement opposable à la liberté, si ce n'est que la contrainte peut être librement choisie), non seulement on crée une caricature de pensée libre qui est le contraire de ce qu'elle prétend être, mais on la propage et on l'impose à des générations d'élèves. Pour qu'une pensée (pour clarifier, appelons ici "pensée" le résultat de l'opération intellectuelle que nous appellerons "réflexion") soit libre, elle doit :
- reposer sur des informations fiables, vérifiées et suffisantes (ce qui implique déjà une véritable rigueur dans la collecte et la sélection des informations)
- être le fruit d'une réflexion rigoureuse, honnête et exigeante, fondée sur des règles logiques et une approche rationnelle et objective de la question (autant de choses qui impliquent elles aussi une bonne dose de rigueur).
Le problème n'est pas de savoir ce qu'il faut penser (si tant est qu'il y ait une Vérité absolue à imposer universellement !) mais de fournir à un maximum de personnes les outils qui leur permettront de s'approcher autant que possible des vérités, même partielles, même provisoires, dont elles ont besoin, et ce de façon autonome (et pour acquérir cette autonomie, qui n'est pas innée, il faut qu'on nous impose dans un premier temps cette formation à la rigueur).
Si je nie cette exigence de rigueur, ce n'est pas une pensée libre que je construis, bien au contraire.
Sous cette apparence de liberté face aux contraintes ("je refuse de me plier à vos règles et à votre rigueur bourgeoise et fasciste") de la pensée logique, objective et rationnelle (il ne s'agit d'ailleurs pas de prétendre pouvoir accéder à une totale objectivité de pensée, mais de faire le maximum pour s'en approcher, ce qui n'est déjà pas rien !), sous cette apparence de liberté donc, l'individu se retrouve, sans le comprendre ou sans l'admettre, totalement prisonnier de la pensée d'autrui.
Incapable de construire lui-même sa pensée, il est condamné à s'aligner sur celle d'un autre : sa liberté ne consiste même pas à choisir parmi les pensées extérieures celle qui lui convient, puisqu'il est incapable de les évaluer avec la moindre rigueur. Livré aux hasards de l'éducation et des circonstances, soumis à ses pulsions et à ses craintes, à ses conditionnements et à ses impulsions, il peut aussi bien penser "librement" comme Jean-Paul II que comme Lionel Jospin ou comme Jean-Marie Le Pen. Privé de toute véritable formation à la réflexion, il est le sujet idéal de toutes les manipulations, il applaudit le dernier qui a parlé sans avoir compris un traître mot à ce qu'il a dit. Destiné à devenir soit le mouton qu'on mène à l'abattoir, soit la brebis galeuse qui se révolte en vain car elle ignore exactement contre quoi et pour quoi.
Si je peux me contenter de croire sur parole des spécialistes en matière d'astrophysique ou de dinosaures (cf. plus haut), il est des questions trop sérieuses et qui me touchent de trop près pour que je me laisse dicter par d'autres ce que je dois penser, croire, aimer, faire. Or, personne n'ayant la science infuse, il est dans l'intérêt de chaque individu de s'informer sérieusement et surtout d'apprendre à utiliser ces informations dans le cadre d'une réflexion sérieuse et réellement personnelle. Il est des domaines où il est dangereux de se contenter de peu ou de se reposer sur autrui.
Exemple :
Est-il bien raisonnable qu'un aimable zozo incapable de toute réflexion objective puisse claironner sur les ondes son écoeurement face au fisc, non pas face au fisc dans l'absolu, à ses dysfonctionnements, à ses injustices (qui existent), mais au fisc en tant qu'il lui prend ses sous à lui (lui, le zozo) au lieu de se contenter de prendre ceux des autres ? Il est symptomatique que l'individu en question intitule "Ma liberté de penser" ce qui n'est justement que l'expression d'une réaction viscérale, instinctive et totalement irréfléchie. Et il est inquiétant, à une époque où la doctrine ultralibérale menace de plus en plus la relative solidarité garantie par l'Etat et donc par les impôts, que des milliers de gens gagnant leur vie à grand peine achètent en masse le disque d'un chanteur qui geint sur le sort des nantis de son espèce, au lieu d'expliquer audit chanteur à quoi servent (et surtout à quoi devraient servir) les impôts. Simple exemple de liberté de penser, qui n'est que la liberté de raconter n'importe quelle connerie sans avoir à s'épuiser les neurones.
J'assume donc là encore un apparent paradoxe, quitte à passer pour réactionnaire (j'ai l'habitude depuis que les ultralibéraux se font passer pour des progressistes) : la liberté, et en particulier la liberté de la pensée, ne peut s'obtenir que par la rigueur et l'exigence vis à vis de soi-même. On ne forme donc pas des citoyens libres par la permissivité la plus irresponsable mais en leur enseignant la rigueur.
J'ajoute qu'il faut compter sur l'intelligence de nos élèves pour que leur réflexion les conduise à aller sans doute encore plus loin que nous dans la contestation. Tant mieux, du moment que c'est une contestation intelligente, fondée sur une analyse solide. L'enseignant ne doit pas craindre de passer pour un vieux con qu'il faut réfuter et dépasser. Il faut savoir triompher de la tentation démagogique. Notre mission n'est pas d'être aimés mais de former des esprits libres.
NB : Il va de soi que je ne condamne pas les collègues qui ont adhéré de bonne foi à ces doctrines pleines de bonnes intentions et qui tout simplement ont fait modestement confiance aux consignes de leur hiérarchie. Je condamne en revanche l'obstination des théoriciens et des administrations à maintenir des directives pédagogiques aberrantes alors que leurs conséquences néfastes sont depuis des années de plus en plus évidentes. D'ailleurs, peu importe qui je condamne ou pas : vous avez lu ce que j'avais à dire, vous en faites ce que vous voulez en votre âme et conscience.