THE UNOFFICIAL JOHN DOGGETT's BLOG - 2018

 



6 janvier : PEUT-ON RIRE DE TOUT (SOUS CONDITIONS) ?

 A cette question, Pierre Desprogres répondait, dans une émission de radio dont l'invité du jour était Jean-Marie Le Pen : « Oui, on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui. » Le 6 janvier 2018, trois ans après les assassinats qui décimèrent Charlie-Hebdo, mais aussi au cœur de la risible «affaire Tex », Caroline Broué propose sur France Culture une émission sur l'actualité de cette question (lien dans le descriptif).

RIRE AVEC / RIRE CONTRE ?

Elle y cite la réponse de l'humoriste Océane-Rose-Marie (Oshen) : « On peut rire de tout, à condition de savoir le faire avec et non contre. Opposition intéressante, mais à mon avis insuffisante.

Oui, on peut distinguer un comique crétin qui se moque de l'Autre en se sentant supérieur à lui et ce que j'appellerais plutôt l'humour, qui consiste à savoir se moquer de soi-même. Le comique est stupide et rassurant (« Comme je suis formidable et comme les Belges/Femmes/Homosexuels/Juifs/etc sont ridicules ! »). L'humour, lui, est « la politesse du désespoir », une manière de rendre plus supportable une réalité que l'on choisit d'affronter lucidement.

Ma distinction est approximative. L'humour peut aussi se moquer d'un autre que moi.

Mais soit c'est en riant « avec » (je ris de ce qui arrive à X, mais parce que je sais très bien que cela pourrait m'arriver à moi aussi : aucun sentiment de supériorité), soit c'est en riant « contre », mais contre quelqu'un qui justement écrase les autres de sa supériorité. C'est le principe de la satire. On ne se moque pas des puissants parce qu'on se sent supérieur à eux, mais au contraire en réponse à leur domination.

Quand un Jonathan Swift propose ironiquement de manger les enfants des pauvres d'Irlande, il a pour but de dénoncer la pauvreté. Quand un Macron fait une blague abjecte sur les kwassa kwassa, il ne dénonce rien : il se moque du malheur d'un Autre radicalement différent, il n'envisage pas un seul instant que seul le hasard fait que lui, Macron, aurait pu naître ailleurs et être à la place de ces gens qu'il ne perçoit que comme matière à faire ce qu'il croit être un trait d'esprit et qui n'est tout au plus qu'un calembour à la con.

Le bourreau qui se moque de la victime sans défense, c'est du comique, bête et rassurant (« Je suis différent, je ne pourrais pas me retrouver à sa place, je n'envisage même pas cette possibilité car je suis beaucoup trop con pour ça ... »). Celui qui se moque du bourreau, j'en suis désolé pour Oshen, mais non, il ne rit pas « avec » sa victime, il rit bel et bien contre elle, et c'est tant mieux. Et cela nous ramène à la phrase de Desproges : « on ne rit pas avec n'importe qui » et c'est un des plus grands honneurs de l'humoriste que ne pas arracher le moindre sourire à une ordure.

 A CONDITION D'AVOIR DU TALENT ?

Renaud Dély, invité, propose ce critère : « On peut rire de tout, à condition d'être drôle. » Cela semble tout aussi discutable. Autre invitée, Charline Vanhoenacker souligne que la blague de Tex, aussi douteuse soit-elle, était efficace dans sa forme. Inversement, ce n'est pas parce qu'on rit « avec » sa cible qu'on est drôle.

Il faut sans doute distinguer l'efficacité comique et l'intention.

Dieudonné, par exemple, retrouve encore parfois une certaine efficacité comique, vestige de l'époque où son immense talent n'était pas rongé par ce qu'il est devenu.

Mais sur l'intention ...

Quand Desproges parlait des Juifs, c'était pour dénoncer l'antisémitisme.

Quand Dieudonné parle des Juifs, c'est pour le propager.

On est en droit de préférer l'humanisme bougon de Desproges à la haine ricanante de Dieudonné, mais on voit bien l'efficacité comique est une chose, que la grandeur ou l'abjection de l'intention en sont une autre.

Mais évaluer ces choses relève en grande partie d'un jugement subjectif. Tout le monde ne rit pas des mêmes chose. Et ce qui semble abject à l'un peut très bien ravir tel autre.

La vraie question, celle des éventuelles limites de la liberté d'expression, ne peut donc pas se fonder sur des critères aussi subjectifs que « à condition de rire avec » ou « à condition d'avoir du talent ».

QUI FIXE LES LIMITES ?

Ces définitions, tout à fait utilisables par chacun au niveau individuel (j'aime / j'aime pas), me semblent dangereuses si on commence à les ériger en critères légaux, pour justifier un acte de censure, une interdiction, un licenciement, un assassinat de caricaturiste, etc.

Passons sur le talent ! Il se trouvera toujours un grand nombre d'abrutis pour ne rien comprendre à l'humour et au talent quand ils existent. Doit-on se fonder sur leur opinion pour dire si tel ou tel humoriste a le droit ou non de « rire de tout » ? D'ailleurs, dès lors qu'un humoriste se met à rire de ce qu'ils estiment « intouchable », la plupart des gens cesseront de lui trouver du talent …

Quant à « rire contre » ou « rire avec », si le critère est parfaitement clair à mes yeux, en fonction de mes valeurs personnelles (« Rire avec les femmes plutôt que contre elles, bien sûr ! Rire avec Macron plutôt que contre lui ? Et puis quoi encore ??? »), il est lui aussi trop subjectif pour servir de règle collective.

Ici aussi, on trouvera toujours des gens pour ne rien comprendre à l'humour et croire qu'un humoriste qui les défend en maniant l'ironie les insulte.

Rire du terrorisme islamiste ou rire de l'extrême-droite israëlienne, par exemple, c'est bien entendu rire CONTRE ces abjections, et c'est heureux ! Mais il se trouvera toujours des salauds pour manipuler des naïfs et leur faire croire que ces satires visent en réalité tous les musulmans ou tous les juifs.

Bref, évitons ces réponses approximatives susceptibles de donner des armes aux ennemis de la liberté d'expression.

Jugeons plutôt les propos de chacun, humoristiques ou non, talentueux ou non, pour ce qu'ils sont.

Non pas en nous demandant s'il faut les interdire, mais si on y adhère ou si on les combat.

Et dans ce dernier cas, les combattre par des arguments, pas par la censure ou l'assassinat.

 


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