Penser mieux ne concerne évidemment pas ici le contenu de la pensée mais ses mécanismes. Il ne s'agit pas de définir ce qu'il faut ou non penser mais de se demander par quels moyens chacun peut développer une réflexion à la fois réellement personnelle et relativement fiable (cf. plus bas : Ma liberté de penser).
Le choix du doute : une expression qui sonne mal et ressemble à une contrepèterie.
Le premier pas vers la réflexion consiste donc à rejetter en bloc tout ce qu'on croit vrai, démarche préconisée dans le Discours de la Méthode par Descartes, qui fondera toute la reconstruction de son savoir sur une seule et unique certitude de départ, le célèbre "cogito ergo sum" : la seule chose dont je sois réellement sûr, c'est qu'il existe un truc (que ce truc s'appelle Descartes ou pas, que ça ressemble ou non à ce que je vois dans mon miroir), un truc qui est MOI et dont je suis sûr qu'il existe puisque ce truc, JE, ou ça, est en train de penser. Après avoir débuté cette reconstruction rigoureuse de tout son savoir à partir de la seule chose véritablement certaine, Descartes va déconner complètement en postulant sans la moindre preuve valable l'existence de Dieu. Mais peu importe. Même s'il n'a pas réussi à s'y tenir, la démarche intellectuelle qu'il propose est à la base de toute pensée rationnelle et doit pouvoir nous guider dans nos réflexions si nous nous adonnons à la boisson (et autres) avec plus de modération que Descartes.
Bon, s'il faut repartir à zéro, et tout reconstruire et démontrer point par point, sans jamais pouvoir se contenter de croire sur parole ce que les autres nous disent, ça risque d'être épuisant. Admettons, mais le principe est extrêmement sain et si je ne peux pas me permettre de tout examiner en détail, je peux du moins m'astreindre à ne rien considérer comme certain si je n'ai pas pris la peine de le vérifier.
Si la réponse n'est pas pour moi d'une importance vitale, je peux sans gêne majeure rester dans le doute.
Exemple : je me demande à brûle-pourpoint et à voix haute qui donc a gagné le Tour de France en 1978. Mon cousin Benoît affirme que c'est Bernard Hinault. Comme je n'ai pas une confiance excessive en sa culture, même sportive, je refuse de le croire sur parole. Je pourrais consulter un ouvrage de référence, un site internet, toute source fiable capable de me fournir l'information recherchée. Par prudence, je pourrais même en consulter plusieurs histoire de vérifier qu'elles concordent toutes. Mais finalement, comme je n'en ai strictement rien à foutre de savoir qui a gagné le Tour de France, que ce soit en 1978 ou en 2003, je reste dans le doute et cela ne perturbe en rien mon sommeil.
Quoi qu'il en soit, si je peux choisir d'assumer mon ignorance sur des points que j'estime sans intérêt pour moi (et la masse des informations déversées quotidiennement est telle que je suis bien obligé de faire un tri), je ne peux prétendre à l'honnêteté intellectuelle si je tiens pour vraie une chose que je n'ai pas démontrée.
Les dogmes de la science
Les culs-bénits (qui sont les champions du dogme mais qui, comme tous les hôpitaux aiment à se foutre de la Charité) se plaisent à critiquer le dogmatisme scientifique. Il n'est d'ailleurs pas faux que certains scientifiques soient dogmatiques, car les scientifiques sont des êtres humains, c'est-à-dire, potentiellement, des cons.
En revanche, la science, dans ses principes, est anti-dogmatique et c'est tout ce qui importe. Par nature, la science ne prétend fournir que des vérités partielles, provisoires, susceptibles d'être complétées, nuancées ou même niées du jour au lendemain à la suite d'une nouvelle découverte, et ce pour les siècles des siècles.
Il n'y a donc pas de dogme possible dans l'esprit scientifique, même s'il y a des scientifiques dogmatiques. Il y a certes quelques vérités de base qui risquent assez peu d'être remises en cause, par exemple le fait que 2 + 2 font 4 (encore est-ce là une vérité toute relative, les noms de ces chiffres -- je devrais dire "nombres", mais ce serait moins euphonique -- étant de simples conventions). Mais ce qui importe, c'est que si un jour un mathématicien découvrait (et démontrait par a + b) que 2 + 2 ne font pas 4, la communauté scientifique, hormis quelques vieux cons vendus au patronat, accepterait cette nouvelle vérité.
C'est ce qui fait qu'il n'y a par nature pas de dogme possible dans une démarche scientifique.
Si nous prétendons penser juste, nous devons absolument suivre la démarche scientifique : refuser toute vérité non-démontrée, nous contenter de vérités partielles et provisoires faute de mieux, admettre la place du doute.
Vérité reçue et vérité démontrée
J'appelle dogme toute "vérité" considérée comme incontestable et crue sur parole sans démonstration préalable.
Autre problème donc : celui de la démonstration. Je ne suis bien entendu pas obligé de découvrir une vérité moi-même pour la faire mienne, heureusement. Je dois simplement comprendre pourquoi elle peut être tenue pour vraie. Tout théorème mathématique a été découvert et démontré originellement par un individu. Les suivants se contentent de comprendre et de valider la démonstration. A partir du moment où j'ai compris la démonstration d'un théorème, il m'appartient en quelque sorte comme une vérité que j'ai faite mienne. En revanche, si je n'ai absolument rien compris à la démonstration mais que j'accepte d'y croire parce que je fais confiance au type qui me l'a exposée, alors ce théorème n'est pour moi qu'un dogme, ou pour mieux dire, du pipi de chat.
Ce qui nous montre que ce qui fait le dogme n'est pas seulement la nature de l'affirmation en question mais aussi la façon dont j'y adhère, à savoir par l'action de ma propre intelligence qui s'approprie la démonstration OU par la simple foi naïve. Il est par exemple rassurant de voir beaucoup de gens descendre dans la rue entre deux tours d'élections présidentielles pour s'opposer au FN, mais il est inquiétant de voir que beaucoup s'y opposent sans trop savoir pourquoi, sans comprendre, parce qu'on leur a dit que le FN c'est mal et que par chance ils l'ont cru (jusqu'à quand ?...). Même si l'antifascisme est un dogme positif, il est extrêmement dangereux que ce soit un dogme : d'autant qu'il n'a pas à en être un, son bien-fondé étant aisément démontrable selon les critères humanistes les plus universellement reconnus.
Il ne s'agit donc pas d'opposer vérité scientifique et dogmatisme religieux (par exemple), mais d'opposer deux démarches radicalement différentes. S'il est impossible de démontrer les dogmes religieux pour la simple raison que l'existence de Dieu est indémontrable, il est hélas en revanche possible de croire à une affirmation scientifique sans la comprendre. Or, croire un truc a priori juste sans le comprendre ne vaut pas beaucoup mieux que croire n'importe quelle connerie.
L'attitude dogmatique est un instrument de pouvoir pour celui qui défend un dogme et une manifestation de paresse intellectuelle pour celui qui le suit.
Par essence, le dogme craint.
Bref, tous les dogmes sont inacceptables, sauf évidemment celui que je viens d'énoncer.
NB : Un intellectuel de droite (c'est-à-dire un désoeuvré condamné par ses choix idéologiques à jouer les beaux esprits faute de pouvoir sans rire proposer une pensée tant soit peu humaine) fera immanquablement observer que je suis moi-même un dogmatique puisque je pose comme une vérité incontestable (donc, comme un dogme) qu'aucun dogme n'est acceptable. Je tenais à prendre les devants en assumant ce paradoxe, mais il n'en reste pas moins que l'objection de notre intellectuel de droite ne relève nullement de l'argumentation honnête mais de la simple sophistique puante, le même renversement dialectique qui consiste pour un Jean-Marie Le Pen, ennemi objectif des libertés, à accuser les antifascistes d'attenter aux libertés en voulant l'empêcher de s'exprimer.
Il convient de ne pas rentrer dans ce genre de jeu de cons, car les intellectuels de droite sont sûrs d'y être les plus forts.
Il faut en revanche contraindre les mots à signifier quelque chose au lieu de les laisser tourner à vide en roue libre.
De quelle liberté parle un antifasciste ? De la liberté à laquelle chacun a fondamentalement droit et qui a pour seule limite de ne pas entraver la liberté des autres. Ce dernier point est essentiel pour bien comprendre en quoi la liberté d'expression pose problème dès lors qu'elle s'applique à quelqu'un dont le projet est justement de nuire à la liberté d'autrui. La définition humaniste de la liberté implique une limitation (la liberté d'autrui) dont ne tient absolument pas compte par exemple le libéralisme (qui se gargarise pourtant de ce mot de « liberté »), et encore moins le fascisme. A ce titre, il n'y a donc aucune contradiction entre défendre la liberté et en priver ceux qui veulent la détruire.
De même, la critique des dogmes n'est pas véritablement un de ces dogmes qu'elle condamne. Elle s'oppose à une attitude (consistant à croire sans réfléchir) et ne fixe ce principe (« ne croire aucun dogme ») que comme une démarche nécessaire à la réflexion libre et rigoureuse, démarche opposée à l'attitude dogmatique. Il s'agit peut-être également d'une affirmation posée comme vérité, seulement c'est ici une vérité à laquelle on n'adhère absolument pas sans réfléchir, mais en se disant justement qu'il est dangereux de croire une chose sans la vérifier au préalable (et en laissant notre jugement en suspens si la vérification n'est pas possible).
Il est tellement évident que poser cela comme seul dogme acceptable n'est pas une attitude dogmatique qu'il suffit d'ailleurs de considérer ce qui se passerait si on cessait d'appliquer ce principe : n'importe quel dogmatisme aurait alors justement la voie libre. C'est une technique bien connue des sectes (grandes religions inclues, je ne fais pas de faveur : tous dans le même sac) que de défendre leur propre dogmatisme irrationnel en vitupérant le "dogmatisme" rationnel.