EXTINCTION DE FLAUBERT
" Oui, je commence à être débarrassé de moi et de mes souvenirs. Les joncs qui, le soir, fouettent mes souliers en passant sur la dune, m’amusent plus que mes songeries. Je me suis ici beaucoup resumé et voilà la conclusion de ces quatre semaines fainéantes : adieu, c'est-a-dire adieu et pour toujours au personnel, a l’intime, au relatif. Le vieux projet que j’avais d’écrire plus tard mes mémoires m’a quitté. Rien de ce qui est de ma personne ne me tente. Les attachements de la jeunesse (si beaux que puisse les faire la perspective du souvenir, et entrevus même d'avance sous les feux de Bengale du style) ne me semblent plus beaux. Que tout cela soit mort et que rien n’en ressuscite ! A quoi bon ? Un homme n’est pas plus qu’une puce. Nos joies, comme nos douleurs, doivent s’absorber dans notre œuvre. On ne reconnaît pas dans les nuages les gouttes d'eau de la rosée que le soleil y a fait monter ! Evaporez-vous, pluie terrestre, larmes des jours anciens, et formez dans les cieux de gigantesques volutes, toutes pénétrées de soleil."
Lettre à Louise Colet, 26 août 1853.
21 avril 2006
Survivre, c'est éviter de regarder en bas durant cet exercice de funambulisme qu'est l'existence. Dans cette optique et en filant cette métaphore, on peut supposer que le fait de créer du vide autour de soi (émotionnellement) est un moyen de neutraliser le vertige : pas de véritable conscience de l'espace sans points de repère ... Il doit être beaucoup plus facile d'avancer sur un fil dans un univers totalement blanc.
Reste à savoir si survivre dans le vide présente un quelconque intérêt.
23 mai 2006 - STOCKAGE/EXTINCTION
L'obsession du stockage (des informations, des livres, etc.) est particulièrement malsaine dans un monde où non seulement des techniques modernes le font à notre place mais où, surtout, l'information est devenue surabondante : il est essentiel d'apprendre à sélectionner sous peine de devenir fou.
Parlant de Moby Dick, le philosophe Peter Szendy oppose Noé et Achab, Noé incarnant l'archivage (même s'il n'y a aucune parenté étymologique, la proximité avec l'arche est intéressante), c'est-à-dire l'empilement, la conservation, la préservation, la construction, et Achab incarnant, dixit Szendy, "l'anarchive", c'est-à-dire le refus de conserver, la destruction. Bref, je retrouve ici ces deux pôles que sont stockage (le besoin de tout garder, ne serait-ce qu'en mémoire) et extinction (l'envie de ne rien conserver et de ne laisser soi-même aucune trace de son passage dans un univers dénué de signification).
Le besoin de stockage aussi bien que l'idée d'extinction ont à voir avec l'absolu, avec la totalité, et avec l'idée d'une action possible sur la totalité. Pour le dire plus simplement, ces deux choses ont à voir avec la névrose. La seule attitude saine est évidemment dans le relativisme, l'indifférence accordée à toute idée de totalité, l'attention portée à quelques éléments choisis -- plus ou moins choisis, et si possible avec intelligence.
Illustration de la folie du stockage : vouloir, "par respect" (sic) lire tous les noms du générique final d'un film. Et même : revenir en arrière lorsqu'on n'est pas certain d'avoir bien lu le nom de tel accessoiriste ou celui du vingt-sixième type de la deuxième équipe des effets spéciaux. Et pourquoi pas, par respect pour l'univers, se soucier d'enregistrer visuellement tous les cailloux d'un chemin, toutes les veines du bois d'un meuble,... Il faut revenir à Borges pour trouver de pareils exemples de délires de la totalité, que ce soit dans Funes ou dans l'Aleph, un idéal délirant (ou la fatale réalité dans le cas de Funes) d'exhaustivité, d'épuisement du réel. Un minimum de santé mentale ne saurait reposer que sur un peu moins de "respect" inopportun et un peu plus de sélection ! Là est d'ailleurs le vrai respect : ne pas tout mettre sur le même plan, mais décider d'accorder une importance particulière à quelques personnes, à quelques oeuvres, à quelques souvenirs,...